Skip to main content

Full text of "Friedrich Hebbel, dramatiste et critique, lhomme et loeuvre : Maria-Magdalene, tragédie réaliste adaptée a la scène française: Essais critiques: Aphorismes"

See other formats


^'''^^^ÊÊmm:mMm 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/friedrichliebbeldOObast 


® 


1kl  ^/^  ^ 


r 

FRIEDRICH   HEBBEL 


DU    MEME    AUTEUR 


A  LA  MÊME  LIBRAIRIE 
Fénelon,  critique  d'art. 


A  LA  LIBRAIRIE  ACADÉMIQUE  PERRIN 

La  Mère  de  Gœthe,  d'après  sa  correspon- 
dance. 


EN 

lCDDcL,  dramatiste  et  critique 

SiRlA-MAGDALENE, 

3ÉDIE   RÉALISTE   ADAPTÉE   A   LA  SCÈNE    FRANÇAISE 

AÏS  CRITIQUES 
^ORISMES 


La  vie  de  l'homme,  intellectuelle  et  physique, 
est   basée  sur   l'antagonisme   d'une    saine 
assimilation  et  désassimilation.  » 
HEBBEL. 


PARIS 

EMILE  LAROSE, 

ÉDITEUR, 

11,  RUE  VICTOR-COUSIN 

1907. 


INTRODUCTION 


E. 


Friedrich   Hebbel 

L'homme  et  l'œuvre 


Quel  est,  des  écrivains  classiques  de  l'Al- 
lemagne, celui  qui  vous  semble  le  plus  fran- 
çais ?  Joli  sujet  de  dissertation  littéraire, 
question  moins  paradoxale  que  séduisante, 
à  laquelle  on  peut  répondre,  selon  son  tem- 
pérament et  le  point  de  vue  où  l'on  se  place^ 
de  diverse  manière.  Tel  optera  pour  Gœthe, 
humaniste  et  psychologue,  tel  autre  pour 
Schiller,  qui  semble  tout  nourri  d'éloquence 
latine  et  qui  évolua  du  radicalisme  de  Rous- 


VIII  INTRODUCTION 


seau  à  la  philosophie  de  Thisloire  de  Mon-  , 
tesquieu.  Tel  autre  enfin  retiendra  le  nom 
de  Lessing,  qui  unit  au  sentimentalisme  de 
Diderot  la  dialectique  acérée  de  Voltaire. 
Et  même  chez  des  auteurs  de  moindre  génie, 
chez  Klopstock,  chez  Wieland,  on  pourrait 
relever  bien  des  traits,  qui  leur  donnent 
quelque  ressemblance  avec  Chénier  et  Vol- 
taire, ou  Marmontel  et  Lebrun-Pindare. 
Pour  d'autres  écrivains,  plus  proches  de 
nous,  la  comparaison  a  déjà  été  souvent 
faite  :  il  y  a  de  la  gouaillerie  voltairienne 
dans  l'humour  germanique  de  HenriHeine, 
et  dans  ses  lieds,  du  lyrisme  d'ouloureux  de 
de  Musset.  —  Au  reste,  c'est  déjà  beaucoup 
qu'un  tel  problème  puisse  être  posé. 

Il  serait  périlleux  de  retourner  la  ques- 
tion. Et  pourtant,  si  l'on  se  demandait  quel 
est,  des  grands  écrivains  de  l'Allemagne, 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  IX 

celui  qui  se  rapproche  le  moins  des  Fran- 
çais, on  pourrait  assez  naturellement  répon- 
dre :  Friedrich  Hebbel,  et  l'on  serait  d'au- 
tant plus  tenté  de  faire  cette  réponse,  qu'on 
aurait  fréquenté  plus  diligemment  ce  poète. 
Ses  œuvres  dramatiques  incitent  à  le  con- 
naître davantage.  Son  Journal^  si  abondant 
et  curieux,  attire  dans  son  intimité  et  mieux 
on  connaît  l'homme,  plus  il  masque  l'au- 
teur, plus  il  vous  apparaît  singulier,  origi- 
nal, si  «  autre  » ,  qu'il  en  devient  parfois  pres- 
qu'antipathique.  Mort,  il  demeure  ce  qu'il 
fut  dans  sa  vie  :  un  homme  d'abord  peu 
facile.  Mais  ce  ne  sont  point  les  amitiés  les 
moins  sûres  qui  débutent  par  un  sentiment 
de  répulsion.  Un  antagonisme  nettement 
marqué  précède  souvent  une  union  qui  sera 
féconde.  S'il  est  vrai,  que  pour  bien  haïr,  il 
faut  avoir  aimé,  peut-être  n'est-il  pas  faux 


INTRODUCTION 


de  dire  :  que  pour  bien  aimer,  il  faut  avoir 
haï.  Hebbel  ne  cherche  pas  à  capter  les 
bonnes  grâces  du  public,  dont  son  génie  lui 
permet  de  se  passer  ;  il  n'est  point  l'homme 
des  amabilités  salonniôres,  ni  quémandeur 
de  popularité.  Il  est  sincère  jusqu'à  la  témé- 
rité. Aussi  a-t-il  vécu  isolément,  profondé- 
ment. 

Pour  l'époque  à  laquelle  il  vivait,  Hebbel 
a  beaucoup  voyagé  et  son  existence  est  sans 
variété.  Il  a  passé  de  la  misère  plébéienne 
à  la  gloire,  du  besoin  à  l'aisance.  Son  esprit 
s'est  approfondi,  mais  l'homme,  en  lui,  est 
resté  le  même.  Bloc  de  granit  puissant, 
sévère,  que  la  vie  a  balloté  sans  le  briser. 
Gomme  la  plupart  de  ses  héros,  Hebbel  fut 
l'homme  du  soliloque  grandiose,  enfermant 
dans  son  moi  Tintense  contemplation  du 
monde  et  de  l'humanité  par  l'individu.  Il 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XI 

n'y  a  point  de  solution  de  continuité  dans 
sa  vie  :  son  enfance  solitaire,  misérable,  est 
intimement  jointe  aux  suprêmes  années  de 
sa  vie.  Dans  une  des  dernières  œuvres  de 
ce  poète  alors  heureux,  célèbre^  on  retrouve 
oicore  ridée,  qui  fut  la  clé  de  voûte  de  son 
existence  :  «  Vivre  veut  dire  :  être  profon- 
dément solitaire  ».  Il  avait  autrefois  exprimé 
cette  même  pensée  dans  un  symbole  poéti- 
que :  «  Dieux,  je  n'exige  pas  beaucoup  !  Je 
suis  prêt  à  faire  ma  demeure  d'un  coquil- 
lage, mais  je  ne  saurais  y  habiter  que  s'il 
est  roulé  par  l'Océan  ».  v 

Une  existence  étroite,  bercée  par  de  gran- 
des pensées,  par  le  lointain  bruissement  de 
la  mer,  telle  fut  Tenfancc  et  la  jeunesse  de 
Hebbel.  Il  naquit,  le  18  mars  1813,  dans  un 
village  du  Holstein,  à  Wesselburen^  qu'une 
lieue  sépare  de  la  mer  du  Nord.  Le  futur 


I 


XII  INTRODUCTION 


poète,  aine  de  la  famille,  reçut  les  prénoms 
de  Christian  Friedrich,  que  portent  alterna- 
tivement les  rois  du  Danemark, dont  le  duché 
de  Holstein  faisait  alors  partie.  La  bourgade 
où  était  né  Friedrich  Hebbel,  se  trouve  dans 
la  Dithmarsch  (Marche  Teutonne).  Ce  petit 
pays  a  joué  à  plusieurs  reprises,  au  moyen- 
àge  et  à  l'époque  moderne,  un  certain  rôle. 
La  race  bas-saxonne,  d'où  sont  issus  ses 
habitants,  s'y  est  maintenue  dans  une  assez 
grande  pureté.  Pendant  longtemps,  les  gens 
de  la  Dithmarsch  ne  se  mariaient  guère 
qu'entr'eux.  Ils  formaient  une  grande  fa- 
mille et  les  caractères  de  la  race  ne  pou- 
vaient ainsi  que  s'accentuer.  Grands,  blonds, 
durs  à  la  peine,  ils  ont  gardé  de  leurs  lut- 
tes contre  la  mer  une  humeur  batailleuse, 
une  opiniâtreté  sévère.  La  marche  fertile 
qu'ils  habitent,  ils  l'ont  lentement,  patiem- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  Xlll 

ment  conquise  ;  ils  ont  forcé  l'océan  à  bat- 
tre en  retraite.  Aussi  aiment-ils  d'un  jaloux 
amour  leur  terre,  leur  plaine,  leurs  prairies 
vertes,  bordées  d'un  côté  par  les  bas-fonds 
sablonneux  où  brille  la  mer,  de  l'autre  par 
la  ligne  bleuâtre  des  collines,  où  jadis  les 
vagues  déferlaient.  Les  canaux,  les  digues, 
les  monticules,  élevés  artificiellement  pour 
y  bâtir  des  maisons,  des  villages,  rompent 
la  monotonie  du  paysage.  Ces  Saxons  habi- 
tués à  lutter  contre  les  éléments,  forcés  par- 
fois d'en  subir  les  colères  dévastatrices,  ont 
souvent  secoué  le  joug,  quel  qu'il  fut,  qui 
voulait  les  contraindre.  Individualistes,  ils 
ont  de  bonne  heure  atteint,  ou  plutôt  recou- 
vré, une  sorte  d'autonomie  et  formé  comme 
une  république,  qui  s'administrait  librement 
avec  un  conseil  élu.  Gomme  ils  tenaient  à 
leur  ancienne  liberté,  les  habitants  de  la  pro- 


XIV  INTRODUCTION 


vince  gardaient  soigneusement  leurs  tradi- 
tions, coutumes  et  costumes.  Après  avoir 
repoussé  assez  violemment  la  Réforme,  ils 
ont  fini  par  l'embrasser  et,  à  l'heure  actuelle, 
il  n'y  a  dans  la  Dithmarsch  ni  catholiques, 
ni  Israélites.  Hebbel  est  donc  d'un  pays  où 
non  seulement  la  race,  mais  aussi  le  carac- 
tère germanique  est  resté  indemne  de  croi- 
sements. Le  poète  est  redevable  au  sol  natal 
de  son  génie  et,  si  certains  talents  lui  firent 
décidément  défaut,  c'est  qu'il  demeura  avec 
orgueil,  avec  énergie,  avec  courage,  l'en- 
fant de  la  Marche-Teutonne. 

Le  père  de  Hebbel  était  maçon,  sa  mère 
allait  en  journées.  Ils  gagnaient  pénible- 
ment leur  vie.  Un  hasard  aggrava  leur  pau- 
vreté. Ils  furent  forcés  de  vendre  la  petite 
maison  où  était  né  le  futur  poète.  Le  père, 
d'esprit  étroit,  hypocondriaque,  trouvaitque 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  XV 

les  jeux  enfantins  étaient  un  crime,  repro- 
chait à  ses  fils  leur  appétit.  Friedrich  gâchait 
mal  le  mortier;  son  père  le  détestait.  Pour- 
tant, cet  homme  somhre,  aigri  par  la  pau- 
vreté que  son  peu  d'habileté  l'empêchait  de 
surmonter,  aimait  les  cantiques  et  les 
poésies.  Dans  la  bourgade,  il  avait,  comme 
diseur  de  contes,  certain  renom.  C'est  lui, 
sans  doute,  qui  donna  de  bonne  heure  à 
Friedrich  ce  penchant  à  la  mélancolie  et  au 
fantastique  macabre,  qu'il  gardera  toujours. 
La  mère  avait  apporté  en  ménage  quelque 
argent.  Dans  ces  classes  d'artisans,  la  femme 
est  d'ordinaire  plus  intelligente,  moins  pri- 
mitive que  le  mari.  Elle  avait  des  colères 
soudaines  —  comme  son  fils  aîné  —,  mais 
elle  oubliait  et  pardonnait  vite.  Bien  sou- 
vent, elle  défendit  Friedrich  contre  son  père 
qui  haïssait  les  paysans  trempés  dans  Fen- 


Wè^ 


XVI  INTRODUCTION 


cre  et  qui  faisait  son  possible  pour  empêcher 
que  son  fils  n'allât  à  Técole.  Elle  s'interpo- 
sait et  recevait  les  coups  que  le  père  avait 
destinés  à  son  fils.  Le  11  novembre  1827, 
femme  et  enfants  furent  enfin  délivrés  de 
ce  père  qui,  quelques  jours  avant  sa  mort, 
terrifiait  une  dernière  fois  son  fils  Frie- 
drich. 

Après  avoir,  durant  deux  années,  fré- 
quenté une  petite  école  maternelle,  Hebbel 
fut  pendant  huit  ans,  de  1819  à  1827,  Félève 
du  maitre  d'école  de  Wesselburen.  Le 
régent  n'était  sans  doute  pas  un  très  grand 
clerc,  mais  c'était  un  brave  homme.  Il 
apprit  à  Friedrich  l'emploi  précis  et  exact 
des  mots  ;  c'était  déjà  beaucoup.  Il  lui  prêta 
des  livres  et  l'adolescent  put  lire  les  poètes 
élégiaques  de  la  fin  du  xvni^  siècle  ;  et,  sur- 
tout,   une    des     premières    lectures    dont 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XVII 

Hebbellui  est  redevable,  fut  celle  de  Don 
Quichotte. 

A  ces  livres  profanes  il  faut  ajouter  la 
Bible,  dont  Friedrich,  comme  tous  les  écri- 
vains allemands,  fut  nourri.  La  religion  fut 
une  des  joies  de  son  enfance.  Enfant  du 
peuple,  il  lui  dut,  comme  tous  les  gens  du 
peuple,  ses  premières  sensations  d'art,  peut- 
être  même  ses  premières  sensations  cons- 
cientes. L'église  est  le  musée  du  pauvre; 
l'architecture,  la  musique,  la  poésie  lui  y 
sont  révélées.  Hebbel  a  retracé  plus  tard, 
avec  amour,  ces  premières  sensations  du 
dimanche,  lorsque,  fermant  les  yeux  dans 
B  la  vaste  église,  calme  au  milieu  des  ancê- 
tres qui  reposent  dans  leur  tombe,  il  atten- 
dait Dieu.  Cette  poésie  :  Le  Dimanche  du 
petit  gars,  est  une  de  ses  plus  naïves  et  Tune 
de  ses  plus  belles. 


XVIII  INTRODUCTION 


La  mort  du  père  avait  laissé  la  petite 
famille  dans  un  extrême  dénuement.  L'ex- 
cellent magister  procura  au  fils  aîné  une 
place  de  saute-ruisseau  chez  le  bailli  de  la 
bourgade.  Friedrich  n'était  pas  payé,  mais 
il  avait  le  toit  et  le  vivre,  et,  de  loin  en  loin, 
une  défroque  de  son  patron.  11  a  été  con- 
firmé en  1828.  Cet  acte  clôt,  dans  les  pays 
du  Nord,  l'enfance  plus  tardive  qu'ailleurs. 
Friedrich,  il  est  vrai,  avait  mûri  plus  préco- 
cement que  ses  camarades  ;  car,  dès  long- 
temps, le  génie  qui  reposait  en  lui,  avait  été 
éduqué,  comme  on  disait  jadis,  à  l'école  de 
la  pauvreté,  la  seule  qui  lui  ait  été  vraiment 
profitable,  et  dont  il  dira  par  la  suite  : 
«  qu'elle  affine  lorsqu'elle  n'émousse  pas  ». 

Quels  sont  les  enseignements  que  lui 
donna  la  pauvreté  ?  Quelles  traces  laissa  en 
lui  cette  enfance  miséreuse? 


hebbi':l,  l  homme  et  l  oeuvre        xix 

La  faculté  maîtresse  de  son  esprit,  comme 
eût  dit  Taine,  ou  si  Ton  veut  des  mots  plus 
ambitieux  :  sa  philosophie  ;  sa  façon  de  con- 
cevoir le  monde  sous  un  aspect  antithéti- 
que, ou,  pour  user  de  termes  plus  scolasti- 
ques  :  son  dualisme.  A  quatre  ans,  Télève  de 
l'école  enfantine  est  comme  frappé  du  vio- 
lent contraste  qu'il  y  a  entre  riches  et  pau- 
vres et  cette  impression  s'efifacera  d'autant 
moins  qu'il  en  aura  souffert  davantage.  Le 
contraste  qu'il  y  a  entre  ses  parents  a  dû, 
forcément,  s'imposer  aussi  de  bonne  heure 
à  son  esprit.  Ses  premières  lectures  ne  font 
que  fortifier  cette  habitude  de  considérer 
les  choses  sous  un  double  aspect.  Avec  Don 
Quichotte  et  Sancho,  les  maigres  et  les  gras, 
il  voit  le  contraste  de  l'idéalisme  et  du 
réalisme.  La  Bible  le  pénétre  des  grands 
contrastes  moraux  :  Dieu  et  le  Malin,  le  Bon 


XX  INTRODUCTION 


et  le  Mauvais  ;  et  tout  le  dualisme  des  Ecri- 
tures, —  Tancien  et  le  nouveau  Testament, 
le  Créateur  et  la  créature,  le  Ciel  et  la  Terre, 
l'Enfer  et  le  Ciel,  la  vie  qui  prépare  à  la 
mort,  la  mort  qui  ouvre  la  vie,  Adam  et  Eve, 
l'homme  et  la  femme,  Jésus-Christ  :  Dieu  et 
homme,  les  anges  et  les  démons  —  tous  ces 
contrastes  s'emparent  de  son  esprit  qu'ils 
obsèdent.  La  religion,  l'église,  Thabituent  à 
opposer  toujours  la  vie  à  la  mort.  Le  cime- 
tière qui  entoure  le  temple,  semble  lui  avoir 
donné  plus  tôt  qu'à  un  enfant  ordinaire  le 
frisson  de  la  mort.  Son  imagination^  nourrie 
par  les  récits  de  la  Bible  et  par  les  contes 
qui  disent  les  luttes  des  ancêtres  batailleurs, 
fermente  et  bouillonne.  Il  oppose  aujour- 
d'hui à  autrefois.  Tout  ce  qui  est  lointain, 
autre  que  la  petitesse  actuelle,  l'attirera  tou- 
jours irrésistiblement.  Tous  les  éléments  de 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XXI 

son  imagination  puissante,  mélancolique, 
macabre,  baroque,  peuvent  s'expliquer  par 
les  hantises  de  son  enfance  ;  tout  cela  a  dû 
se  graver  profondément  dans  le  cerveau 
S^  robuste,  vierge  de  toute  éducation,  de  cet 
homme  qui  restera,  jusqu'à  sa  mort,  auto- 
didacte. Grand  poète,  il  ne  sera  jamais  ni 
homme  de  lettres,  ni  homme  du  monde,  ni 
homme  de  science.  On  n'est  point  seule- 
ment autodidacte  en  fait  d^instruction  ;  on 
peut  l'être  aussi,  comme  Hebbel,  de  la  vie, 
de  la  nature,  de  Tart.  Cela  explique  pour- 
quoi le  caractère  spécifique  qu'a  toute 
œuvre  d'art,  est  si  marqué  chez  Hebbel, 
que,  dans  tous  ses  ouvrages^  on  reconnaît, 
dès  Tabord,  sa  griffe. 

Les  images  et  les  similitudes  qu'emploie 
un  auteur  nous  révèlent  surtout  sa  person- 
nalité :  elles  montrent  vraiment  la  réfraction 


XXII  INTRODUCTION 


de  Funivers  à  travers  un  tempérament,  le 
subjectivisme  de  l'écrivain.  Certains  tropes, 
certaines  métaphores  reviennent  forcément 
plus  fréquemment  que  d'autres  sous  la 
plume  de  l'auteur.  Ils  sont  comme  les  gestes 
habituels  de  son  style,  parfois  même  comme 
des  mouvements  nerveux^,  involontaires* 
Hebbel  a  ainsi  gardé  de  son  enfance  un 
certain  nombre  de  comparaisons  familières 
et  qu'il  répète  à  satiété.  Il  oppose  les  lettres 
de  Talphabet  aux  mots,  les  mots  aux  paroles, 
les  paroles  aux  phrases,  et  exécute  là-dessus 
de  nombreuses  variations.  On  sent  que  les 
premiers  rudiments  ont  dû  étonner  le  fils  du 
maçon  :  les  mystères  de  la  pensée  écrite  par 
des  signes,  et  devenant  instruments  de  bien 
ou  de  mal.  L'enseignement  religieux  lui 
fournit  les  variations  sur  les  dix  commande- 
ments, contre  lesquels  certaines  gens  p^- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE         XXIII 

chent  en  bloc;  sur  les  dix  commandements 
auxquels  on  pourrait  en  ajouter  un  onzième  ; 
sur  les  dix  commandements  opposés  aux 
lois.  Assez  souvent  aussi^,  il  fait  un  emploi 
métaphorique  du  barbier  et  de  son  office, 
et  cet  artisan,  qui  joue  et  jouait  surtout  un 
certain  rôle  au  village,  lui  fournit  quelques 
allusions  macabres,  un  sujet  de  nouvelle. 
L'écho  des  luttes  populaires,  violentes,  se 
perçoit  aussi  souvent  dans  ses  œuvres, 
dont  les  héros  se  crachent  trop  fréquem- 
ment à  la  face.  Hebbel  aime  à  faire  couler 
leur  sang,  ou  tout  au  moins  à  leur  en  faire 
parler,  à  leur  faire  dire  qu'ils  boiraient  le 
sang  de  leur  ennemi.  Ils  boivent  beaucoup, 
parlent  beaucoup  d'ivresse.  Le  sang,  aussi 
bien  que  le  vin,  les  enivre.  Ils  ont  tous  une 
sorte  d'admiration  pour  le  vin,  qui  donne 
les  rêves  ardents  ;  ils  vantent  sa  couleur,  ses 


XXIV  INTRODUCTION 


rubis.  Pour  eux,  ce  n'est  pas  certes  une 
boisson  vulgaire,  c'est  une  liqueur  pré- 
cieuse. On  retrouve  dans  tous  ces  passages 
où  le  vin,  l'ivresse,  le  sang,  servent  à  ani- 
mer des  métaphores,  un  souffle  plébéien  et 
naïf.  Involontairement,  on  revoit  le  village 
natal  du  poète,  les  ivresses  dont  le  peuple 
ne  laisse  pas  d'être  fier,  et  qu'il  recherche 
pour  se  distraire  de  la  vie  pitoyable  ;  on 
songe  que  le  vin  y  était  cher  et  rare.  Et  si 
parfois  ses  personnages  sont  un  peu  loqua- 
ces, c'est  que  la  divine  liqueur  leur  a  délié 
la  langue  et  qu'ils  sont  étonnés  et  charmés 
de  pouvoir  enfin  exprimer  ce  que  la  misère 
tint  si  longtemps  renfermé  dans  leur  poi- 
trine. Il  y  a  aussi  dans  sa  façon  de  parler 
de  la  mort^  quelque  chose  de  brutal,  de 
populaire  (ou  si  l'on  veut,  de  médiéval), 
qui  sent  le  cimetière.  L'idée  de  la  mort  le 


HEBBEL,    L  HOMME   ET   L  OEUVRE  XXV 

hante,  comme  de  grands  esprits  d'une  cul- 
ture plus  classique,  comme  Montaigne, 
comme  Shakspere  ;  mais  il  ne  Toppose  pas 
seulement  à  la  vie  ;  il  ne  tire  pas  seulement 
de  la  considération  d'une  tête-de-mort  des 
réflexions  philosophiques  ou  morales.  Il 
insiste  sur  la  hideur  de  la  décomposition  et 
ne  tarit  pas  en  détails  naturalistes,  qui 
exagèrent,  avec  une  sorte  de  rage,  la  scène 
des  fossoyeurs  de  Hamlet.  Les  «  vers  » 
I  fourmillent  dans  les  œuvres  de  Hebbel,  qui, 
dans  la  vie,  en  avait  une  horreur  instinc- 
tive. 

Les  comparaisons  que  Hebbel  emprunte 
à  la  nature,  sont  peu  nombreuses  et  gardent 
{)resque  toujours  un  caractère  abstrait.  Celle 
qui  revient  le  plus  souvent,  est  l'antithèse  de 
l'arbre  et  de  la  feuille,  de  la  feuille  et  du 

fruit,  de  l'arbre  et  du  fruit,  de  la  fleur  et  du 

b 


XXVI  INTRODUCTION 

fruit,   l'arbre   immobile,    la   feuille    vaga- 
bonde, l'arbre  ne  jouissant  pas  de  son  fruit. . . 
La    nature    si    curieuse    qui    entoure    son 
enfance,  a  fait  une  impression  indélébile  sur 
son  tempérament,  elle  ne  lui  a  pour  ainsi 
dire  pas  donné  d'impressions  conscientes. 
La  culture  du  sentiment  artistique,  la  culture 
artistique  manquait  autour  de  lui.  Personne 
ne  lui  disait  :  c'est  beau.  Personne  ne  lui 
montrait  un  tableau,   une  gravure  en  lui 
disant  :  c'est  beau  ;  c'est  la  nature  revécue 
par  l'art.  Il  a  fallu  que  lentement,  il  apprit 
à  ouvrir  les  yeux,  à  regarder  ce  qu'il  voyait, 
lui  qui,  d'instinct,  sut  prématurément  regar- 
der en  lui-même.  Il  n'y  a  pas  de  paysages 
dans  ses  œuvres,  on  n'y  trouve  guère  que 
quelques    courtes    descriptions,    quelques 
notations,  quelques  effets  de  lumière,  et  cela 
assez  tardivement,  Il  s'est  parfois  ressou- 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE       XXVIl 

venu  du  paysage  où  il  vécut  ses  premières 
années,  et,  très  justement,  il  l'a  peint  tout 
en  ciel,  avec  de  lourds  nuages  qui  viennent, 
lentement,  de  la  mer.  Hebbel  a  su,  du  reste, 
très  bien  voir  et  symboliser  les  nuages. 

Hebbel  passa  huit  années,  de  18*28  à  1835, 
au  service  du  bailli  de  Wesselburen,  dans 
une  position  subalterne,  au  milieu  de  pro- 
miscuités qui  lui  répugnaient  d'autant  plus 
qu'il  prenait  davantage  conscience  de  son 
talent  et  de  sa  vocation.  C'est  proprement  le 
temps  de  son  adolescence,  où  son  esprit 
croît  en  même  temps  que  son  corps.  Son 
maître  était  fat,  revêche,  le  traitait  en 
domestique,  et  pourtant  il  rendit  au  jeune 
poète  un  signalé  service  :  il  lui  prêta  des 
livres. 

Hebbel  lit  Klopstock,  Lessing,  Wieland, 
Schiller,  Goethe,  Henri  de  Kleist,  Hofimann 


XXVIII  INTRODUCTION 


et  quelque  peu  Shakspere.  Avec  la  ferveur 
de  l'autodidacte,  le  peu  qu'il  lit,  il  le  lit  pro 
fondement.  Il  s'assimile  ce  qui  est  conforme 
à  la  tendance  actuelle  de  son  génie,  le  pathé- 
tique de  Klopstock,  la  tragique  rhétorique 
de  Schiller,  la  dialectique  dramatique  de 
Kleist,  le  fantastique  de  Hoffmann. Son  esprit 
réagit  très  naturellement.  Les  premières 
œuvres  qu'il  écrit,  poèmes  lyriques  ou  didac- 
tiques, nouvelles,  trahissent  nettement  Fin- 
fluence  de  ces  lectures.  On  y  trouve  déjà  du 
reste  une  amertume  un  peu  prosaïque  et  rude 
qui  lui  est  propre.  Il  n'est  pas  encore  assez 
mûr  pour  recevoir  de  Goethe  une  impression 
durable.  Les  feuilles  de  la  province  impri- 
ment ses  poésies,  ses  contes  :  Hebbel  joue 
maintenant  dans  sa  ville  natale  un  certain 
rôle.  Il  fonde  de  petits  cercles  littéraires  et 
théâtraux,  et  remplit  congrùment  son  rôle 


HEBBEL,    l'homme   ET    l'oEUVRE        XXIX 

de  très  jeune  poète.  Son  aspect  est  singulier. 
Il  chante  en  vers  élégiaques  les  élues  de  son 
cœur,  en  général  plus  âgées  que  lui,  déplore 
le  trépas  d'abord  imaginaire,  puis  authen- 
tique, de  celles  dont  il  se  fait  le  chevalier 
servant.  Autour  de  lui  gravitent  un  certain 
nombre  de  ses  camarades,  avec  qui  il  a  tôt 
fait  de  se  brouiller;  car  il  est  colérique  et 
souffre  mal  la  contradiction.  Plus  il  grandit, 
plus  il  se  sent  mal  k  l'aise  dans  ce  milieu 
où  il  n'est  pas  compris.  Au  tribunal,  il  voit 
de  près  les  plus  laids  côtés  de  la  vie  ;  un 
désir  mélancolique,  de  jour  en  jour  plus 
exigeant,  s'empare  de  lui.  Il  voit  le  monde, 
comme  toujours,  dans  une  antithèse.  La 
mesquinerie  de  son  existence  actuelle  fait 
à  ses  yeux  le  plus  éclatant  contraste  avec 
l'immensité  de  ce  qui  est  hors  du  finage  de 

Wesselburen.  Le  village  natal  lui  est  deve- 

b. 


XXX  INTRODUCTION 


nu  une  sorte  de  prison,  d'où  il  faut  qu'il 
sorte  enfin,  pour  aller  à  sa  destinée.  Dans 
les  derniers  temps  de  son  séjour  dans  la 
Dithmarsch,  Hebbel  a  lu  une  ballade  de 
Uhland,  la  Malédiction  du  Chanteur,  qui  a 
été  pour  lui  une  révélation.  En  lisant  cette 
œuvre  d'un  réalisme  artistique,  plein,  objec- 
tif, Hebbel  découvrit,  comme  il  le  dit  lui- 
même  :  que  «  le  poète  doit  tirer  sa  création 
poétique  de  la  nature  ;  il  doit  puiser  dans  la 
nature  et  non  pas  y  porter  la  création  de  son 
moi.  La  nature  doit  être  son  point  de  départ 
et  non  pas  son  point  d'arrivée  ». 

La  directrice  d'un  journal  de  modes  et 
littérature,  à  Hambourg,  avait  accueilli  un 
certain  nombre  d'œuvres  du  poète.  Elle  fît 
une  collecte  en  faveur  de  Hebbel  qui  l'in- 
téressait; et  le  jeune  homme  quitta,  sans 
regret,  la  terre  natale    «  dont  les  mottes 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE        XXXI 

collaient  aux  pieds  ».  Il  arrivait  à  Ham- 
bourg le  23  mars  1835.  Les  années  déci- 
sives de  la  jeunesse  adulte  commençaient. 
Bien  décidé  à  acquérir  l'immortalité,  il 
entreprit  la  rédaction  de  ce  Journal,  où  il 
consignera  jusqu'à  sa  mort,  comme  il  le 
dit  exactement,  des  :  Réflexions  sur  le 
Monde,  la  Vie  et  les  Livres  et  principale- 
ment sur  moi-même.  En  écrivant  les  pre- 
mières lignes  de  ces  mémoires,  Hebbel 
songe  à  Timmortalité,  et  à  ses  futurs  bio- 
graphes. Il  les  rédige  donc  peu  ou  prou  pour 
le  public.  Gela  n'empêche  point  que  nous 
Ty  voyons  dans  son  intimité,  dans  son 
déshabillé.  Il  s'y  montre  avec  sincérité. 
Sans  doute  il  jette  de  temps  en  temps  un 
coup  d'œil  à  la  glace.  Mais  il  a,  néanmoins, 
le  courage  méritoire,,  et  bien  rare,  au  dire 
de  Montaigne  et  de  La  Rochefoucauld,  de 


I 


XXXII  INTRODUCTION 


dire  assez  résolument  du  mal  de  son  cœur, 
et  de  n'en  presque  jamais  dire  de  son  esprit. 
Il  est  orgueilleux,  mais  avec  virilité,  sans. 
la  moindre  coquetterie. 

Le  but  de  soii  séjour  à  Hambourg  était 
la  préparation  à  l'examen  qui  correspond  au 
baccalauréat  français.  Il  se  met  au  latin,  sans 
enthousiasme,  et  instruit  son  jeune  répéti- 
teur —  un  camarade  —  plus  qu'il  n'est, 
instruit  par  celui-ci.  Si  Hebbel  n'apprend 
guère  la  langue  de  Cicéron  et  de  Virgile, 
du  moins  son  maitre  apprend-il,  au  com- 
merce de  son  élève,  à  considérer  sérieuse- 
ment les  questions  d'esthétique.  Dans  cer- 
tain cénacle  littéraire  de  la  grande  ville 
hanséatique,  Hebbel  est  un  critique  dont 
on  écoute  avec  intérêt  les  dissertations 
originales.  A  Hambourg,  comme  ailleurs, 
Hebbel  est,  et  demeure  grand  liseur.  Il  lit 


HEBBETi,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE     XXXIII 
»       '       '        '  '  I  I '  ' 

le  vieux  chant  épique  des  Niebelungen, 
dont  il  fera,  vingt  ans  plus  tard,  l'objet 
du  dernier  drame  qu'il  ait  achevé.  Il  lit 
Byron,  poète  dangereux  pour  un  esprit 
encore  mal  affermi.  Hebbel  le  relira  sou- 
vent, le  brûlant  et  l'adorant  tour  à  tour. 
Sa  verve  poétique,  cependant,  ne  tarit  pas  : 
il  écrit  des  poèmes  lyriques,  et  un  conte  i 
Le  Barbier  La  Tremhlotte  (Barbier  Zitter- 
lein),  qui  est  imprimé  dans  le  Journal  de 
la  Minuit.  Le  fantastique  macabre,  sarcas- 
tique,  de  ce  récit  s'accorde  assez  bien  avec 
l'état  du  poète  pendant  ce  premier  séjour 
à  Hambourg.  Sa  fierté  souffre  de  cette  vie 
de  boursier,  forcé  d'aller  diner  tantôt  chez 
l'un,  tantôt  chez  l'autre  de  ces  gens  qui  se 
sont  engagés  à  lui  donner,  à  jours  fixes,  un 
repas.  Des  amitiés  douteuses,  des  brouil- 
les, des  calomnies  achèvent  de  lui  rendre 


XXXIV  INTRODUCTION 


le  séjour  insupportable.  Il  y  avait  à  peine 
un  an  qu'il  était  à  Hambourg,  que  Hebbel 
se  résolvait  à  aller  suivre  les  cours  de  T  Uni- 
versité de  Heidelberg'.  Une  dernière  fois 
il  va  revoir  sa  mère  au  pays  natal.  Puis  il 
se  dirige  vers  la  romantique  ville  du  Pala- 
tinat,  avec  deux  camarades.  Il  fait  le  trajet 
à  pied,  parce  qu'il  n'a  pour  tout  pécule 
que  deux  cent  trente  marks,  et  aussi  parce 
que  ces  pérégrinations  pittoresques  étaient 
alors  fort  à  la  mode  —  elles  le  resteront 
longtemps  encore  —  chez  les  étudiants. 
Les  trois  compagnons  passent  par  Bruns- 
wick, Goettingue,  Gassel  et  Francfort.  Quel- 
ques jours  avant  Pâques,  en  1836,  ils  sont 
à  Heidelberg. 

L'événement  le  plus  décisif  de  cette  année 
passée  à  Hambourg  avait  été  l'amour  d'Elise 
Lensing  pour  Hebbel.  Cette  femme  jouera 


HEBBEL,    LHOMMK    ET    L  OEUVRE       XXXV 

un  rôle  important  dans  la  vie  du  poète  ;  le 
poète  jouera  dans  la  vie  d'Elise  un  rôle  plus 
important  encore.  La  directrice  du  journal 
de  modes,  grâce  à  qui  Hebbel  avait  pu  venir 
à  Hambourg,  avait  loué  chez  cette  jeune 
femme  une  chambre  à  son  protégé.  Frie- 
drich avait  vingt  deux  ans,  Elise  trente- 
deux.  C'était  un  contact  dangereux  que 
celui  de  cet  homme  absolu,  ardent,  qui, 
jusque-là,  n'avait  connu  que  tour  à  tour  les 
deux  pôles  de  l'amour  :  sentimental,  litté- 
raire ;  ou  physique,  brutal,  et  de  cette 
jeune  fdle  sans  doute  moins  naïve  que  lui. 
Les  biographes  du  poète  assurent  qu'elle 
n'élait  point  belle  ;  à  quarante  ans,  après 
qu'elle  eut  eu  plusieurs  enfants,  après  que 
Hebbel  lui  eut  causé  bien  des  déboires, 
après  qu'il  lui  eut  aussi  donné  les  plus  belles 
heures  d'orgueil,  d'amour,  de  dévouement 


XXXVI  INTRODUCTION 


de  sa  vie,  il  semble  assuré  qu'elle  était  flé- 
trie et  maladive,  mais,  en  1835,  Elise  était 
en  plein  épanouissement  de  cette  jeunesse, 
qui,  chez  les  Allemands  du  Nord,  est  moins 
précoce  que  dans  les  peuples  du  Midi.  Si 
elle  était  sans  beauté,  peut-être  était-elle 
séduisante,  au  moins  pour  Hebbel,  qui  vivait 
près  d'elle.  Elise,  en  outre,  n'était  pas  sans 
instruction  ;  elle  avait,  semble-t  il,  subi, 
elle  aussi,  l'épreuve  du  malheur  ;  il  lui 
restait  un  petit  patrimoine.  Les  mauvaises 
langues  clabaudèrent.  Hebbel  fut  forcé  de 
changer  de  logement.  Pendant  longtemps 
la  tradition  voulait  qu'Elise,  durant  ce  pre- 
mier séjour  du  poète  à  Hambourg,  n'ait 
point  été  encore  sa  maîtresse.  Le  caractère 
du  poète,  son  impérieuse  volonté ^ui  allait 
toujours  jusqu'aux  dernières  conséquences, 
la  détresse  morale  dans  laquelle  il  se  trou- 


HEBBEL,  L  HOMME  ET  L  OEUVRE      XXXVII 

vait,  les  trahisons  de  ses  amis,  ce  désir 
d'autodidacte  de  s'assimiler  ce  dont  il  avait 
besoin,  ce  qui  lui  était  nouveau,  d'en  faire 
sa  proie,'  cette  attirance  de  la  passion  et  de 
la  souffrance  pour  son  cœur  novice,  et  la 
souveraine  bonté  d'Elise,  son  besoin  de  se 
sacrifier^  sa  folie  de  dévouement,  son  désir 
d'être  la  chose  de  celui  qu'elle  admire  et  qui 
est  beau,  malheureux;  certains  poèmes  du 
poète  à  cette  époque,  les  lettres  souvent  im- 
pératives,  humiliantes,  qu'il  écrira  à  la  jeune 
fille,  cet  amour  qui  parfois  sent  déjà  la  haine, 
tout  dit  :  après,  et  non  pas  :  avant  ;  tout  con- 
firme l'hypothèse  contraire.  Si  les  mots  n'ont 
pas  perdu  leur  valeur  habituelle,  ce  passage 
d'une  lettre,  que  Hebbel  écrivait  de  Munich 
à  Elise,  semblera  assez  probant  :  «  Les  rela- 
tions qui  existent  entre  nous  sont  fondées 
sur  un  roc  moral^  sur  l'estime  réciproque  ; 


XXXVIII  INTRODUCTION 


si  rivresse  des  sens  s'en  est  mêlée,  nous 
n'avons  pas  à  le  regretter  ;  car  c'était  natu- 
rel, et  même,  dans  notre  situation,  inévi- 
table ;  mais  nous  regretterons  encore  moins 
que  cette  ivresse  soit  passée  ». 

Les  quatre  mois  de  séjour  à  Heidelberg 
ne  furent  pas  stériles.  Hebbel  poursuit,  il 
est  vrai,  ses  lectures  dangereuses  ;  l'bu- 
mour  subjective  à  l'excès  de  J.  P.  Richter 
le  séduit  et  la  verve  sarcastique  de  Bœrne. 
Mais,  déjà  mûri,  illitGœthe  avec  une  sympa- 
thie croissante,  et,  parallèlement,  il  épèle  la 
nature  ;  il  commence  à  la  voir,  et  à  l'admi- 
rer selon  sa  façon  coutumière  :  par  antithèse. 
La  première  impression  que  fait  sur  lui  le 
paysage  --  romantique,  mais  agréable  —  de 
Heidelberg,  est  mauvaise.  Ce  premier  mou- 
vement instinctif,  ce  soubresaut  de  sa  per- 
sonnalité fortement  originale  se  reproduira  à 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE      XXXIX 

son  arrivée  à  Copenhague,  à  Paris...  Quoi, 
n'est-ce  que  cela  ?  Où  il  pensait  trouver  des 
montagnes  colossales,  des  géants  escaladant 
le  ciel,  il  aperçoit  des  collines  ombreuses^ 
délicieusement  accessibles,  baignées  par  le 
mince  ruban  du  Neckar.  Et,  par  contraste, 
il  a  pour  la  première  fois  la  vision  et  la  nostal- 
gie esthétique  de  la  Dithmarsch  ;  il  éprouve 
ce  qu'il  y  a  d'absolu  dans  la  beauté  de  la 
plaine  infinie^,  que  borde  la  mer.  Schiller^ 
lui,  voyait  les  collines  de  Thuringe  à  travers 
un  verre  grossissant  et  dans  son  imagina- 
tion elles  évoquaient  les  Alpes  neigeuses 
de  Guillaume  Tell.  Hebbel  serait  tenté  de 
trouver  que  la  nature  rapetisse  les  concep- 
tions de  son  génie.  Au  fond,  Hebbel  est  de 
ces  hommes  de  plaine,  que  Chateaubriand 
—  il  était  lui-même  un  de  ceux-là  —  oppose 
aux  hommes  de  montagne.  Le  réalisme  sera 


XL  INTRODUCTION 


toujours  odieux  à  l'enfant  de  la  Dithmarsch, 
qui  pourtant  ne  laissera  point  parfois  d'être 
lui-même  réaliste.  Ce  fut  enfin  à  Heidel- 
berg  que  Hebbel  vit  pour  la  première  fois 
des  œuvres  d'art.  Sa  personnalité  s'y  est 
donc  enrichie.  Les  poèmes  lyriques  qu'il  y 
composa,  sont  au  nombre  de  ses  meilleurs. 
Il  y  écrivit  aussi  quelques  nouvelles,  dont 
l'une  au  moins  le  satisfaisait  et  lui  inspi- 
rait quelque  respect  de  son  talent  dramati- 
que-épique. Gomme  bien  on  pense,  il 
suivait  consciencieusement,  mais  sans  en- 
thousiasme, les  cours  de  droit  pour  lesquels 
il  s'était  inscrit.  Cependant,  il  entrait  en 
relations  personnelles  avec  un  de  ses  pro- 
fesseurs, jurisconsulte  de  grand  savoir  et 
sage,  Thibaut,  qui  lui  conseilla  d'abandon- 
ner des  études  pour  lesquelles  il  avait  peu 
de  goût.  Ce  conseil  ne  dut  pas  surprendre 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  ŒUVRE  \LI 

Hebbel,  qui  n'était  pas  fâché,  sans  doute, 
de  s'entendre  dire,  tout  haut  et  d'une  bouche 
autorisée,  ce  qu'il  pensait  tout  bas.  Désor- 
mais, sur  ses  cartes  de  visite, le  jeune  poète 
fera  suivre  son  nom  du  titre  de  :  littérateur. 
Pendant  l'année  1836,  et  pendant  l'année 
1837  où  il  séjournera  à  Munich,  Hebbel  a 
écrit  la  plupart  de  ses  contes  et  nouvelles. 
Passé  cette  époque,  il  n'écrira  plus  que  deux 
nouvelles  en  prose  :  Le  sieur  Haidvogel  et 
sa  Famille,  1847,    et  La   Vache,  en  1849. 
Dans  ces  deux  derniers  récits  la  forme  poé- 
tique est  plus  achevée,  mais  le  caractère, 
le  sujet,  la  technique  est  la  même  que  dans 
les   nouvelles   de  Hambourg,   de    Heidel- 
berg  et  de  Munich.  Ses  deux  maîtres  sont 
HofTmann  et  Kleist.  Comme  le  premier  de 
ces  écrivains,  il  aime  à  mêler  le  fantastique, 
macabre   ou  baroque,   à  la   vie  réelle  ;  il 


XLII  INTRODUCTION 


apprend  du^^econd  la  concentraiion  de 
Taction;  le  récit  ramassé  enchaîne  étroite- 
ment une  suite  d'événements  terrifiants, 
qu'il  raconte  froidement,  brièvement, 
comme  faits  naturels  et  nécessaires.  C'est, 
avec  moins  d'art,  la  manière  de  Mérimée. 
Une  fille  de  ferme,  Anna,  ne  répond  point 
aux  avances  du  châtelain.  Il  la  condamne  à 
filer  du  chanvre  le  jour  de  la  fête  patronale. 
Valets  et  servantes  la  raillent.  Elle  entend 
l'écho  de  leurs  joies  bruyantes.  Son  amant 
vient  la  supplier  d'aller  quand  même  à  la 
kermesse.  Elle  ne  veut  pas  désobéir.  Le 
soir  vient.  Par  hasard,  elle  renverse  la  chan- 
delle qui  l'éclairé.  Le  chanvre  prend  feu. 
Elle  se  sauve  d'abord,  hallucinée,  heureuse 
de  cet  accident  qui  embrase  le  château^  elle 
savoure  sa  vengeance,  et  périt,  volontaire- 
ment, dans  l'incendie.  Cette  nouvelle,  Anna^ 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE        XLIfl 

que  l'on  a  vu  qui  satisfaisait  son  auteur,  est 
bâtie  de  la  même  façon  que  La  Vache  :  Un 
paysan  compte,  le  soir,  les  billets  de  ban- 
que péniblement  amassés.  Son  petit  enfant 
le  regarde.  Le  paysan  attend  la  vache  qu'on 
doit  lui  amener.  Il  croit  l'entendre  mugir. 
Il  sort.  L'enfant  s'amuse  avec  les  billets  ;  il 
a  vu  son  père  brûler  le  vieux  journal  qui 
les  entourait.  Il  brûle  tous  les  billets  les 
uns  après  les  autres.  Son  père  rentre  quand 
le  dernier  achève  de  se  consumer.  La  vache 
est  là  ;  avec  quoi  la  payer  désormais  ?  Il 
saisit  l'enfant,  le  lance  contre  le  mur  ; 
monte  au  grenier  par  l'échelle  dressée  dans 
la  chambre.  Il  se  pend.  Le  valet  cherche 
son  maître  partout,  voit  l'enfant,  le  crâne 
fracassé,  monte  au  grenier.  Il  sent  soudain 
sur  ses  épaules  les  jambes  du  pendu. 
D'épouvante,  il  tombe  à  la  renverse  et  se 


XLIV  INTRODUCTION 


casse  le  cou,  tandis  que  sa  lanterne  met  le 
feu  à  la  paille  du  grenier.  La  femme  du 
paysan  a  disparu  dans  l'incendie  ;  et  la 
vache  aussi  y  a  péri.  Plusieurs  des  héros, 
dans  les  autres  récits  de  Hebbel,  incarnent, 
avec  des  variantes,  le  personnage  de  l'heau- 
tontimorumenoS;,  avec  qui,  dans  les  jours 
sombres,  le  poète  avait  sans  doute  des  rela- 
tions de  bon  cousinage.  Le  Tailleur  Nepo- 
muck  Schlœgel  dans  sa  chasse  aux  plaisirs 
est  un  de  ceux-là.  Il  cherche  dans  tout  ce 
qu'il  voit,  dans  tout  ce  qu'il  entend,  des 
prétextes  à  enrager  et  à  se  faire  de  la 
bile.  Ce  pauvre  diable  est  un  atrabilaire 
prodigieusement  ingénieux,  c'est  un  Alceste 
grotesque.  Hebbel  croyait  en  avoir  fait 
un  type  très  vivant.  Un  critique,  ayant 
eu  la  malechance  de  dire  que  cela  n'était 
pas    une  nouvelle,    mais    un  portrait,   un 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XLV 

caractère  à  la  façon  de  La  Bruyère,  Hebbel 
répliqua,  ce  qui  était  vrai,  qu'il  ne  con- 
naissait pas  La  Bruyère;  il  ajouta  qu'il 
n'était  pas  un  accoleur  de  remarques, comme 
Théophraste  et  qu'il  avait  eu  bien  soin  de 
transposer  en  actions  toutes  les  impressions 
de  son  Népomucène.  Il  se  trompait.  On  ne 
peut  lire  en  effet  cette  sorte  de  récit_,  sans 
penser  aussitôt  à  l'amateur  de  tulipes,  ou  à 
Diphile,  et  Schlasgel  est  bien  un  collection- 
neur d'avanies  imaginaires.  Lorsqu'il  s'es- 
saie à  créer  des  personnages  humoristiques 
dans  la  manière  de  Jean-Paul,  Hebbel  réus- 
sit rarement.  Ces  récits  manquent  de  soleil. 
Un  fragment  :  Les  Deux  Vagabonds,  a 
cependant  une  vivacité  assez  agréablement 
picaresque,  et  le  sieur  Haidvogel,  faraud  et 
hâbleur,  hypocrite  envers  lui-même,  pour- 
rait faire  assez  bon  ménage,   semble-t-il, 


XLVI  INTRODUCTION 


avec  les  immortels  habitants  de  Seld- 
wyla  (1).  A  la  fin  de  la  nouvelle,  on  voit 
l'épouse  du  sieur  Haidvogel  saisir  les  cor- 
dons de  la  bourse  avec  une  décision  qu'ap- 
prouverait fort  Mme  Amrain. 

Outre  la  nouvelle  :  Anna,  Hebbel  avait 
écrit  à  Heidelberg,  au  mois  de  juillet  ou 
d'août  1836,  le  récit  intitulé  :  Ufie  nuit  chez 
le  garde-chasse.  Le  savant  éditeur  des  œu- 
vres de  Hebbel  trouve  à  cette  nouvelle  un 
charme  particulier.  Sans  doute  il  y  retrouve 
ce  mélange  de  cruauté  et  d'humour  qui 
trahit  toujours  l'influence  de  Kleist  et  de 
Hoffmann  ;  mais  il  y  voit  aussi  de  cette  iro- 
nie plus  dégagée  dont  Hebbel,  à  son  gré,  a 
pu  trouver  le  modèle  chez  Tieck.  Ce  ton  plus 
dégagé,  cette  humour  pourrait  avoir  une 
autre  source  :  la  bonne  humeur  spirituelle 

(1)  Les  Gens  de  Seldwyla.  par  Gottfried  Relier. 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE      XLVII 

de  Paul-Louis  Courier,  à  qui  Hebbel  a  cer- 
tainement emprunté  le  sujet.  Il  est  peu 
probable  qu'il  ait  lu  dans  le  texte  le  ebef- 
d'œuvre  épistolaire,  que,  le  \^^  novem- 
bre 1807,  Courier  adressait  de  Résina  près 
Portici^  à  Mme  Pigalle,  à  Lille.  A  cette 
époque,  Hebbel  ne  sait  pas  le  français.  Il  a 
pu  en  lire  une  traduction.  Comme  érudit  et 
comme  politicien,  Courier  était  connu  en 
Allemagne.  L'édition  des  œuvres  complètes 
du  pamphlétaire  avait  paru  en  1830,  et  dès 
cette  même  année,  LudwigWachler  consa- 
crait à  Courier,  dans  V Historisch^s  Taschen- 
buch  de  Raumer,  une  étude  de  trente-sept 
pages,  où  il  traduisait  quelques  passages 
saillants  de  ses  pamphlets.  Ce  qui  semble 
probable,  c'est  que  Tattention  de  Hebbel  a 
été  attirée  sur  ce  sujet  par  un  de  ses  profes'- 
seurs  de  droit,  Mittermayer,  dont  le  poète 


XLVIII  INTRODUCTION 


suivait  le  cours  sur  la  responsabilité  en 
matière  criminelle.  Le  professeur  illustrait 
ses  leçons  par  des  exemples  anecdotiques, 
comme  nous  le  prouve  un  projet  de  nouvelle 
consigné  par  flebbel  dans  son  Journal  d'Hei- 
delberg,  le  2  septembre  1836.  En  écrivant 
Anna^  le  poète  pensait  aussi  fournir  une 
contribution  à  l'étude  de  la  responsabilité. 
Et  il  n'est  pas  difficile  de  voir  comment  on 
pouvait  faire  servir  le  récit  de  Courier  à 
Tétude  d'un  problème  juridique  :  Les  deux 
amis,  hallucinés  par  les  paroles  qu'ils  ont 
entendues,  tuent  leur  hôte.  Sont-ils  respon- 
sables du  crime  ? 

Courier,  comme  l'a  indiqué  M.  Lanson, 
a  pris  lui-même  son  sujet  dans  VHeptamé- 
ron.  Mais  c'est  bien  l'épistolier,  et  non  pas 
la  reine  de  Navarre,  qui  a  inspiré  l'écrivain 
allemand.  Sans  doute,  si  l'on  employait  la 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE         XLIX 

méthode  justement  célèbre  de  M.  Dreyfus- 
Brisac,  on  découvrirait  que  Hebbel  a  fait 
d'un  chien  de  boucher  de  la  première  édi- 
tion, un  chien  de  berger  dans  la  seconde. 
Or,  l'aventure  de  THeptainéron  se  passant 
chez  un  boucher,  cette  substitution  ne  lais- 
serait pas  d'être  inquiétante,  et  l'on  flaire- 
rait un  plagiat  évident.  Non,  la  raison  du 
changement  n'a  rien  de  machiavélique.  Le 
chien  en  question  est  affamé  et  maigre,  et 
Hebbel  n'eut  pas  tort  d'en  déposséder  le 
boucher,  pour  l'attribuer  à  un  berger,  chez 
qui  les  reliefs  sont  moins  substantiels. 

On  verra,  dans  les  pages  suivantes^  en 
lisant  le  récit  français  et  le  récit  de  Tauteur 
allemand,  qu'il  n'y  a  pas  de  doute  possible 
sur  la  source  d'où  Hebbel  tira  sa  nouvelle. 
Dans  l'apparat  critique  de  son  édition, 
M.  Werner  note  que  Hebbel  avait  d'abord 


INTRODUCTION 


écrit  ce  récit,  comme  Courier,  à  la  pre- 
mière personne.  Il  serait  oiseux  de  mon- 
trer par  le  menu  quels  ont  été  pour  Hebbel 
les  mots  suggestifs  de  son  modèle.  On  les  a 
mis  en  italique  dans  le  texte.  La  forêt,  la 
soupente,  les  mots  entendus  à  travers  la 
cloison,  le  caractère  différent  des  deux 
amis,  ce  souvenir  de  l'Italie  évoquée  dans 
le  cauchemar  de  l'un  d'eux,  sont  des  traits 
communs  qui  sautent  aux  yeux.  Ce  qu'il  y 
a  surtout  d'intéressant  dans  cette  comparai- 
son, c'est  qu'elle  nous  renseigne  sur  la 
méthode  de  Hebbel,  sur  ses  tendances,  ses 
habitudes  littéraires.  Quand  un  grand  écri- 
vain reprend  un  sujet  déjà  traité  avant 
lui  par  un  grand  écrivain,  son  ouvrage 
est  toujours,  qu'il  le  veuille  ou  non,  une 
critique  indirecte  de  son  modèle.  En  faisant 
autrement  que  lui,  il  pense  faire  mieux.  Il 


HEBBÊL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  LI 

fait  la  scène  à  faire.  Hebbel  a  donc  déve- 
loppe, corrigé,  transposé  Courier.  Partout, 
il  a  appuyé,  accentué,  chargé  le  récit  de 
détails  caractéristiques,  puisés  dans  le  passé, 
dans  l'avenir  de  ses  personnages.  Il  a 
tapissé  le  canevas  de  laines  variées.  Dans  la 
la  nuit,  Courier  aperçoit  une  maison  fort 
noire,  et  c'est  tout.  Les  héros  de  Hebbel  aper- 
çoivent une  lumière  au  loin.  La  conversa- 
tion des  deux  jeunes  gens  dure  encore  un 
certain  moment  avant  qu'ils  n'arrivent  de- 
vant la  fenêtre  éclairée,  d'où  ils  inspectent 
la  chambre.  Le  futur  dramatiste  donne  alors 
la  description  du  décor  et  de  la  vieille,  qui, 
avant  de  se  lever,  semble  en  faire  partie.  La 
maison  fort  noire  de  Courier  a  donné  l'idée 
à  l'écrivain  allemand  de  ces  murs  dont  le 
revêtementde  chaux  s'est  effrité  par  endroits 
et  laisse  voir  la  terre  noire.  Le  futur  drama- 


LU  INTRODUCTION 


tiste  a  créé  ensuite  des  dialogues,  et  donné 
aux  divers  événements  de  cette  nuit  singu- 
lière un  mouvement  dramatique.  Il  a  multi- 
plié le  geste  unique  du  charbonnier  de 
Courier  et  fait,  en  un  mot,,  d'une  nouvislle 
romane  avec  un  seul  point  culminant,  une 
suite  de  scènes  tragiques.  Faut-il  admirer 
l'élément  ironique  introduit  par  Hebbel 
dans  cette  histoire,  et  qui  en  fait  un  gab, 
comme  les  aimaient  les  vieux  auteurs  épi- 
ques du  moyen-âge  ?  Sans  doute,  ces  plai- 
santeries copieuses  sont  à  la  portée  d'un 
homme  du  peuple  ;  r Assommoir  en  offre  de 
mémorables  exemples.  Et  pourtant,  Ton 
pourrait  trouver  que  ce  garde-chasse  est 
un  pince-sans-rire  décidément  trop  souple, 
trop  expert  en  jeux  de  physionomie.  Cette 
nouvelle  présente,  nonobstant,  un  vif  inté- 
rêt. Le  matou  halluciné  par  la  lumière  rap- 


HEBBEL,    L  HOMME   ET   L  OEUVRE  LUI 

pelle  agréablement  Hoffmann.  La  hache  san- 
glante, ou  rouillée,  relève  de  ce  naturalisme 
ou  de  ce  romantisme  brutal  qu'affectionne 
Hebbel.  Le  lever  du  soleil,  le  chant  pur  de  la 
vieille  ont  une  fraîcheur  vraiment  poétique. 
Un  certain  rationalisme  cherche  à  donner 
exactement  raison  de  tout.  Deux  voyageurs, 
à  cette  époque,  que  pouvaient-ils  être? 
Copains  ou  compagnons  ?  Etudiants  ou  arti- 
sans? Et  la  supercherie  du  garde-chasse 
nous  montre  la  tendance  didactique  du 
poète,  même  dans  un  récit  dont  renseigne- 
ment se  dégageait  de  lui-même.  Il  eût  pu 
donner  comme  titre  à  sa  nouvelle  le  pro- 
verbe :  Il  ne  faut  pas  juger  les  gens  sur  la 
mine.  Par  là,  Hebbel  rejoint,  comme  on  va  le 
voir,  le  conte  moral  de  la  reine  de  Navarre  : 
«  Il  y  a  un  village,  entre  Niort  et  Fors, 
nommé  Grip,   lequel    est  au  seigneur  de 


LIV  INTRODUCTION 


Fors.  Un  jour  advint  que  deux  cordeliers, 
venant  de  Niort,  arrivèrent  bien  tard  en  ce 
lieu  de  Grip,  et  logèrent  en  la  maison 
d'un  boircher  ;  et,  pource  qu'entre  leur 
chambre  et  celle  de  Thôte  n'y  avoit  que 
des  ais  bien  mal  joints,  leur  print  envie 
d'écouter  ce  que  le  mari  disoit  à  sa  femme 
étant  dans  le  lit  ;  et  vinrent  mettre  leurs 
oreilles  tout  droit  au  chevet  du  lit  du  mari, 
lequel,  ne  se  doutant  de  ses  hôtes,  parloit 
privément,  à  sa  femme,  de  son  ménage, 
en  lui  disant:  «  Ma  mie,  il  me  faut  lever 
demain  de  bon  matin,  pour  aller  voir  nos 
cordeliers  ;  car  il  y  en  a  un  bien  gras,  lequel 
il  nous  faut  tuer,  nous  le  salerons  inconti- 
nent et  en  ferons  notre  proufît  ».  Et,  com- 
bien qu'il  entendît  de  ses  pourceaux,  qu'il 
appeloit  cordeliers^  si  est-ce  que  les  deux 
pauvres  frères,  qui  oyoient  cette  délibéra- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  LV 

tien,  se  tinrent  tout  assurés  que  c'étoitpour 
eux,  et,  en  grande  peur  et  crainte,  atten- 
doient  Taubedu  jour.  Il  yen  avoit  un  d'eux 
fort  gras  et  l'autre  assez  maigre  ;  le  gras  se 
vouloit  confesser  â  son  compagnon,  disant 
qu'un   boucher,   ayant  perdu    Tamour    et 
crainte  de  Dieu,  ne  feroit  non  plus  de  cas 
de  Fassoramer  qu'un  bœuf  ou  autre  bête  ; 
et,  vu  qu'ils  étoient  enfermés  en  leur  cham- 
bre,   de  laquelle  ils  ne   pouvoient    sortir 
sans  passer  par  celle  de  l'hôte,  ils  se  pou- 
voient  tenir  bien  sûrs    de    leur  mort,    et 
recommander  leurs  âmes  à  Dieu.   Mais  le 
jeune,  qui  n'étoit  pas  si  vaincu  de  peur  que 
son  compagnon,  lui  dit  que, puisque  la  porte 
leur  étoit  fermée,  il  falloit  essayer  à  passer 
par  la  fenêtre  ;  aussi  bien  ne  sauroient-ils 
avoir  pis  que  la  mort.  A  quoi  le  gras  s'ac- 
corda. Le  jeune  ouvre  la  fenêtre,  et,  voyant 


LVI  INTRODUCTION 


I 


qu'elle  n'étoit  trop  haute  de  terre,  sauta 
légèrement  en  bas  et  s'enfuit  le  plus  tôt  et 
le  plus  loin  qu'il  put  sans  attendre  son  com- 
pagnon, lequel  essaya  le  danger  ;  mais  la 
pesanteur  le  contraignit  de  demeurer  en 
bas;  car,  au  lieu  de  sauter, il  tomba  si  lour- 
dement, qu'il  se  blessa  fort  une  jambe,  et, 
quand  il  se  vit  abandonné  de  son  compa- 
gnon et  qu'il  ne  le  pouvoit  suivre,  regarda 
autour  de  lui  où  il  se  pourroit  cacher,  et 
ne  vit  qu'un  tectà  pourceaux,  où  il  se  traîna 
le  mieux  qu'il  put;  et,  ouvrant  la  porte  pour 
entrer  dedans,  échappèrent  deux  grands 
pourceaux,  en  la  place  desquels  se  mit  le 
cordelier,  et  ferma  le  petit  huis  sur  lui, 
espérant,  quand  il  oirroit  le  bruit  des  gens 
passant,  qu'il  appelleroit  et  trouveroit  se- 
cours ;  mais  si  tôt  que  le  matin  fut  venu,  le 
boucher  apprêta  ses  grands  couteaux,  et  dit 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  LVII 

à  sa  femme  qu'elle  lui  tint  compagnie  pour 
aller  tuer  ses  deux  pourceaux  gras.  Et 
quand  il  arriva  autect  où  le  cordelier  s'étoit 
caché,  commença  à  crier  bien  haut,  en 
ouvrant  la  petite  porte  :  «  Saillez  dehors, 
mes  cordeliers,  c'est  aujourd'hui  que  j'au- 
rai de  vos  boudins.  »  Le  cordelier,  ne  se 
pouvant  soutenir  sur  sa  jambe,  saillit  à 
quatre  pieds  hors  du  tect,  criant  tant  qu'il 
pouvoit  miséricorde.  Et  si  ce  pauvre  corde- 
lier eut  grand'peur,  le  boucher  et  sa  femme 
n'en  eurent  pas  moins,  car  ils  pensoient 
que  saint  François  fût  courroucé  contre  eux 
de  ce  qu'ils  nommoient  une  bête  un  corde- 
lier. Et  se  mirent  à  genoux  devant  le  pauvre 
frère  demandant  pardon  à  saint  François  et 
à  sa  religion  ;  en  sorte  que  le  cordelier 
crioit  d'un  côté  miséricorde  au  boucher, 
et  le  boucher,  à  lui,  de  l'autre  ;  tant,  que 


LVIII  INTRODUCTION 


les  uns  et  les  autres  furent  un  quart  d'heure 
sans  se  pouvoir  assurer.  A  la  fin,  le  beau 
père,  connoissant  que  le  boucher  ne  lui 
vouloit  point  de  mal  lui  conta  la  cause  pour 
laquelle  il  s'étoit  caché  en  ce  tect,  dont  leur 
peur  fut  incontinent  convertie  en  matière 
de  ris,  sinon  que  le  pauvre  cordelier,  qui 
avoit  mal  en  sa  jambe,  ne  se  pouvoit 
réjouir  ;  mais  le  boucher  le  mena  en  sa 
maison,  où  il  le  fit  très  bien  panser.  Son 
compagnon,  qui  l'avoit  laissé  au  besoin, 
courut  toute  la  nuit,  tant,  qu'au  matin  il 
vint  en  la  maison  du  seigneur  de  Fors,  où  il 
se  plaignit  du  boucher,  qu'il  soupçonnoit 
avoir  tué  son  compagnon,  vu  qu'il  n'étoit 
point  venu  après  lui.  Le  seigneur  de  Fors 
envoya  incontinent  audit  lieu  de  Grip,  pour 
en  savoir  la  vérité;  laquelle  sue, ne  trouva 
point  matière  de  pleurer,  et  ne  faillit  à  la 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  LIX 

raconter  à  sa  maîtresse, Madame  la  duchesse 
d'Aiigoulême,  mère  du  roi  François,  pre- 
mier de  ce  nom. 

Voilà,  Mesdames,  comme  il  ne  fait  pas 
bon  écouter  le  secret  où  Ton  n'est  pas 
appelé,  et  entendre  mal  les  paroles  d'au- 
trui...  »  Heptaméron  :  XXXIV. 


Lettre  de  Paul-Louis  Courier. 

«  Vos  lettres  sont  rares,  chère  cousine, 
vous  faites  bien,  et  si  vous  étiez  plus  dili- 
gente à  m'écrire,si  vos  lettres  étaient  moins 
rares,  je  m'y  accoutumerais,  et  je  ne  pour- 
rais plus  m'en  passer.  Tout  de  bon^  je  suis 
en  colère  :  vos  douceurs  ne  m'apaisent 
point.  Gomment,  cousine,  depuis  trois  ans 
voilà   deux  fois  que    vous   m'écrivez  !   en 


LX  INTRODUCTION 


vérité,  mamzelle  Sophie...  Mais  quoi  !  si  je 
vous  querelle,  vous  ne  m'écrirez  plus  du 
tout.  Je  vous  pardonne  donc,  crainte  de  pis. 
Oui,  sûrement,  je  vous  conterai  mes 
aventures  bonnes  et  mauvaises,  tristes  et 
gaies,  car  il  m^'en  arrive  des  unes  et  des 
autres.  <(  Laissez-nous  faire,  »  cousine,  «  on 
vous  en  donnera  de  toutes  les  façons  ». 
C'est  un  vers  de  La  Fontaine  ;  demandez  à 
Voisard.  Mon  Dieu  !  m'allez-vous  dire,  on 
a  lu  La  Fontaine,  on  sait  ce  que  c'est  que 
le  Curé  et  le  Mort.  Eh  bien,  pardon.  Je 
disais  donc  que  mes  aventures  sont  diver- 
ses, mais  toutes  curieuses,  intéressantes  ; 
il  y  a  plaisir  à  les  entendre,  et  plus  encore, 
je  m'imagine,  à  vous  les  conter.  C'est  une 
expérience  que  nous  ferons  au  coin  du  feu 
quelque  jour.  J'en  ai  pour  tout  un  hiver. 
J'ai  de  quoi  vous  amuser,  et  par  conséquent 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  LXI 

VOUS  plaire,  sans  vanité,  tout  ce  tenjps-là  ; 
de  quoi  vous  attendrir,  vous  faire  rire,  vous 
faire  peur,  vous  faire  dormir.  Mais  pour 
vous  écrire  tout,  ah  !  vraiment,  vous  plai- 
santez :  madame  Radcliffe  n'y  suffirait  pas. 
Cependant  je  sais  que  vous  n'aimez  pas  à 
être  refusée  ;  et  comme  je  suis  complai- 
sant, quoi  qu'on  en  dise,  voici,  en  atten- 
dant, un  petit  échantillon  de  mon  histoire  ; 
mais  c'est  du  noir,  prenez-y  garde.  Ne  lisez 
pas  cela  en  vous  couchant,  vous  en  rêveriez, 
et  pour  rien  au  monde  je  ne  voudrais  vous 
avoir  donné  le  cauchemar. 

Un  jour,  je  voyageais  en  Galabre.  C'est  un 
pays  de  méchantes  gens,  qui,  je  crois,  n'ai- 
ment personne,  et  en  veulent  surtout  aux 
Français.  De  vous  dire  pourquoi,  cela  serait 
long  ;  suffit  qu'ils  nous  haïssent  à  mort,  et 
qu'on  passe  fort  mal  son  temps  lorsqu'on 


LXII  INTRODUCTION 


tombe  entre  leurs  mains.  J'avais  pour  com- 
pagnon un  jeune  homme  d'une  figure...  ma^ 
foi,  comme  ce  monsieur  que  nous  vîmes  au 
Raincy  ;  vous  en  souvenez -vous  ?  et  mieux 
encore  peut-être.  Je  ne  dis  pas  cela  pour 
vous  intéresser,  mais  parce  que  c'est  la 
vérité.  Dans  ces  montagnes  les  chemins 
sont  des  précipices,  nos  chevaux  mar- 
chaient avec  beaucoup  de  peine  ;  mon 
camarade  allant  devant,  un  sentier  qui  lui 
parut  plus  praticable  et  plus  court  nous 
égara.  Ce  fut  ma  faute  ;  devais-je  me  fier  à 
une  tête  de  vingt  ans  ?  Nous  cherchâmes, 
tant  qiiil  fit  jou7%  notre  chemin  à  travers 
ces  bois  ;  mais  plus  nous  cherchions,  plus 
nous  nous  perdions^  et  il  était  nuit  noire; 
quand  nous  arrivâmes  près  d'une  maison; 
fort  noire.  Nous  y  entrâmes,  non  saiis  soup- 
çon ;  mais  comment  faire?  Là  nous  trou- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE         LXIU 

vons  toute  une  famille  de  charbonniers  à 
table,  où  du  premier  mot  on  nous  invita. 
Mon  jeune  homme  ne  se  fit  pas  prier:  nous 
voilà  mangeant  et  buvant,  lui,  du  moins  ; 
car  pour  moi  j'examinais  le  lien  et  la  mine 
de  nos  hôtes.  Nos  hôtes  avaient  bien  mines 
de  charbonniers  ;  mais  la  maison,  vous  l'eus- 
siez prise  pour  un  arsenal.  Ce  n'étaient  que 
fusils,  pistolets^  sabres,  couteaux,  coutelas. 
Tout  me  déplut,  et  je  vis  bien  que  je  déplai- 
sais aussi.  Mon  camarade,  au  contraire  :  il 
était  de  la  famille,  il  riait,  il  causait  avec 
eux;  et,  par  une  imprudence  que  j'aurais 
dû  prévoir  (mais  quoi  !  s'il  était  écrit...),  il 
dit  d'abord  d'où  nous  venions,  où  nous 
allions,  qui  nous  étions.  Français,  imaginez 
un  peu  !  chez  nos  plus  mortels  ennemis, 
seuls,  égarés,  si  loin  de  tout  secours  hu- 
main !  et  puis,  pour  ne  rien  omettre  de  ce 


LXIV  INTRODUCTION 


qui  pouvait  nous  perdre,  il  fit  le  riche,  pro- 
mit à  ces  gens  pour  la  dépense  et  pour  nos 
guides  le  lendemain  ce  qu'ils  voulurent. 
Enfin  il  parla  de  sa  valise,  priant  fort  qu'on 
en  eût  grand  soin,  qu'on  la  mit  au  chevet 
de  son  lit  ;  il  ne  voulait  point,  disait-il, 
d'autre  traversin.  Ah  !  jeunesse  !  jeunesse  ! 
que  votre  âge  est  à  plaindre  !  Cousine,  on 
crut  que  nous  portions  les  diamants  de  la 
couronne. 

Le  souper  fini,  on  nous  laisse  ;  nos  hôtes 
couchaient  en  bas,  nous  dans  la  chambre 
haute ^  où  nous  avions  mangé.  Une  sou- 
pente élevée  de  sept  à  huit  pieds,  où  Ton  ; 
montait  par  une  échelle,  c'était  là  le  cou- 
cher qui  nous  attendait;  espèce  de  nid 
dans  lequel  on  s'introduisait  en  rampant 
sous  des  solives  chargées  de  provisions  pour 
toute   l'année.    Mon    camarade   y    grimpa 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  LXV 

seul,  et  se  coucha  tout  endormi,  la  tête  sur 
la  précieuse  valise.  Moi,  déterminé  à  veil- 
ler, je  fis  bon  feu,  et  m'assis  auprès.  La 
nuit  s'était  déjà  passée  presque  entière 
assez  tranquillement,  et  je  commençais  à 
me  rassurer,  quand,  sur  l'heure  où  il  me 
semblait  que  le  jour  ne  pouvait  être  loin, 
j'entendis  au-dessous  de  moi  notre  hôte  et  sa 
femme  se  disputer  ;  et,  prêtant  l'oreille  par 
la  cheminée  qui  communiquait  avec  celle 
d'en  bas,  je  distinguait  parfaitement  ces 
propres  mots  du  mari  :  «  Eh  bien  !  enfin, 
voyons,  faut-il  les  tuer  tous  deux?  »  A  quoi 
la  femme  répondit  :  «  Oui.  »  Et  je  n  en- 
tendis pins  rien. 

Que  vous  dirai-je?  Je  restai  respirant  à 
peine,  tout  mon  corps  froid  comme  un 
marbre  ;    à  me  voir,   vous  n'eussiez  su  si 

j'étais   mort    ou   vivant.    Dieu  !   quand  j'y 

d. 


LXVI  INTRODUCTION 


pense  encore  !  Nous  deux  presque  sans 
armes^  contre  eux,  douze  ou  quinze,  qui  en 
avaient  tant!  Et  mon  camarade,  mort  de 
sommeil  et  de  fatigue  î  L'appeler,  faire  du 
bruit,  je  n'osais;  m'échapper  tout  seul,  je 
ne  pouvais  ;  la  fenêtre  n'était  guère  haute, 
mais,  en  bas,  deux  gros  dogues  hurlant 
comme  des  loups...  En  quelle  peine  je  me 
trouvais,  imaginez-le  si  vous  pouvez.  Au 
bout  d'un  quart  d'heure,  qui  fut  long, 
j'entends  sur  l'escalier  quelqu'un^  et,  par 
les  fentes  de  la  porte^  je  vis  le  père,  sa 
lampe  dans  une  main,  dans  l'autre  un  de 
ses  grands  couteaux.  Il  montait,  sa  femme 
après  lui  ;  moi,  derrière  la  porte  :  il  ouvrit; 
mais,  avant  d'entrer,  il  posa  la  lampe  que 
sa  femme  vint  prendre  ;  puis  il  entre  pieds 
nus,  et  elle  de  dehors  lui  disait  à  voix 
basse,  masquant  avec  ses  doigts  le  trop  de 


HEBBEL,    l'homme   ET    L  OEUVRE       LXVII 

lumière  de  la  lampe  :  «  Doucement^  va  dou- 
cement. »  Quand  il  fut  à  l'échelle,  il  monte^ 
son  couteau  dans  les  dents,  et  venu  à  la 
hauteur  du  lit,  ce  pauvre  jeune  homme 
étendu  offrant  sa  gorge  découverte^  d'une 
main  il  prend  son  couteau,  et  de  l'autre... 
Ah  !  cousine...  Il  saisit  un  jambon  qui  pen- 
dait au  plancher,  en  coupe  une  tranche,  et 
se  retire  comme  il  était  venu.  La  porte  se 
referme,  la  lampe  s'en  va  et  je  reste  seul  à 
mes  réflexions. 

Dès  que  le  jour  parut,  toute  la  famille,  à 
grand  bruit,  vint  nous  éveiller,  comme  nous 
l'avions  recommandé.  On  apporte  à  man- 
ger :  on  sert  un  déjeuner  fort  propre,  fort 
bon,  je  vous  assure.  Deux  chapons  en  fai- 
saient partie,  dont  il  fallait,  dit  notre 
hôtesse  emporter  Tun  et  manger  l'autre.  En 
les  voyant,  je  compris  enfin  le  sens  de  ces 


LXVIII  INTRODUCTION 


terribles  mots  :  «  faut-il  les  tuer  tous 
deux?  »  Et  je  vous  crois,  cousine,  assez  de 
pénétration  pour  deviner  à  présent  ce  que 
cela  signifiait. 

Cousine^  obligez-moi  :  ne  contez  pas 
cette  histoire.  D'abord,  comme  vous  voyez, 
je  n'y  joue  pas  un  beau  rôle,  et  puis  vous 
me  la  gâterez.  Tenez,  je  ne  vous  flatte 
point  ;  c'est  votre  figure  qui  nuirait  à  Teffet 
de  ce  récit.  Moi,  sans  me  vanter,  j'ai  la 
mine  qu'il  faut  pour  les  contes  à  faire  peur. 
Mais  vous,  voulez-vous  conter?  prenez  des 
sujets  qui  aillent  à  votre  air,  Psyché,  par 
exemple.  » 


Une  nuit  chez  le  garde-chasse. 

«  Est-ce  que  nous  n'arriverons  pas  bien- 
tôt à  D***,   cria  la   voix  impatiente   d'Otto 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE         LXIX 

à  son  ami  Adolphe,  et  il  porta  avec  vivacité 
la  main  à  sa  joue  gauche  qu'une  branche 
venait  d'égratigner.  Voilà  longtemps  que 
le  soleil  est  couché  ;  il  fait  nuit  noire  et  mes 
jambes  ne  peuvent  plus  me  porter». — 
«  Je  crains  bien  que  nous  ne  soyons  égarés, 
répondit  Adolphe  d'un  ton  découragé,  et  il 
va  falloir,  je  crois,  passer  la  nuit  en  plein 
bois  ».  —  «  Si  tu  ne  t'en  aperçois  que 
maintenant  !  répliqua  Otto,  visiblement 
agacé  ;  mais  aussi,  toi,  tu  sais  toujours 
tout,  tu  prétends  te  reconnaître  là  où  tu 
n  as  jamais  mis  le  pied.  Et  j'ai  une  faim, 
comme  un  loup  qui  entend  bêler  un  mou- 
ton ».  —  «  J'ai  encore  un  petit  pain,  répli- 
qua Adolphe,  attends  ;  et  il  portait  la  main 
à  sa  poche.  Ah  !  mais  non,  je  l'ai  jeté  tout 
à  l'heure  à  un  chien  de  berger  qui  n'avait 
que  la  peau  sur  les  os,  tu  sais,  celui  qui  est 


LXX  INTRODUCTION 


passé  près  de  nous,  quand  nous  traversions 
le  dernier  village  ». 

Les  étudiants,  harassés,  restèrent  un  long 
temps  silencieux.  Ils  avançaient  toujours, 
tous  deux  contrariés  et  assez  penauds  de 
leur  mauvaise  humeur.  Parfois  ils  sifflaient. 
((  Allons,  bon,  voilà  qu'il  commence  à  pleu- 
voir, maintenant!  »  dit  enfin  Otto.  —  «  Il 
n'y  a  que  les  poissons  qui  ne  s'en  aperçoi- 
vent pas,  répartit  Adolphe,  mais  si  mes 
yeux  ne  me  trompent  pas,  il  me  semble 
que  je  vois  briller,  là-bas,  une  lumière  ». 
—  c(  Qu'est-ce  que  tu  veux  que  ça  soit  ?  dit 
Otto  à  mi-voix,  un  feu  follet  ?  Les  marais 
ne  doivent  pas  manquer  par  ici  ».  Cepen- 
dant il  hâtait  le  pas.  «  Qui  va  là  ?  cria  Adol- 
phe, en  s'arrêtant  tout  à  coup.  Pas  de 
réponse.  Il  me  semblait  bien  que  j'avais 
entendu  marcher  derrière  nous,  »   ajouta- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE         LXXI 

t-il.  —  «  Bah  !  répliqua  Otto,  les  oreilles  ne 
sont  pas  infaillibles  !  » 

Tout  en  disant  cela,  ils  étaient  arrivés 
près  d'une  maison  solitaire.  Ils  s'appro- 
chèrent des  fenêtres,  et  regardèrent  à  l'inté- 
rieur. Une  chambre  vaste,  nue.  Le  revête- 
ment de  chaux  était  tombé  par  endroits  et 
l'on  voyait  les  murs  en  terre.  Çà  et  là,  quel- 
ques chaises  de  paille  ;  au-dessus  du  poêle 
à  demi  défoncé  étaient  deux  pistolets,  et  un 
couteau  de  chasse.  Au  fond,  près  d'une 
table,  était  assise  une  vieille,  édentée,  bor- 
gne ;  à  ses  pieds  était  couché  un  gros  chien 
qui  se  grattait  avec  ses  pattes  taillées  à 
coups  de  serpe. 

Après  qu^ils  eurent  ainsi  passé  la  revue, 
Adolphe  dit  :  «  Je  crois  que  nous  ferons 
bien  de  loger  à  la  belle  étoile,  sous  un  buis- 
son,  plutôt  que  dans  cet  antre.   On  dirait 


LXXII  INTRODUCTION 


une  caverne  de  brigands.  »  Otto  allait  faire 
la  même  réflexion.  Mais,  comme  il  arrive 
dans  ces  moments  d'extrême  déplaisir, 
Tesprit  de  contradiction  lui  fît  dire  :  qu'après 
tout  une  vieille  femme  n'avait  rien  de  bien 
terrible,  et  qu'il  ne  voyait  pas  pourquoi  ils 
n'entreraient  pas.  a  Tu  fais  semblant  de  ne 
pas  me  comprendre,  répliqua  Adolphe 
d'un  ton  piqué.  Tu  sais  très  bien  que  ce 
n'est  pas  en  notre  honneur  que  la  vieille 
est  assise  là  ;  elle  attend  certainement  du 
monde,  et  quel  monde  ?  Voilà  ce  qu'il  serait 
difficile  de  dire.  Regarde  un  peu  comme 
elle  tord  sa  gueule  édentée,  et  comme  elle 
se  frotte  les  yeux  pour  ne  pas  s'endormir  ; 
les  yeux  !  non,  l'œil  qu'elle  a  sauvé  dans  la 
dernière  rixe.  D'ailleurs,  c'est  aussi  un  caba- 
ret, tu  vois^  là-bas,  dans  le  coin,  les  bou- 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE     LXXIII 

teilles  et  les  verres.  Enfin,  je  ferai  ce  que  tu 
voudras.  » 

Avant  qu'Otto  ait  pu  répondre,  retentit 
derrière  eux  un  vigoureux  :  «  Bonsoir  !  » 
Les  deux  amis  se  retournèrent  et  aperçu- 
rent, dans  le  faible  rayon  de  lumière  qui 
perçait  à  travers  la  fenêtre,  un  homme, 
courtaud,  trapu  ;  ses  yeux  faux  et  rusés 
envisageaient,  tour  à  tour,  les  deux  jeunes 
gens.  Son  chapeau  de  chasseur,  en  feutre 
vert,  était  enfoncé  sur  le  front.  «Vous  vous 
êtes  sans  doute  égarés,  ajouta  l'inconnu,  et 
vous  cherchez  un  gite  pour  la  nuit.  Vous 
avez  de  la  chance  que  je  revienne  juste 
maintenant  de  ma  tournée  ;  ma  vieille  mère 
ne  vous  aurait  pas  laissés  entrer.  Si  vous 
n'êtes  pas  difficiles,  suivez-moi.  Tout  ce  que 
je  peux  faire,  c'est  de  vous  donner  la  man- 
sarde ;   vous  y  serez  un  peu  mieux  qu'en 


LXXIV  INTRODUCTION 


plein  bois.  Il  y  a  de  la  bière  et  du  pain  à 
votre  service,  et  avec  quelques  bottes  de 
paille  on  pourra  toujours  vous  faire  un  lit.  » 
Le  chien  se  mit  à  aboyer;  la  vieille  se 
leva  et,  d'un  pas  pesant,  se  traîna  près  de 
la  fenêtre  :  «  C'est  moi!  »  cria  le  garde- 
chasse.  «  C'est  toi,  mon  fils  !  »  répliqua-t-  ^ 
elle  d'une  voix  nasillarde  ;  elle  ouvrit  len- 
tement la  porte,  qui  était  verrouillée  à 
l'intérieur.  «  Entrez,  entrez  toujours,  »  dit 
le  garde  avec  une  insistance  presqu'impo- 
lie.  Les  deux  étudiants  entrèrent  à  contre- 
cœur. Otto  passa  le  premier.  A  peine 
avaient-ils  franchi  le  seuil,  que  le  garde, 
avec  une  précipitation  singulière,  ferma  la 
porte  derrière  eux.  La  vieille,  cependant, 
après  avoir  rajusté  ses  lunettes,  les  dévisa- 
geait d'un  air  rogue.  En  les  invitant  à  péné- 
trer dans  la  chambre,  le  garde  demanda  à 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE         LXXV 

sa  mère  :  u  Pas  encore  là  ?  »  Il  avait  dit  ces 
mots  presqu'à  voix  basse  ;  Otto,  seul,  les 
entendit.  La  vieille  devait  être  dure 
d'oreille,  son  fils  l'entraîna  dans  un  coin  de 
la  chambre  et  tandis  qu'il  lui  parlait  à 
l'oreille,  un  sourire  hideux  animait  la  figure 
du  garde.  La  vieille  jeta  un  regard  sin- 
gulier sur  les  deux  hôtes,  et  sortit.  Elle 
revint  bientôt,  avec  de  la  bière,  du  pain  et 
du  fromage.  Le  garde  approcha  deux  chai- 
ses de  la  table  et,  avec  une  amabilité  forcée, 
il  invita,  par  geste,  les  étudiants  à  se  servir. 
Ils  avaient  grand  faim  et  ne  se  firent  pas 
prier.  Pendant  ce  temps-là,  le  garde  décro- 
chait les  deux  pistolets  au-dessus  du  poêle. 
Sans  s'inquiéter  de  l'étonnement  de  ses 
hôtes,  il  chargea  lentement  les  armes,  mit 
de  la  poudre  dans  le  bassinet  et  passa  les 
pistolets  à  sa  ceinture.  Puis,  sans  dire  mot, 


LXXVI  INTRODUCTION 


il  saisit  la  lampe,  et  montant  par  une 
échelle,  il  conduisit  les  deux  jeunes  gens  au 
grenier,  dans  une  vieille  mansarde,  où  Ton 
avait  déjà  préparé  une  litière  de  paille.  Il 
leur  dit  sèchement  :  «  Bonne  nuit,  »  et  il 
s'éloignait  déjà  avec  la  lampe,  quand  les 
deux  amis  lui  dirent  en  même  temps  qu'ils 
voudraient  bien  ne  pas  rester  sans  lumière. 
«  De  la  lumière  ?  dit  le  garde  surpris,  je 
regrette  beaucoup  ;  mais  chez  moi,  il  vous 
faudra  dormir  comme  dans  la  tombe,  dans 
Tobscurité.  Ma  mère  n'a  pas  souvent  de 
chandelle,  et  la  lampe,  nous  en  avons 
besoin  pour...  pour...»  —  «Pour?»  dit 
Otto,  voyant  que  le  garde  cherchait  ses 
mots.  «  Pour  lire  la  prière,  naturellement,  » 
répondit-il.  Il  n'y  a  que  les  savants  qui 
la  sachent  par  cœur.  Enfin,  peut-être 
aurons-nous  la  chance  de  dénicher  encore 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE      LXXVIl 

un   bout   de    chandelle,  et  alors    je    vous 
monterai  la  lampe.  » 

Le  garde  descendit,  laissant  les  jeunes 
gens  dans    l'obscurité.  «  Qu'est-ce  que  tu 
penses    de  tout  ça  ?  »    dit  Otto.   Adolphe 
répondit  gravement  :  «  Nous  dormirons,  je 
crois,  ou  très  longtemps,  ou  pas  du  tout.  » 
—  «  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  une  fenêtre,  là- 
bas,  dans  le  toit  ?  »  dit  Otto.  «  Il  me  semble 
que  oui,  répliqua  Adolphe  ;  je  vais  voir  s'il 
y  a  moyen  de  l'ouvrir.  »  En  tâtonnant,  il 
alla  jusqu'à  la  fenêtre  et  essaya  de  l'ouvrir. 
A  ce  moment,  le   garde  revenait  avec  la 
lampe  ;  d'un  air  sombre,  il  cria  à  Adolphe  : 
«  L'espagnolette  n'est  là  que  pour  la  frime  ; 
la  fenêtre  est  clouée  à  l'extérieur  ;   et  je 
crois  même  qu'il  y  a  des  barreaux  de  fer. 
Mais  vous  aurez  de  l'air  tout  de  même  ;  il  y 
a  deux  ou  trois  carreaux  de  cassés.  Il  se 


LXXVIII  INTRODUCTION 


retourna  encore  une  fois  :  «  S'il  arrivait 
quelque  chose  en  bas,  que  vous  entendiez 
ceci  ou  cela,  que  ça  ne  vous  dérange  pas. 
Vous,  on  vous  laissera  bien  en  repos.  >;  — 
«  Qu'est-ce  qu'il  peut  donc  encore  arriver  à 
pareille  heure  ?  »  demanda  Adolphe  d'un 
ton  véhément.  «  Tiens,  tiens  !  répliqua  la 
voix  gouailleuse  du  garde,  ce  n'est  pas  la 
nuit,  qu'un  cabaret  forestier  a  le  moins  de 
clients  !  »  Adolphe  ne  put  contenir  son  irri- 
tation :  «  Mais^  est-on  en  sûreté,  oui  ou  non  ?  » 

—  «  Enfin,  ajouta  Otto  avec  une  tranquil- 
lité feinte,  nous  ne  manquons  pas  d'armes.  » 

—  «  Tant  mieux,  tant  mieux  !  »  répondit  le 
garde  qui  riait  aux  éclats,  et  il  claqua  la 
porte  si  fort,  que  les  murs  et  la  fenêtre  en 
tremblèrent.  «  Harras,  »  cria-t-il  au  dehors, 
«  coucher  là  !  »  Le  chien  s'allongea  contre 
la  porte  en  grondant  ;   puis  on  l'entendit 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE        LXXIX 

bâiller.  «  Pousse  le  verrou,  »  dit  Otto  à 
Adolphe.  Aussitôt  dit,  aussitôt  fait.  «  C'est 
encore  heureux  que  la  lampe  ait  assez 
d'huile,  »  dit  ce  dernier,  et  la  soulevant,  il 
éclaira  tous  les  recoins  de  la  chambre.  «  Il 
faudrait  voir  si,  dans  tout  ce  fouillis,  nous 
ne  trouverons  pas  un  gourdin,  ou  n'importe 
quoi,  pour  nous  défendre.  » 

Ils  commencèrent  alors  h  passer  en  revue 
tous  les  débarras  qui  étaient  entassés  dans 
la  mansarde.  Otto  mit  la  main  sur  un  vieux 
calendrier,  qu'il  rejeta  aussitôt  après  l'avoir 
ramassé.  Adolphe  le  reprit  et  le  feuilleta. 
Au  bout  de  quelques  minutes,  pâle  comme 
un  linge,  il  le  laissa  tomber  à  terre,  en 
disant  :  «  Eh  bien  !  maintenant,  je  sais  où 
nous  sommes.  Cette  maison  est  le  coupe- 
gorge  de  l'assassin  X***.  (Il  dit  le  nom,  tris- 
tement célèbre  dans  toute  l'Allemagne,  d'un 


LXXX  INTRODUCTION 


bandit  qui,  après  de  nombreux  crimes, 
avait  été  décapité,  six  mois  auparavant,  à 
Heidelberg,  où  les  jeunes  gens  suivaient  les 
cours  de  l'université).  Son  nom  est  écrit 
sur  le  calendrier  et  nous  sommes,  sans 
doute,  les  hôtes  de  son  fils.  »  C'est  déjà 
mourir  à  moitié  que  de  se  représenter  vive- 
ment la  mort,  avec  toutes  ses  épouvantes  et 
ses  mystères.  Mais  qu'y  a-t-il  de  plus 
effroyable  que  cette  pensée,  pour  des  jeunes 
gens?  Un  sentiment  de  vie  intense,  le  sang 
impétueux  commence  déjà  à  bouillonner 
dans  leurs  veines  ;  leurs  forces  semblent 
défier  l'éternité,  et  les  voilà  soudain,  sans 
transition,  au  bord  d'une  tombe  creusée 
par  un  meurtrier.  Leur  âme  se  contracte 
comme  le  ver  de  terre,  quand  il  sent 
au-dessus  de  lui  l'ombre  du  pied  qui  va 
Técraser.    Comme   lui,    dans    sa    débilité 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE        LXXXI 

et  dans  sa  rage,  ils  voudraient,  une  fois 
encore,  manifester  leur  force,  leur  énergie 
vitale,  la  prouver  par  un  coup,  par  une 
piqûre  à  leur  meurtrier.  De  tous  leurs 
ardents  désirs,  c'est  le  seul  qui  leur  reste. 
Mais  les  deux  amis  poussent  soudain  un 
grand  cri  de  joie.  Ils  viennent  de  décou- 
vrir, cachée  derrière  des  planches,  une 
cognée  rouillée  ;  ils  la  prennent,  et  l'un 
après  l'autre,  ils  la  brandissent  en  signe  de 
triomphe,  la  font  tournoyer  autour  de  leur 
tête. 

«  Tu  vois,  dit  i\.dolphe,  elle  est  tachée  de 
sang.  »  —  «  Eclaboussée,  comme  la  hache 
d'un  boucher,  reprit  Otto,  avec  un  frémisse- 
ment Hein  ?  Adolphe,  nous  ne  pensions 
guère  avoir  une  nuit  pareille,  quand  nous 
sommes  sortis  ce  matin,  pour  nous  donner 
une  journée  de  bon  temps.  Le  soleil  bril- 


LXXXII  INTRODUCTION 


lait,  si  clair,  si  gai  !  un  vent  frais  vous  ca- 
ressait les  cheveux,  et  nous  parlions  de  ce 
que  nous  ferions  dans  trois  ans  !»  —  «  Qui 
est-ce  qui  frappe  ?  »  s'écria  Adolphe,  et  il 
bondit  vers  la  porte,  en  levant  la  cognée. 
«  C'est  le  chien  qui  gratte  ses  puces  !  »  dit 
Otto.  «  C'est  vrai,  tu  as  raison,  reprit  Adol- 
phe, le  voilà  rendormi,  il  ronfle  déjà.  Tiens, 
allons  donc  nous  asseoir  sur  la  paille  ;  pose 
la  lancipe  sur  ce  billot  ».  Otto  feuilletait  le 
calendrier  et  lisait  une  vie  de  saint  qui 
s^y  trouvait.  Adolphe,  immobile,  fixait  la 
flamme  de  la  lampe.  «  C^est  tout  de  même 
épouvantable,  dit-il,  après  un  long  silence, 
d'être  assis  là,  à  un  endroit  où  l'on  a  assas- 
siné, plus  d'une  fois  peut-être,  un  dormeur 
innocent.  Viendront- ils  bientôt  nous  égor- 
ger, les  gens  d'en  bas?  ils  aiguisent  leurs 
poignards,  sans  doute.  Est-ce  qu'on  ne  vient 


I 


HEBBEL,  l'homme  ET  l'OEUVRE       LXXXIII 

pas  d'ouvrir  la  porte  de  la  maison?  »  — 
«  Sûrement,  répondit  Otto,  en  tendant 
l'oreille.  Il  me  semble  aussi  que  j'entends 
un  bruit  de  pas,  comme  si  l'on  marebait  sur 
la  pointe  des  pieds  ;  ce  sont  les  complices 
qui  arrivent.  »  —  «  Ma  foi,  je  n'en  suis  pas 
fâcbé,  dit  Adolphe,  en  se  levant  brusque- 
ment ;  je  n'aime  pas  attendre,  et  la  mort 
moins  qu'autre  chose!  »  —  «  Nous  sommes 
deux,  après  tout,  reprit  Otto.  Et  il  faudra 
d'abord  qu'ils  montent  à  l'échelle.  Nous 
nous  en  tirerons  peut-être.  C'est  vrai 
qu'avec  des  armes  à  feu...  L'échelle  craque. 
Entends-tu  ?  Vite,  allons  les  recevoir.  » 

Otto  ouvrit  brusquement  le  verrou,  et  il 
voulait  se  précipiter  au  dehors,  mais  le 
chien  qui  grognait  en  lui  montrant  les 
dents,  le  força  à  rentrer.  Le  garde  cria 
alors  de  sa  voix  perfide   :    «  Fi  !    Harras  I 


LXXXIV  INTRODUCTION 


Laisse  ces  messieurs  tranquilles,  s'ils  ne 
veulent  pas  que  tu  les  gardes,  ne  les  garde 
pas  de  force!  »  Le  chien  baissa  la  queue,  et, 
docilement,  laissa  le  passage  libre.  Adol- 
phe saisit  la  lampe,  et  s'approcha  de 
Féchelle.  «  Comment  !  vous  ne  dormez 
pas?  »  demanda  le  garde.  «  Qu'est-ce  que 
vous  voulez  encore  ?  »  répliqua  Adolphe. 
«  Ce  que  je  voulais  ?  Oui,  qu'est-ce  que  je 
voulais  donc?»  répondit  le  garde,  qui  sem- 
blait embarrassé.  «  Vous  ne  m'inspirez  pas 
confiance,  vous  !  »  cria  Adolphe  d'un  air 
menaçant.  «  Vous  devez  être  bailli,  je  ne 
sais  où,  »  répliqua  le  garde.  Messieurs  les 
baillis  ne  peuvent  pas  souffrir  mon  nez;  ils 
disent  qu'il  est  de  gingois;  trouvez-vous 
que  c'est  vrai?  »  —  «  Drôle  !  »  cria  Adol- 
phe, qui  s'avança  le  plus  qu'il  pouvait  et 
posa  la  lampe  par  terre.  «  Pas  d'insultes! 


HEBBEL,    l'homme   ET   l' OEUVRE      LXXXV 

répliqua  le  garde  avec  virulence  ;  il  n'y  a 
pas  besoin  de  ça  pour  me  persuader  que 
vous  êtes  du  bois  dont  on  fait  les  conseil- 
lers intimes...  Mais,  ajouta-t-il,  en  repre- 
nant son  air  patelin,  poussez  donc  la  lampe 
un  peu  plus  loin.  Je  suis  enrhumé  et  en  tous- 
sant je  pourrais  l'éteindre  ;  ça  serait  tout 
aussi  dangereux  que  si  je  l'avais  soufflée.  Il 
me  semble  que  ça  vous  est  désagréable  de 
me  voir  en  haut.  Eh  bien,  faites-moi  donc  le 
plaisir  de  remplir  cette  mesure  d'avoine, 
tenez,  dans  le  coffre  qui  est  à  côté  de  la 
cheminée.  C'est  pour  mon  cheval  qui  est 
malade.  Tiens,  tiens,  vous  avez  une  hache? 
Eh  bien,  j'espère,  si  vous  vous  promenez 
souvent  avec  cette  arme- là  dans  votre 
poche,  vous  devez  avoir  une  poche  assez 
spacieuse  !  »  Otto  lit,  à  la  place  d'Adolphe, 
ce  que  le  garde  demandait,  après  quoi,  ce 


LXXXVI  INTRODUCTION 


dernier  s'en  alla.  Les  amis  rentrèrent  dans 
la  mansarde,  et  le  chien  vint  reprendre  sa 
place. 

«  Quelle  nuit  mouvementée!  dit  Otto  à 
Adolphe.  Après  tout,  ce  coquin  est  peut-être 
seul  à  la  maison,  ses  suppôts  ne  seront  pas 
venus,  et  n'ayant  pu  réussir  à  nous  sur- 
prendre, il  renonce  sans  doute  à  faire  le 
coup.  »  —  ((  C'est  possible,  répliqua  Adol- 
phe, et  il  tira  sa  montre  :  Du  reste,  il  n'est 
pas  encore  tard.  »  On  entendit  un  coup  de 
fusil  et,  aussitôt,  un  bruit  singulier,  devant 
la  fenêtre  du  toit.  «  Qui  va  là  ?  »  cria  Adol- 
phe et  il  éclaira  la  fenêtre  avec  la  lampe.  Il 
éclata  de  rire,  en  apercevant  la  figure  prud- 
hommesque  et  raisonnable  d'un  matou  :  la 
détonation,  sans  doute,  l'avait  efï'rayé,  et 
attiré  par  la  lumière,  il  avait  grimpé  le 
long  du  mur.  L'éclat  de  la  lampe  toute  pro- 


HEBBEL,  l'homme  ET  l'OEUVRE     LXXXVII 

che  de  lui,  l'aveuglait  ;  il  se  livra  d'abord  à 
toutes  sortes  de  contorsions  cocasses,  puis, 
d^un  bond,  disparut.  Quelques  minutes 
après,  les  deux  amis  entendirent,  en  bas,  le 
bruit  sourd  d'une  chute,  comme  d'un  corps 
jeté  bas  par  un  coup  de  poignard.  Des 
bruits  de  pas  résonnaient  dans  la  maison 
et  l'on  distingua  la  voix  nasillarde  de  la 
vieille,  qui  disait  :  «  Eli  bien,  comment 
va-t-il  ?  ».  —  «  Mort,  »  répondit  la  voix 
sourde  du  garde^  et  il  proféra  un  juron. 
«  Seigneur  Jésus  !  »  cria  la  vieille  d'une 
voix  perçante.  Et  l'on  n'entendit  plus  rien. 
Les  deux  amis  ne  savaient  que  penser  de  ce 
qui  venait  de  se  passer. 

Ils  s'assirent  sur  le  lit,  pensifs.  Enfin,  — 
comme  tout  restait  silencieux  —  ils  tombè- 
rent dans  une  somnolence  inquiète.  Dans 
cet  état,  moitié  rêve,  moitié  veille,  il  sem- 


LXXXVIII  INTRODUCTION 


bla  à  Otto,  que  la  lampe  s'éteignait.  Il  sur- 
sauta, se  dressa  ;  il  crut  qu  il  s'était  trompé, 
car  la  lampe  répandait  toujours  sa  lumière 
pâle.  Alors,  il  s^aperçut  avec  une  joie  indi- 
cible^ que  l'aurore  illuminait  de  rouge  et 
d'or  la  fenêtre.  Il  éveilla  son  ami  qui  dor- 
mait, la  mine  sombre,  avec  la  hache  serrée 
dans  ses  bras.  «  Qu'est-ce  que  c'est?  »  cria 
Adolphe,  qui  se  leva  en  sursaut.  «  Regarde, 
regarde  »,  dit  Otto,  en  menant  son  ami 
vers  la  fenêtre.  «  Dieu  soit  loué  !  dit  Adol- 
phe, j'étais  en  train  de  faire  un  rêve  aflreux. 
Je  croyais  être  en  Italie  ;  je  traversais  une 
forêt.  Tout  à  coup,  une  troupe  de  bandits 
déguenillés  sort  des  buissons  épais  ;  ils  se 
précipitent  sur  moi  en  poussant  des  cris  féro- 
ces: ils  vont  me  dépouiller,  me  tuer.  Voyant 
qu'il  y  va  de  ma  vie,  je  leur  crie  :  depuis 
quand  le  corbeau  arrache-t-il  l'œil  au  cor- 


HEBBEL,    L  HOMME  ET  L  OEUVRE      LXXXIX 

beau  ?  Je  suis  des  vôtres.  Voyez  en  la 
preuve.  Et  je  tire  le  petit  poignard  souple, 
tu  sais,  celui  que  j'ai  a:heté  à  la  foire  de 
Francfort  à  un  marchand  de  bric-à-brac,  à 
un  juif.  Mais  les  bandits  ne  me  croient  pas 
et  ils  me  rient  au  nez.  Soudain,  apparaît,  à 
la  lisière  du  bois,  un  autre  voyageur,  sur  un 
superbe  cheval.  Il  s'approche.  Un  des  ban- 
dits me  dit  alors  :  Tu  es  des  nôtres  ;  soit  ! 
Mais  tu  vois  le  cavalier  qui  s'avance  ;  voilà 
l'occasion  de  faire  ton  chef  d'œuvre,  avant 
que  nous  ne  te  recevions  dans  notre  corpo- 
ration. C'est  à  ce  moment-là  que  tu  m'as 
éveillé.  Et  maintenant,  je  me  rappelle  que 
ce  rêve,  c'est  la  sotte  histoire,  que  feu  mon 
oncle  rabâchait  si  souvent.  Jamais  je  ne 
voulus  croire  à  cette  aventure,  parce  que 
chaque  fois  qu'on  lui  demandait  comment 


XG  INTRODUCTION 


elle  s'était  terminée^  mon  oncle  ne  savait 
que  répondre.  » 

«  Il  s'agit  maintenant  d'oublier  cette 
nuit  et  tous  ses  cauchemars,  dit  Otto^  don- 
nons-nous, tout  entiers,  à  l'ivresse  pro- 
fonde, au  sentiment  intense  de  vivre.  Pour 
la  première  fois,  la  vie  ne  nous  apparaît 
plus  comme  un  don  ;  et  si  nous  ne  l'avons 
pas  acquise,  du  moins  l'avons-nous  conser- 
vée, comme  un  bien  précieux,  par  notre 
vigilance  et  nos  précautions.  Adolphe  serra 
avec  ardeur  la  main  de  son  ami.  Et  voici 
qu'on  entendit  la  voix  de  la  vieille,  qui, 
gravement,  chantait  le  cantique  matutinal. 
On  distinguait  nettement  les  paroles;  c'était 
une  pieuse  poésie  de  Gellert  : 

Eveille-toi,  mon  cœur,  et  chante 
Celui  qui  créa  toute  chose, 
Qui  donne  le  pain  et  les  roses 
Et  veille  sur  ceux  qui  reposent, 
Les  gardant  des  âmes  méchantes  ! 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XGI 

Involontairement,  les  deux  amis  chan- 
tèrent à  l'unisson.  Ils  descendirent  par 
Féchelle.  En  bas^  le  garde  vint  au  devant 
d'eux  et  les  salua  avec  affabilité.  Sa  figure 
leur  sembla  beaucoup  moins  déplaisante 
que  la  veille  au  soir,  et  pendant  la  nuit; 
pour  un  peu,  ils  se  seraient  reproché  leur 
méfiance  à  son  endroit.  JMais  la  figure  du 
garde  avait  déjà  repris  son  sourire  équivo- 
que, le  pli  sardonique  de  sa  bouche,  et  il 
leur  parut  plus  antipathique  que  jamais.  Il 
s'excusa  d'avoir  été  forcé  de  les  déranger  si 
avant  dans  la  nuit.  «  Tout  de  même,  ajouta- 
t-il,  je  ne  pouvais  point  savoir  que  vous  ne 
dormiez  que  d'un  œil,  comme  les  lièvres, 
et  que  j'aurais  beau  marcher  à  pas  de 
loup,  vous  m^entendriez.  »  Il  les  fît  alors 
passer  dans  la  cuisine,  où  la  vieille  était  en 
train  de  faire  le  café,  dont  le  restaurant  par- 


XCII  INTRODUCTION 


fum  les  accueillit  Ils  le  burent,  sans  dire 
mot,  pensant  que  c'était  plus  prudent. 
Quand  ce  fut  fini,  ils  demandèrent  au  garde, 
qui  lavait  et  peignait  son  chien,  combien 
ils  lui  devaient.  Sans  mêçie  lever  les  yeux, 
il  répondit  laconiquement  qu^il  s'était  déjà 
payé.  «  Est-ce  qu'il  te  manque  quelque 
chose  ?  »  demanda  Adolphe,  d'un  ton  nar  • 
quois,  à  son  ami.  Otto  fit  signe  que  non,  et 
dit  au  garde  :  «  Il  ne  me  manque  rien  non 
plus.  Encore  une  fois,  votre  compte  ?»  — 
c(  Messieurs,  dit  le  garde  en  se  levant;  il 
s'approcha  de  la  table  et  but,  d'un  trait,  un 
verre  de  bière,  je  ne  veux  pas  jouer  plus 
longtemps  à  cache-cache  avec  vous.  Vous 
avez  été  toute  la  nuit  sur  le  gril,  et  le  gril  est 
gratis  !»  —  «  Voilà  ce  que  j  ^appelle  de  la 
franchise!  »  répliqua  Adolphe,  en  regardant 
Otto.  «  N'est-ce  pas?  fit  le  garde,  je  ne  me 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  XGIII 

suis  pas  trompé,  je  suis  à  vos  yeux  comme 
l'ogre  pour  les  enfants  ?»  —  «  Vous  l'avez 
dit,  mon  ami,  dit  Adolphe^  qui  lui  tapa  sur 
l'épaule  avec  une  colère  contenue^  vous  êtes 
bien  le  fils  de  votre  père  !»  —  «  Je  ne  com- 
prends pas,  répliqua  le  garde,  rougissant 
jusqu'à  la  racine  des  cheveux,  mais  je  peux 
vous  garantir  une  chose,  c'est  que  quand 
vous  quitterez  mon  pauvre  toit,  c'est  vous 
qui  rougirez.  Voyez -vous  la  vieille  femme, 
là-bas,  qui  hier  soir  vous  a  servi  la  bière  et 
tout  à  l'heure  le  café?  C'est  ma  mère.  Elle 
n'a  plus  de  dents  ;  eh  bien,  quand  vous 
aurez  soixante-dix  ans,  peut  être  qu'il  vous 
en  manquera  aussi  trente-deux.  Elle  est 
borgne,  parce  qu'un  jour  qu'elle  était  seule 
dans  sa  chaumière,  un  misérable  l'a  assail- 
lie, et  comme  elle  ne  voulait  pas  livrer  de 
bon  gré  les  économies  péniblement  amas- 


XCIV  INTRODUCTION 


sées  par  mon  père,  il  lui  a  crevé  un  œil. 
Vous  comprenez  ?  Hier,  j 'étais  derrière  vous 
quand  vous  regardiez,  par  la  fenêtre,  notre 
pauvre  logis.  Je  voulais,  comme  de  juste, 
prévenir  votre  demande  et  vous  offrir 
l'hospitalité.  Mais  c'est  alors  que  vous  vous 
êtes  mis  à  faire  vos  réflexions  indignes  sur 
ma  mère.  J'ai  été  d'autant  plus  blessé,  que 
j'étais  justement  bien  disposé  à  votre  égard. 
Ah  !  vous  savez,  j'ai  la  tête  près  du  bonnet, 
moi  ;  mon  premier  mouvement,  excusez,  ça 
a  été  de  lever  mon  bon  gourdin  de  chêne  et 
de  vous  en  asséner  un  maître  coup,  mais 
j'ai  laissé  retomber  mon  bras.  Il  m'était  venu 
l'idée  d'une  vengeance  plus  complète.  Pour 
vous  punir  de  vos  soupçons  injustes,  j'avais 
résolu  de  vous  faire  savourer,  par  Timagi- 
nation,  toutes  les  tortures  que  vous  auriez 
eu  à  subir,  si  j'avais  été  vraiment  celui  pour 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XGV 

qui  vous  me  preniez.  C'est  alors  que  je 
vous  ai  invités  à  entrer.  Et  aussitôt  que  vous 
avez  été  entre  mes  quatre  murs,  j'ai  cher- 
ché par  toute  sorte  d'équivoques,  à  exciter 
les  pires  soupçons.  Du  reste,  ça  ne  m'a  pas 
été  difficile  de  jouer  mon  rôle  pendant  une 
bonne  partie  de  la  nuit.  J'avais  autre 
chose  à  faire  qu'à  dormir  ;  il  fallait  que  je 
soigne  mon  pauvre  bidet,  qui,  hélas  !  est 
tombé  raide  mort,  sur  le  coup  d'une 
heure.  »  Otto  interrompit  le  garde  :  «  Alors, 
c'est  la  mort  de  votre  cheval  que  vous 
annonciez  à  votre  mère,  quand  elle  vous  a 
demandé  :  Eh  bien,  comment  va-t-il  ?»  — 
«  Vous  avez  entendu  ça  aussi  ?  dit  le  garde  ; 
alors,  le  hasard  m'a  mieux  servi  encore  que 
je  ne  pensais.  De  vrai,  je  ne  songeais  guère 
à  vous  à  ce  moment-là;  quand  j'ai  vu  la 
pauvre  bête  s'écrouler  et  détendre  les  qua- 


XCVI  INTRODUCTION 


tre  fers;  un  brave  et  beau  cheval  que  j'avais 
acheté  pour  une  bonne  somme,  il  n'y  a  guère 
que  quelques  semaines  !  Alors,  j'ai  répandu 
de  l'avoine  sur  son  corps  et  j'ai  lancé  la 
mesure  contre  le  mur,  où  elle  s'est  cassée  en 
mille  morceaux.  »  —  «  Vous  n'êtes  donc  pas 
le  fils  de  ***  »  et  Adolphe  nomma  le  fameux 
meurtrier  qu'il  avait  vu  décapiter.  «  Par 
Dieu,  non  !  répondit  le  garde  épouvanté. 
Comment  pouvez-vous  me  faire  une  pareille 
question  ?»  —  «  C'est  que  nous  avons 
trouvé  au  grenier,  dit  Otto,  un  vieux  calen- 
drier avec  son  nom  écrit  en  toutes  lettres. 
Ça  nous  a  remplis  d'épouvante,  et  votre 
plan,  sans  ça,  n'aurait  pas  si  bien  réussi.  » 
—  ((  Je  ne  sais  pas  au  juste  ce  qu'il  y  a  au 
grenier,  reprit  le  garde,  je  ne  me  suis  pas 
encore  occupé  de  tout  le  fouillis  qu'il  y  a 
là-haut.  Il  y  a  peu  de  temps  que  j'ai  été 


HEBBEL,    L  HOMME    ET   L  OEUVRE         XCVII 

nommé  dans  ce  finage.  En  attendant  qu'on 
me  bâtisse  une  maison  convenable,  il  faut 
bien  que  je  loge  dans  cette  espèce  de 
repaire,  qu'on  ne  va  pas  tarder  à  démolir.  » 
—  «  Vous  êtes  un  brave  homme,  cria 
Adolphe,  et  mettant  son  porte-monnaie  sur 
la  table,  tenez,  ça  vous  aidera  à  acheter  un 
autre  cheval.  »  Otto,  en  bon  étudiant  insou- 
cieux du  lendemain,  voulait  faire  de  même  ; 
mais  le  garde  repoussa  l'agent  :  «  Non, 
dit-il,  je  ne  prendrai  même  pas  un  pfennig; 
c'est  assez  que  vous  me  donniez  votre  par- 
don comme  je  vous  donne  le  mien.  » 


Après  les  quelques  mois  passés  à  Heidel- 
berg,  le  poète  continuait  donc  son  tour 
d'Allemagne  ;  il  se  dirigea  vers  Munich  et 


XCVIII  INTRODUCTION 


toujours,  comme  ses  ressources  ei  son  goût 
l'y  incitaient,  pédestrement  et  piètrement. 

Les  années  d'odyssée  de  Hebbel  présen- 
tent, au  point  de  vue  géographique,  un  assez 
joli  dessin  :  deux  lignes  concentriques,  dont 
la  seconde  décrit  une  couj'be  plus  ample. 
Hambourg,  Heidelberg,  Munich;  Copen- 
hague, Paris,  Rome  et  Vienne. 

Cette  longue  étape,  de  Heidelberg  à  Mu- 
nich, dix-huit  journées  de  marche,  fut  pour 
Hebbel  la  plus  vivifiante  promenade  de  sa 
vie.  Lui,  qui  avait  une  tendance  à  trop  se 
renfermer  en  lui-même,  à  faire  de  la  méta- 
physique casanière,  il  se  sentait  s'épanouir 
en  traversant  ces  pays,  ces  villes  variées  ;  le 
blond  géant  des  plaines  du  Nord  se  laissait 
pénétrer  par  la  tiédeur  méridionale  ;  il 
voyait  autour  de  lui  un  monde  nouveau, 
des  populations  aux  cheveux  bruns,  forte- 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  XCIX 

ment  mêlées  de  sang  celtique,  des  hommes 
qui,  sans  pudeur,  ne  craignent  pas  de  sortir 
d'eux-mêmes.  Il  se  rendit  fort  bien  compte 
de  ce  contraste  et  écrivait  :  «  La  vie  est  un 
voyage,  dit  le  chrétien.  11  est  encore  plus 
juste  dédire  :  voyager, c'est  vivre.  Le  profit 
que  j'ai  retiré  de  ce  voyage  est  immense.  On 
ne  doit  jamais  transplanter  un  arbre,  mais 
Fhomme  ne  doit  jamais  s'enraciner.  Quand 
on  voit  chaque  jour  un  monde  nouveau 
autour  de  soi,  le  sang  s'émeut  et  bouillonne 
dans  toutes  les  veines.  Peu  importe  que  ce 
monde  nouveau  soit  beau  ou  non  !  Ce  qui 
est  beau,  c'est  ce  qui  est  autre.  J'ai  aspiré 
la  vie  comme  de  Tair  frais...  »  Strasbourg, 
Stuttgart,  Tubingue,  Ulm  lui  avaient  offert 
cette  heureuse  distraction.  Il  avait  pu  voir 
de  près  quelques-uns  des  poètes  les  plus 
illustres  de  cette  époque,  dans  la  capitale 


INTRODUCTION 


du  Wurtemberg, rexcellent Gustave  Schwab 
et  dans  la  bonne  ville  universitaire  de 
Tubingue,  Uhland,  dont  les  poésies  avaient 
enthousiasmé  son  adolescence.  Hebbel 
s'était  forgé  du  grand  poète  souabe  une 
image  grandiose  ;  il  se  l'était  représenté 
avec  la  beauté,  le  feu  d'un  autre  Goethe.  Il 
fut  déçu  de  ne  trouver  qu'un  brave  homme, 
avec  la  tête  d'Astier-Réhu  et  la  facilité 
d'élocution  de  Corneille. 

Le  30  septembre  1836  il  arrivait  à  Munich. 
La  ville  lui  plut.  Il  écrivait  :  «  J'habite  dans 
une  maison,  qui,  à  Hambourg,  passerait 
pour  un  palais,  mais,  à  Munich,  il  n'y  a  que 
des  palais.  »  Le  fils  du  maçon,  l'homme  de 
la  plaine,  respire  dans  ces  rues  larges  et 
ennuyeuses;  ces  grandes  bâtisses  en  plâtre, 
avec  des  façades  nues,  mais  italiennes,  lui 
imposent.  Et  Ton  conçoit  que  dans  la  nota- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET   L  OEUVRE  CI 

tion  de  ses  voyages,  de  Heidelberg  à  Mu- 
nich, et  plus  tard,  de  Munich  à  Hambourg,  il 
n'ait  pas  eu  un  mot  d'amour  pour  les  villes 
délicieusement  moyen-àgeuses  qu'il  avait 
traversées.  Sans  doute,  la  modicité  de  ses 
ressources,  la  fatigue,  gênent  l'enthou- 
siasme artistique  ;  mais,  cependant,  on 
attendait  de  lui  une  intuition,  une  vision 
quelconque.  Il  dit  s'il  a  bien  ou  mal  mangé, 
s'il  faisait  froid  ou  chaud,  et  qu'il  s'est  fait 
couper  les  cheveux  II  passe  à  Nuremberg, 
qui,  à  cette  époque,  présentait  une  harmo- 
nieuse et  synthétique  image,  où  les  briques 
jaunes  ou  rouges  ne  faisaient  pas  encore 
tache,  et  il  consigne  sur  son  carnet  :  «  Je 
m'y  suis  arrêté  un  jour,  je  le  regrette.  Je 
n'avais  pas  besoin  d^un  jour  entier  de 
repos  et,  pour  connaître  vraiment  une  telle 

ville,  un  seul  jour    ne  suffit  pas.  »   Nous 

f. 


cil  INTRODUCTION 


n'exigions  pas  de  lui  qu'il  en  ait  visité  les 
musées  et  vu  toutes  les  beautés  qu'indique 
Baedeker  ;  nous  attendions  seulement  l'im- 
pression d'une  telle  ville  sur  un  poète  tel 
que  lui.  Pour  logique  qu'il  soit,  son  laco- 
nisme nous  a  déçus...  Il  faudra  encore  à 
Hebbel  des  années  de  culture,  avant  qu'il 
n'arrive  à  goûter  le  charme  des  vieilles 
rues  tortueuses  et  originales  de  Vienne. 

C'est  dans  la  capitale  de  la  Bavière  que 
Hebbel  fait  vraiment  son  éducation  classi- 
que. Il  suit  encore,  à  l'université,  quelques 
cours  de  philosophie  ;  il  voit  les  chefs  d'œu- 
vre  plastiques  et  picturaux  de  la  Glypto- 
thèque  et  de  la  Pinacothèque,  et  surtout,  il 
s'instruit  par  ses  lectures.  Il  lit  les  tragiques 
grecs,,  Tacite  et  Gibbon,  Dante,  Calderon, 
Rousseau,  Lessing,  Winckelmann  et  Gœthe, 
Jean-Paul,     Walter  Scott,    Tieck,    Hegel, 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CIII 

Testhéticien  Solger,  et,  à  côté  de  ces  éci'i- 
vains  classiques,  il  poursuit  la  lecture  des 
écrivains  irréguliers,  auteurs  du  «  Sturm 
und  Drang,  »  correspondance  de  Rahel, 
de  Bettina.  Il  est,  en  outre,  très  au  courant 
de  la  poésie  contemporaine  en  Allemagne. 
Ces  lectures,  comme  il  le  dit,  il  les  rap- 
porte toutes  à  soi-même.  Il  en  fait  la 
critique,  très  subjective,  mais  profonde. 

Ilebbel  vit  péniblement.  Les  quelques 
chroniques  qu'il  envoie  aux  journaux,  sont 
médiocrement  payées.  Grâce  à  l'argent  que 
lui  a  envoyé  Elise  à  Heidelberg  et  à  Munich, 
il  ne  meurt  pas  tout  à  fait  de  faim.  Sa  vie 
solitaire  est  consolée  par  la  drôlerie  de  sa 
maîtresse,,  Josepha  Schwarz,  la  fille  d'un 
menuisier  chez  qui  il  demeure.  Au  fond, 
c'est  l'époque  la  plus  désespérée,  la  plus 
philosophique  de  son  existence.  Il  se  déta- 


CIV  INTRODUCTION 


che  du  christianisme,  «  ce  virus  de  Thuma- 
nité,  »  de  la  morale  courante,  que  le  sur- 
homme, que  le  génie,  suprêmement  égoïste, 
méprise.  Il  écrit  à  un  de  ses  amis  : 
«  L'homme  comme  moi,  dont  tout  l'être  est 
la  proie  de  la  mort,  ne  devrait  pas  embras- 
ser de  ses  bras  empestés  une  vie  jeune, 
florissante.  Un  cadavre  qui  se  laisse  aller 
aux  doux  badinages  d'une  âme  de  jeune 
fille  et  qui  les  rend  au  centuple,  voilà 
de  rhumour,  et  d'autant  plus  irrésistible, 
qu'elle  est  plus  effroyable.  Le  malheur  rend 
égoïste.  »  Il  éprouve  sous  toutes  ses  for- 
mes, le  mal  du  siècle.  Le  silence  de  ces 
espaces  infinis,  vides  de  Dieu  ;  la  pensée  de 
ce  Dieu  nouveau  qui  devient,  et  que  l'huma- 
nité doit  créer,  Tépouvante  autant  qu'elle 
enchantera  Renan.  Sur  ces  entrefaites,  le 
seul  ami  que  Hebbel  ait  vraiment  possédé, 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CV 

Emile  Rousseau,  un  de  ses  condiciples  de 
Heidelberg,  meurt  presqu'en  même  temps 
que  la  mère  du  poète.  Hebbel  souflre  pro- 
fondément, et  éprouve  le  besoin  de  se  rap- 
procher d'Elise,  le  seul  être  qui  l'aime 
désormais.  Le  11  mars  1839,  il  reprend  le 
havre-sac,  pour  traverser  l'Allemagne  du 
Sud  au  Nord,  de  Munich  à  Hambourg. 
Hebbel  n'est  plus  «  étudiant,  »  il  va  cesser 
d'être  «  littérateur  »  pour  devenir  enfin  le 
grand  poète  tragique,  digne  de  l'immor- 
talité. 

A  toutes  les  périodes  de  sa  vie,  Hebbel  a 
écrit  des  poésies.  Lorsqu'il  quitta  Munich, 
il  avait  «  trouvé  »  déjà  les  plus  caracté- 
ristiques, les  plus  émues,  les  plus  intimes. 
Sans  doute^,  il  en  écrira  encore  de  fort 
belles,  et  quand  il  aura  le  recul  néces- 
saire,   et   que    ses  impressions    d'enfance 


CVI  INTRODUCTION 


se  seront  cristallisées,  il  donnera  à  des 
ballades  comme  :  V enfant  de  la  lande, 
Paris,  1844,  ou  :  Un  paysan  de  la  Dith- 
marsch^  Vienne  1853,  une  touche  locale 
que  n'avaient  pas  les  œuvres  antérieures. 
Le  décor  changera,  évoquant  Tltalie  mo- 
derne ;  la  Rome  de  Dioclétien.  Le  fond 
restera  le  même  et  ce  ne  sont  pas  les  poè- 
mes où  il  mit  le  plus  de  philosophie,  qui 
captivent  surtout.  La  réflexion,  souvent, 
n'y  est  pas  assez  fondue  en  vision  lyrique, 
en  intuition.  Quelques  lieds  de  sa  jeunesse 
parlent  plus  directement  à  l'àme.  En  mai 
1836,  il  écrivait,  par  exemple;,  à  Heidel- 
berg  :  Sensation  nocturne. 

Quand  je  me  dévêts,  le  soir, 
Doucement,  avec  lenteur, 
Les  pensées  lasses  m'emportent 
Vers  l'avenir  ou  le  passé. 


HEBBEL,    L  HOMME    KT    L  OEUVRE  CVII 

Et,  je  songe  aux  jours  anciens, 

Où  ma  mère  me  dévêtait  ; 
En  silence,  elle  me  posait,  au  berceau, 
Le  vent  mugissait,  cernant  la  maison. 

Et  je  songe  à  l'heure  dernière, 
Où  les  voisins  viendront,  comme  elle  ; 
En  silence,  ils  me  coucheront,  dans  la  terre. 
Alors,  je  reposerai,  longtemps. 

Quand  le  sommeil  clôt  ma  paupière, 
Bien  souvent  j'ai  fait  le  rêve 
Qu'en  silence,  venait  me  coucher 
Quelqu'un  que  je  ne  saurais  dire. 

C'est  à  Munich  que  flebbel  écrivit  la 
chanson  :  le  Jeune  marin^  que  Garl  chante 
dans  Maria- Magdalene.  Dans  le  lied,  naïf, 
populaire,  et  si  artistique,  Hebbel  sait  inti- 
mement mêler  sensation  et  sentiment  et 
renforcer  l'un  par  l'autre.  Dans  ses  poésies 
philosophiques,  souvent  un  mot  abstrait, 
technique  détruit  la  suggestion  poétique, 
rend  le  vers  rocailleux.  La  brutalité  san- 


GVIII  INTRODUCTION 


guinolente  de  ses  ballades  rebute  parfois. 
Dans  ses  lieds,  la  langue  est  simple  ;  les 
vers  ont  une  harmonie  qui  rehausse  les 
sentiments^  en  les  prolongeant  par  la  vibra- 
tion musicale.  Dès  1832,  Hebbel  projetait 
un  mélo-drame  Panncide,  où  les  sons  eus- 
sent doublé  la  terreur  tragique.  En  1835, 
dans  Sur  un  Violon,  il  rend  avec  un  rare 
bonheur  d'expression  la  sensation  des  notes 
profondes  du  violon,  éveillant  en  lui  des 
sentiments  douloureusement  harmonieux  ; 
comme  dans  Les  sanglots  longs  du  violon,,, 
de  Verlaine,  sensation  et  sentiment  se 
transposent  et  s'enlacent. 

Le  31  mars  1839,  le  poète  était  de  retour 
à  Hambourg.  Il  va  y  passer  quatre  années 
en  compagnie  d'Elise  Lensing.  C'est  là 
qu'il  prendra  rang  comme  auteur  tragique. 
Il  ne  faudrait  pas  croire  toutefois  que  sa 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CIX 

vocation  dramatique  ait  été  soudaine.  Elle 
remonte  à  une  époque  antérieure,  mais  elle 
s'est  décidée  surtout  pendant  le  séjour  à 
Munich,  où  Hebbel  «  portait  »  déjà  le  sujet 
de  plusieurs  de  ses  œuvres  théâtrales.  Heb- 
bel procédera  presque  toujours  ainsi  pour 
ses  ouvrages  dramatiques  :  une  gestation 
plus  ou  moins  longue,  et  quand  Toeuvreest 
bien  mûrie,  il  l'écrit^  rapidement  le  plus 
souvent.  Il  n'aime  point  les  esquisses,  ni 
les  schémas  ;  l'œuvre  coule  de  source. 

Sa  première  tragédie,  Judith,  mise  en 
chantier  au  mois  d'octobre  1839,  était 
achevée  le  28  janvier  1840,  et  dès  le  6  juil- 
let, avait  lieu  à  Berlin  la  première  repré- 
sentation. Le  succès  fut  vif,  et  Gutzkow, 
l'écrivain  à  la  mode,  pensa  qu'il  fallait 
démolir,  sans  tarder,  ce  rival  redoutable 
aux  beati  possidentes. 

9 


ex  INTRODUCTION 


Cette  œuvre,  et  la  plupart  de  celles  qui 
suivront,  ont  été  provoquées  chez  Hebbel 
par  une  sorte  de  besoin  de  contradiction. 
En  les  écrivant,  il  voulait  corriger  ou  sur- 
passer, soit  les  auteurs  qui  lui  semblaient 
dénaturer  le  drame,  soit  des  œuvres  qui, 
en  l'inspirant,  lui  donnaient  le  désir  de  les 
refaire,  de  les  marquer  au  coin  de  son  génie. 
Il  est  resté  l'autodidacte  qui  profite  plus  de 
ses  lectures,  qu'il  n'en  jouit  vraiment. 

Le  drame  est  pour  Hebbel  la  plus  haute 
forme  de  création  poétique.  Aussi  en  a-t-il 
fait  son  inlassable  étude.  Dans  son  jour- 
nal, dans  des  articles  critiques,  dans  des 
préfaces,  dont  on  trouvera  plus  loin  l'essen- 
tiel, Hebbel  a  exposé  dogmatiquement  sa 
pensée  sur  ce  sujet.  Sa  célèbre  formule  : 
<(  L'art  est  la  philosophie  réalisée,  »  dit 
assez   sa  tendanccr    Les    personnages  ne 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CXI 

sont  que  les  représentants  des  idées  qui 
s'incarnent  en  eux.  Ce  ne  sont  pas  les 
luttes  d'individu  à  individu,  le  choc  des 
actions  humaines  qui  l'intéressent  surtout; 
il  étudie  les  conflits  de  l'humanité  avec  la 
divinité,  avec  le  monde,  avec  l'univers 
tout  entier.  Il  ne  montre  pas  tant  la  volonté 
humaine  en  jeu,  qu'il  ne  montre  qu'elle  est 
viciée  dans  son  principe,  et  que  plus  elle  est 
grande  et  surhumaine,  plus  elle  est  dom- 
mageable à  l'harmonie  du  monde.  Tout  ce 
qui  dépasse  le  niveau  déséquilibre,  pour 
ainsi  dire,  l'organisme  de  l'univers.  Et  pour 
rétablir  la  balance,  il  faut  que  la  cause  du 
désordre  périsse.  Au  fond,  c'est  bien  Vhybins 
des  tragiques  grecs,  châtiée  par  la  jalousie 
des  dieux.  C'est  bien  la  desmesure  des  vieux 
poèmes  épiques, qui  mène  Roland  à  sa  perte. 
La  chasteté  de  Judith,  la  vertu  de  Geno- 


GXII  INTRODUCTION 


veva,  la  beauté  d'Agnès  Bernauer,  la  force 
de  Siegfried,  le  succès  de  Démétrius  offus- 
quent Tunivers,  provoquent  la  catastrophe 
qui  les  anéantira.  Ce  qui,  pour  Hebbel,  fait 
la  grandeur  tragique  de  tels  héros,  c'est 
qu'ils  sont  nécessaires,  dans  la  vie  comme 
dans  la  mort.  Leur  perte  est  nécessaire,  si 
le  monde  ne  doit  pas  être  ébranlé  dans 
son  fondement  et  s'écrouler.  Mais  leur 
venue  n^était  pas  moins  nécessaire,  pour 
déchaîner  Tune  de  ces  crises  qui  marquent 
les  étapes  de  l'humanité. 

Hebbel  conçut  donc  l'idée  grandiose  de 
représenter  tragiquement,  en  une  suite  de 
drames,  l'histoire  éthique  de  Fhumanité, 
dans  ces  moments  de  crise,  où  deux  concep- 
tions du  monde  sont  en  présence,  en  lutte, 
c'est-à-dire,  forcément,  aux  moments  où  une 
conception  est  en  train  de  l'emporter  sur 


HEBBEL,    L  HOMME   ET   L  OEUVRE  CXIII 

Fautre.  Un  grand  poète,  contemporain  de 
Hebbel,  Otto  Ludwig  a  très  justement  dit, 
à  propos  de  cette  théorie  :  «  Le  destin 
chez  Hebbel  est  plus  un  résultat  de  l'épo- 
que où  vivent  ses  héros,  qu'un  résultat  de^ 
de  leur  action...  Ce  ne  sont  plus  leurs  dif- 
férentes natures  qui  sont  en  lutte,  mais 
différentes  conceptions  philosophiques.  » 
Cela  est  vrai,  en  bloc,  si  l'on  considère  tout 
l'œuvre  du  poète. 

Dans  le  détail,  Hebbel  a  été  souvent 
infidèle  à  sa  théorie,  ou  plutôt,  il  Ta  atté- 
nuée, individualisée,  et  peut-être  pour- 
rait-on avancer  qu'il  a  été  au  moins  autant 
le  dramaturge  de  Fhistoire  de  la  civili- 
sation, que  celui  de  l'histoire  éthique  de 
l'humanité.  Ce  qui  rendait  l'application  de 
cette  théorie  singulièrement  épineuse,  c'est 
que  le  choix  de  ces  grandes  crises  éthiques 


I 


CXIV  INTRODUCTION 


demeure  tout  subjectif.  Sans  doute,  l'avè- 
nement du  christianisme  est  un  de  ces 
moments,  où  deux  g-randes  conceptions  sont 
en  lutte,  et  Ibsen  ne  manquera  point  d'y 
prendre  le  sujet  de  son  :  César  et  Galiléen. 
Sans  doute,  le  vieux  poème  des  Niehelun- 
gen  illustre  la  lutte  du  paganisme  germa- 
nique et  du  catholicisme,  mais  pour  d'au- 
tres matières  tragiques,  peut-on  vrainaent 
assurer  qu'elles  ressortissent  à  telle  ou  telle 
crise,  à  telle  ou  telle  période  de  l'histoire 
humaine  ?  Non,  et  aussi  bien,  peu  importe, 
si  la  tragédie  est  belle,  si  elle  nous  montre 
de  l'action,  avec  grandeur,  avec  force  ;  si 
elle  nous  captive  par  l'étude  psychologique, 
toute  moderne,  des  caractères,  par  la  pein" 
ture  d'hommes,  dont  nous  savons  les  anté- 
cédents ataviques,  les  particularités  physio- 
logiques, pathologiques;  si  elle  nous  séduit 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CXV 

par  la  vie  pittoresque  avec  laquelle  Fauteur 
a  rendu  le  milieu  où  agissent  ses  person- 
nages. 

Force  tragique,  modernisme  de  la  con- 
ception, pittoresque  du  cadre  étroitement 
adapté  au  tableau,  ce  sont  là  les  qualités 
des  drames  de  Hebbel,  de  Judith^  la  pre- 
mière tragédie  du  poète.  Peut-être_,  Hebbel 
eût-il  été  mécontent  de  cette  appréciation 
de  «  sauvages  »  ou  de  «  soubrettes  ».  Ainsi 
qu'on  sait,  il  faisait,  à  diverses  époques 
de  sa  vie,  hommage  de  ces  qualificatifs, 
pour  le  moins  antithétiques,  aux  Français 
et  à  leur  idiome. 

Judith  est,  dans  toutes  les  acceptions  du 
mot,  une  œuvre  de  jeunesse.  Les  inexpé- 
riences y  abondent.  En  deux  minutes,  der- 
rière un  rideau,  au  fond  de  la  scène^  Holo- 
pherne   vainc  les  dernières  résistances  de 


CXVI  INTRODUCTION 


Judith  et,  las  de  ce  court  duel,  s'endort.  La 
suivante  Mirza  a  à  peine  eu  le  temps  de  se 
demander^  dans  un  des  plus  brefs  monolo- 
logues  qu'ait  écrits  Hebbel,  qui  l'on  égor- 
geait derrière  le  rideau,  de  Judith  ou 
d'Holopherne,  que  déjà  l'héroïne  reparait. 
Il  n'y  a  là,  après  tout,  que  maladresse 
technique  de  peu  d'importance.  ^ 

Cette  tragédie  a  des  taches,  mais  l'on 
ne  peut  dire  que  ce  soient  des  faiblesses; 
les  imperfections  qu'elle  présente,  sont  plu- 
tôt de  luxuriants  excès.  Hebbel  lâche  la 
bride  à  sa  force  tumultueuse  et  il  n'arrête 
point  la  lave  brûlante  et  sèche  de  ses  pen- 
sées ;  Holopherne  heurte  le  ciel  de  la  tète, 
et  Judith  s'analyse  avec  trop  de  fougue.  11 
voulait  faire  d'Holopherne  un  titan  :  il  appa- 
raît un  peu  comme  un  ogre  et  comme  un 
géant.  D  nettoie  son  épée,  et  cuit  son  rôti 


HEBBEL,    L  HOMME   ET   L  OEUVRE  CXVII 

à  la  flamme  des  villes  qu'il  allume,  le  soir, 
pour  s'éclairer.  Sa  figure  est  toute  en  œil  : 
c'est  Polyphème.  Embrassant  les  femmes, 
il  les  étouffe  ;  il  étouffe  un  lion  comme  on 
fait  un  pigeon  ;  la  terre  tremble  sous  ses 
pas.  C'est  Gullivert  en  Lilliput.  Vingt  ans 
plus  tard^dans  le  prologue  des  Niebelungen^ 
le  poète,  en  possession  de  tout  son  talent, 
saura  donner,  sans  le  moindre  gigantesque 
verbal,  cette  impression  de  force  colossale, 
et  son  Siegfried  sera  moins  loquace  qu'Holo- 
pherne. 

Néanmoins,  Holopherne  est  une  créa- 
tion puissante.  iVutour  de  lui,  le  monde 
tombe  en  ruines.  Il  peut  dilater  en  tous 
sens  son  individualité  ;  il  peut  oser  toutes 
les  idées,  se  sentir  dieu.  Rien  ne  l'arrête  ; 
rien  ne  l'empêche  de  mener  jusqu'au  bout 

toutes  ses  pensées,  de  les  agir  immédiate- 

9- 


CXVIII  INTRODUCTION 


ment.  En  répandant  la  mort  autour  de  lui, 
il  affirme  simplement  son  droit  de  vivre, 
son  droit  d'être  homme,  d'être  absolument 
et  radicalement  actif,  d'être  le  surhomme. 
Judith  est,  pour  tous  ceux  qui  la  regar- 
dent, pour  les  habitants  de  Béthulie,  et  pour 
le  rédacteur  de  la  Bible  :  l'héroïne.  Mais  en 
elle-même,  elle  n'est  que  femme,  femme 
avec  toutes  les  faiblesses  spécifiques.  Pour 
Hebbel,  la  femme  est  toute  passive  ;  c'est 
l'apanage  de  son  sexe,  et  si  elle  agit,  c'est 
qu'elle  s'éloigne  de  sa  nature,  qu'elle  en 
sort,  par  une  griserie  violente  provoquée  en 
elle  par  Fhomme,  par  une  rébellion  contre 
sa  nature,  et  qui  cause  sa  perte.  Chacun  de 
ses  actes  est  un  pas  en  avant  vers  l'autel, 
où  l'attire  le  besoin  d'être  sacrifiée  :  «  Pour- 
quoi vis-tu,  si  tu  ne  te  sacrifies  pas  ?  »  dit 
Judith.  Mais  Judith  n'est  point  une  vertu 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CXIX 

romaine,  une  héroïne  de  De  Viris.  Elle  est 
orientale,  féline  et  sensuelle.  Hebbel  lui  a 
donné  cette  attirance  morbide,  ce  mystère 
troublant,  qu'ont  certaines  figures  de  Gus- 
tave Moreau.  Il  a  fait  d'elle  une  demi- 
vierge.  L'homme  avec  qui  elle  s'est  mariée, 
n'a  pu  lui  donner  cet  amour  dont  elle  dési- 
rait lanière  volupté,  car  Judith  le  glaçait 
d'effroi.  Une  invincible  appréhension  l'a 
détourné  de  cette  femme,  belle,  fatale, 
et  qui  lui  tendait  froidement  les  bras. 
Cette  femme,  invaincue,  sent  l'inutilité  de 
sa  vie.  Elle  veut  se  sacrifier,  pour  agir. 
Holopherne,  enfin,  sera  pour  Judith  un 
adversaire  digne  d'elle,  un  partenaire  avec 
qui  elle  peut  se  mesurer.  Mais,  en  voulant 
venger  son  peuple^  elle  se  détruit  elle- 
même  ;  elle  détruit  cette  chasteté  qui  faisait 
sa  force  ;  le  titan  qu'elle  tuera,  la  subjuge. 


CXX  INTRODUCTION 


Il  fait  d'elle  une  femme,  il  fait  d'elle  sa 
chose.  Elle,  qui  a  un  tempérament  domina- 
teur, aime  celui  qui  est  fort;  elle,  qui  veut 
vaincre,  aime  celui  qui  la  vainc,  qui  est  plus 
grand  qu'elle.  Il  l'attire  irrésistiblement,  et 
lorsqu'il  l'a  souillée,  elle  ne  se  soucie  plus 
delà  noble  cause  de  son  peuple,  elle  venge 
sur  Holopherne  la  femme  humiliée  par  lui  ; 
sa  haine  est  amoureuse.  Par  delà  la  mort, 
le  titan  la  possède  :  peut-être  porte-t-elle 
l'enfant  qui  vengera  le  père.  L'héroïne  de 
la  légende  n'est  plus  qu'une  âme  de  femme 
vilipendée.  Ce  caractère  de  femme,  instinc- 
tive et  clairvoyante  à  la  fois,  est  tracé  de 
main  d'ouvrier.  Y  a-t-il  dans  la  peinture 
de  cette  Monna  Vanna  juive,  un  anachro- 
nisme de  sentiments?  Il  est  possible,  quoi- 
que de  teîs  anachronismes,  lorsqu'il  s'agit 


HEBBEL,    L  HOMME    ET   L  OEUVRE  CXXI 

d'époques  aussi  reculées,  soient  difficiles  à 
prouver. 

La  peinture  du  peuple  de  Béthulie, 
tout  au  moins,  donne  l'impression  de  la 
vérité,  de  la  vie.  L'anxiété  tragique  qui 
oppresse  la  population,  les  actes  de  lâcheté 
ou  de  courage  que  suscite  le  danger,  le 
prophétisme  Israélite,  les  réflexions,  les 
suppositions,  les  espoirs  que  provoque  la 
conduite  de  Judith,  toutes  ces  scènes  de 
foules,  qui  renouvellent  avec  pittoresque  le 
chœur  antique  ;  il  y  a  dans  tout  ce  «  milieu  » 
de  la  tragédie,  une  richesse  qui  rappelle  les 
scènes  du  peuple  dans  Shakspere,  ou  dans 
YEgmont  de  Gœthe. 

A  l'antithèse  de  Fhomme  et  de  la  femme 
dans  Judith,  succéda  Fanthithèse  de  la  sainte 
Genoveva,  1841,  et  du  démoniaque  Golo  ;  à 
l'antiquité,  le  moyen-âge,  à  la  prose  un  peu 


GXXII  INTRODUCTION 


rude,  le  vers  mélodieux.  La  pièce  se  passe 
«  à  l'époque  poétique  ».  Dans  un  premier 
acte,  qui  est  une  incomparable  élégie, 
Siegfried,  le  burgrave,  partant  pour  la 
guerre,  dit  adieu  à  sa  jeune  femme.  Jus- 
qu'ici, avec  une  pudeur  affinée  par  le  chris- 
tianisme, Geneviève  n'a  pas  laissé  voir  à 
son  mari  qu'elle  l'aimait  ardemment  ;  la 
séparation  sera  longue,  sans  doute  :  elle  ne 
peut  retenir  l'aveu  d'une  douleur,  dont  la 
profondeur  étonne  et  touche  Siegfried.  Il 
part  cependant.  Un  des  hommes  du  comte, 
Golo,  a  surpris  leurs  confidences.  L'amour 
chaste  de  Geneviève  suscite  en  lui  un 
amour  passionné.  Il  raille  ce  mari,  qui  sait 
si  piètrement  aimer,  et  qui  peut  facilement 
quitter  une  telle  femme.  —  Ce  premier  acte 
semble  un  développement  génial  du  début 
de  la  Novelle  de  Gœthe.  —  Golo  va  main- 


ï 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE        CXXIII 

tenant  s'acharner  à  sa  proie,  ou  plutôt,  sa 
passion  va  l'amener  à  tous  les  crimes.  Le 
remords  aiguisera  sa  furie.  La  lucidité  de  son 
esprit,  une  puissance  de  souffrir  et  de  faire 
souffrir,  une  sorte  de  génie  dans  la  passion 
font  de  lui  un  homme  très  moderne  par 
certains  côtés.  Sa  passion,  sans  doute,  est 
excessive,  mais  comme  elle  peut  l'être  dans 
une  âme  de  chrétien,  de  damné.  Un  tel 
caractère  n'est  pas,  en  soi,  une  innovation 
dans  l'histoire  du  théâtre  allemand,  où  un 
trait  d'ombre,  fortement  marqué,  aime  à 
souligner  la  lumière.  Traître  de  mélodra- 
me, ou  Satan,  le  personnage  répond  à  une 
habitude,  à  un  besoin  de  l'esprit,  à  une  con- 
ception artistique. 

Hebbel  a  mis  dans  la  passion,,  dans  le 
désespoir  de  Golo,  beaucoup  de  lui-même. 
Malgré  le  succès  de  Judith^  il  souffrait  tou- 


CXXIV  INTRODUCTION 


toujours  de  la  misère.  La  naissance  de  son 
premier  fils,  le  5  novembre  1840,  n'avait 
fait  qu'augmenter  sa  détresse.  Il  pensait  au 
suicide,  sans  doute  pour  s'exciter  à  vivre  ; 
sa  plus  grande  souffrance  était  peut-être  de 
n'avoir  plus  de  livres,  et  de  manquer  ainsi 
de  ce  qui  alimentait  sa  vie  intellectuelle. 
Dans  sa  situation,  l'incendie  de  Hambourg, 
au  mois  de  mai  1842,  devait  faire  sur  lui 
d'autant  plus  d'impression.  Il  songeait,  du 
reste,  à  une  tragédie  de  Moloch  ;  la  ruine 
de  Carthage  devait  y  être  dépeinte,  et  peut- 
être  y  eût-il  utilisé  les  impressions  de  la 
catastrophe  dont  il  venait  d'être  le  témoin. 
Pour  sortir  d'embarras,  Hebbel  se  souvint 
alors  qu'il  était  né  sujet  danois.  Le  roi 
passait  pour  encourager  les  lettres  et  les 
arts.  Le  poète  partit  pour  Copenhague,  afin 
de   solliciter  ou  une  place  de   professeur 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CXXV 

d'esthétique,  à  l'université  de  Kiel,  ou  une 
bourse  de  voyage.  Il  y  arrivait  le  14  novem- 
bre 1842,  et  y  resta  jusqu'au  27  avril  de 
Tannée  suivante.  Christian  VIII  lui  avait 
accordé  deux  audiences  ;  Thorwaldsen 
l'accueillit  avec  bonté.  Enfin,  une  bourse 
de  cent  cinquante  francs  par  mois  lui  était 
allouée  pour  deux  ans.  Hebbel  l'avait  obte- 
nue grâce  à  l'appui  du  poète  Œhlenschlae- 
ger,  dont  la  vie  (et  certains  jugements  d^un 
agréable  raccourci,  sur  les  Français  et  leur 
littérature)  n'est  pas  sans  analogie  avec 
celle  du  poète  allemand. 

C'est  à  Copenhague  que  Hebbel  avait 
commencé  à  écrire  sa  tragédie  des  petites 
gens  :  Maria-Magdalene.  Le  Journal  du 
poète  note  tous  les  progrès  de  l'œuvre. 
Le  premier  acte  était  achevé  le  l^'^  mai,  à 
Hambourg  ;     le    deuxième,    le    17    octo- 


CXXVI  INTRODUCTION 

brc  1843,  à  Paris,  «  par  un  temps  froid, 
pluie,  ciel  gris  ».  Le  séjour  dans  la  capi- 
tale de  la  France  ne  pouvait  qu'accélérer, 
par  réaction,  la  cristallisation,  l'achève- 
ment de  ce  drame,  qui  semble  si  spécifi- 
quement allemand.  Hebbel  en  avait  conçu 
l'idée,  lors  de  son  séjour  à  Munich^  en  1837. 
Dans  la  maison  où  il  demeurait,  chez  le 
menuisier  Schwarz,  il  avait  assisté  à  l'arres- 
tation, pour  vol,  du  frère  de  sa  maîtresse,  et 
vu  les  bouleversements  causés  dans  la 
famille  par  cette  catastrophe. 

Les  confidences  de  Josepha,  qui  avait  été 
séduite  de  fort  bonne  heure;  la  liaison  avec 
Elise,  la  grossesse  de  cette  dernière  avaient 
fourni  à  Hebbel  des  documents  vécus.  Les 
souvenirs  de  son  enfance,  brimée  par  le 
père  soupçonneux,  autoritaire,  souvent  con- 
solée par  la  bonté  de  sa  mère,   douce  et 


HEBBEL,    L  HOMME    ET   L  OEUVRE      CXXVII 

naïve,  lui  donnaient  Tatmosphère  de  la 
pièce,  qui  a,  peut-être  pour  cela,  un  carac- 
j;ère  que  n'ont  point  ses  autres  œuvres. 
^  Au  premier  abord,  il  semble  que  ce  soit 
une  pièce  naturaliste,  c'est-à  dire  une  pièce 
cruelle,  avec  peinture  minutieuse  du  milieu  ; 
une  tranche  de  vie,  comme  on  disait  jadis, 
ou,  si  Ton  veut,  une  monographie  patholo- 
gique avec...  le  bouillon  de  culture.  Un 
hasard,  le  microbe  de  la  folie  qui  hante  le 
cerveau  de  Mme  Wolfram,  déclanche  le 
mécanisme  de  l'action,  qui  se  déroule  avec 
un  déterminisme  bellement  indifférent. 

Mais  cette  première  impression  du  drame , 
vu  comme  du  dehors,  est  incomplète,  et 
même  fausse.  Plus  on  y  pénètre,  plus  il 
apparaît  que  cette  œuvre  est  bien  une 
tragédie  réaliste,  reposant  sur  des  fon- 
dements, sur  des  dessous  solides,  ferme- 


CXXVIII  INTRODUCTION 


ment  bâtie,  et  avec  art.  «  Le  public,  disait 
Hebbel,  ne  voit  de  Fédilice  que  ce  qui  dé- 
passe le  sol.  L'architecte  seul  connaît  les 
fondations,  les  caves,  les  couloirs  souter- 
rains »,  La  technique^  la  psychologie  des 
caractères  font  vraiment  de  Maria-Magda- 
lene  un  chef-d'œuvre,  et,  si  ce  n'était  pas 
un  truisme.  Ton  pourrait  dire  :  un  chef- 
d'œuvre  typique.  Et  d'abord,  c'est  le  type 
de  la  tragédie  qui  n'a  qu'un  acte  ;  les  trois 
actes  en  quatre  tableaux  qui  la  composent 
ne  sont,  au  fond,  qu'un  cinquième  acte, 
une  catastrophe,  sans  «  catastase  >)  ni  «  épis- 
tase  ».  L'angoisse  tragique  règne  dès  les 
premières  scènes  ;  le  ciel  est  gros  de  lourds 
et  sombres  nuages  ;  le  tonnerre  gronde 
déjà  ;  l'éclair  sillonne,  déchire  l'ombre.  Il  a 
foudroyé.  Les  trois  actes  en  quatre  tableaux 
ne  font  que  jalonner  les  zigzags  de  l'éclair. 


nEBBEL,    l'homme    ET    l'oEUVRE       CXXIX 

Cette  rapidité  de  l'action,  du  dénouement 
tragique, —  qui  ne  se  vérifie  pas  montre  en 
main  —  comment  l'auteur  l'obtient-il?  En 
rejetant  hors  de  la  tragédie  toutes  les  cau- 
ses extérieures^  anecdotiques,  tous  les  faits, 
dont  il  ne  nous  donne  que  le  résultat. 
Avant  le  lever  du  rideau,  le  pseudo-vol  a  eu 
lieu  ;  Cari  a  fait  des  dettes  ;  maitre  An- 
toine a  insulté  le  policier,  perdu  ses  écono- 
mies ;  Clara  s'est  fiancée  et  livrée  à  Léo- 
nard ;  ce  dernier  a  été  nommé  secrétaire  de 
mairie,  et  Fritz  a  obtenu  un  emploi. 

Tout  cela,  c'est  de  Thistoire  ;  la  pièce  va 
nous  en  apprendre  peu  à  peu  le  détail,  en 
enmontrantles  effets.  Garl  a  fait  des  dettes, 
aussi  sa  chaîne  d'or  étonnera-t-elle  sa 
sœur  ;  et  plus  tard,  ces  dettes  faites  par 
lui,  fortifieront  les  soupçons  qui  tuent  sa 
mère,  parce  qu'elle  est  forcée  d'y  croire. 


CXXX  INTRODUCTION 


Par  vengeance  de  Tinsulte  inoubliée,  le  poli- 
cier arrêtera  Garl,  sans  mandat.  L'arresta- 
tion du  fils,  qu'il  croit  coupable  et  qui  le 
déshonore,  rendra  maître  Antoine  cruelle- 
ment jaloux  de  l'honneur  de  sa  fille,  qu'il 
aime,  parce  qu'elle  lui  ressemble,  parce 
que  Cari  tient  de  sa  mère  un  caractère 
insouciant  ;  c'est  cette  dernière  qui  avait 
poussé  Clara  à  se  fiancer  avec  Léonard  ; 
et  Clara  a  voulu  renier  l'amour  qu'elle 
avait  pour  Fritz,  par  un  coup  de  tête 
maintenant  irréparable.  Maître  Antoine 
s'est  dépouillé  de  son  argent.  Cette  dé- 
couverte provoque  maintenant  la  défec- 
tion de  Léonard.  Tout  se  tient,  et  chacun  de 
ces  dévoilements  nous  instruit  du  passé. 
Nous  sommes  au  courant,  comme  dans  un 
roman,  de  toute  la  vie  antérieure  des  per- 
sonnages. Cette  méthode  moderne  d'expo- 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE        CXXXI 

sition  continue,  de  dévoilement,  par  leurs 
effets,  d'actes  passés,  Vischer  la  nomme 
justement  :  la  méthode  analytique.  On 
pourrait  l'appeler  aussi  la  méthode  régres- 
sive, ou  encore,  par  anachronisme  :  ibsé- 
nienne. 

L'engrenage  est  bien  adenté.  Les  carac- 
tères sont,  comme  les  faits,  dans  une  étroite 
dépendance  l'un  de  l'autre.  Ils  se  pressent 
autour  d^Antoine,  qui  est  au  centre  de  l'ac- 
tion ;  de  Clara,  qui,  par  amour  pour  lui,  en 
lui  obéissant,  exécute  ses  volontés  et  les  pro- 
jette autour  d'elle.  Cari,  et  même  Adam, 
sont  encore,  par  réaction  contre  lui,  dans 
la  subordination  —  dramatique  —  du  me- 
nuisier. Mais  l'empire  du  vieil  homme  sur 
les  autres  personnages  ne  suffirait  pas  à 
créer  le  conflit  tragique,  hebbelien.  Il  faut 
que  chacun  de  ses  personnages  ait  une  in- 


CXXXII  INTRODUCTION 


dividualité  nettement  caractérisée,  agisse 
d'abord  pour  soi,  isolément;  et  à  ce  point  de 
vue  subjectif,  leurs  actes  sont  logiques, 
nécessaires  ;  mais  ils  agissent  tous  d'après 
un  principe  faux,  faussé  ;  ils  entrent  en 
conflit  avec  la  loi  du  monde  et  ils  ne  peu- 
vent soupçonner  que  le  fondement  de  leur 
vie  est  une  erreur,  et  qu'en  suivant  la  mo- 
rale du  qu'en-dira-t-on,  ils  offensent  la 
morale,  et  déterminent  leur  catastrophe. 
Chacun  d'eux  suit  sa  voie  et  chacun  d'eux 
a  des  œillères.  La  coordination  de  ces  indi- 
vidus produit  une  suite  de  chocs,  qui  les 
poussent  à  l'abime.  Ils  sont  forcés  de  se 
heurter,  parce  qu'ils  vivent  à  l'étroit  et  que 
leur  individualité  est  assez  forte  ;  et  il  n'y 
a  point  de  rémission  possible,  parce  que 
leur  morale  est  bornée  comme  eux  :  morale 
contingente  et  subjective,  égoïste  et  fausse. 


HEBBEL,  l'homme  ET   l'oEUVRE      CXXXIII 

Ils  sont  tous  des  esclaves,  qui  pensent  agir 
librement,  et  que  rien,  dans  leur  situation, 
ne  saurait  émanciper.  Ils  ne  sont  pas  indi- 
gnes de  la  liberté,  ils  en  sont,  douloureu- 
sement, inexorablement,  incapables. 

Chacun  des  personnages  est  bien  en 
place.  Hebbel  a  su  donner  à  tous  leur  va- 
leur exacte.  Chacun  a  sa  physionomie,  son 
idiome,  et^  comme  le  faisait  remarquer 
M.  Emile  Faguet,  même  quand  ils  parlent 
longuement,  ils  n'oublient  pas  qu'il  est 
dans  leur  rôle  de  manquer  d'idées  généra- 
les :  «  Ce  n'est  pas  l'auteur  qui  prend  la 
parole  à  la  place  de  son  personnage  ;  c'est 
seulement  le  personnage  qui  la  garde  peut- 
être  un  peu  trop  longtemps». Tous  sont  bien 
diflérenciés,  jusque  dans  leurs  ressemblan- 
ces ataviques.  Clara  a  bien  l'instinct  com- 
batif de  son  père,  mais  avec  un  besoin  de 

h 


CXXXIV  INTRODUCTION 


sacrifice  tout  féminin.  Garl  est  un  bon  gar- 
çon ;  il  tient  de  sa  mère  une  certaine  faci- 
lité de  caractère  ;  mais  il  a  déjà  quelque 
chose  de  la  gouaillerie  d\ine  génération 
moins  respectueuse  des  principes  et  des 
grands  mots.  Il  serait  aisé  de  montrer  que 
tous  les  personnages  doivent  certains  de 
leurs  traits  à  Hehbel  lui-même. 

Ils  ont  tous  entr'eux  quelque  chose  de 
commun  ;  cette  prédisposition  à  être 
((  héautontimorumenos,  »  à  exagérer  leur 
responsabilité  morale  et  à  se  faire  souffrir. 

Les  deux  caractères  principaux  dépassent, 
comme  il  le  fallait,  le  niveau  des  autres. 
Hebbel  a  su  donner  à  son  héroïne  une  cer- 
taine naïveté  dans  l'action  ;  le  motif  de  ses 
actes  est  simple  et  fort.  Elle  ne  ratiocine 
pas  longtemps  :  elle  agit.  Il  y  a  quelque 
chose  d'instinctif  en  elle.  Le  caractère  de 


HEBBEL,    l'homme    ET    l'oEUVRE      CXXXV 

maître  Antoine  est  beaucoup  plus  étoffé. 
Son  habileté  à  se  faire  souffrir,  ses  ré- 
flexions, ses  paroles  ne  surprennent  point 
de  la  part  d'un  artisan  protestant,  qui,  même 
ne  sachant  pas  lire,  a  toujours  comme  une 
certaine  lecture  morale.  Il  est  tracé  de  main 
de  maître.  Lorsqu'il  raconte,  par  exemple, 
à  Léonard,  de  quelle  façon  honorable  il 
s'est  dépouillé  des  mille  talers,  on  sent 
qu'il  jouit  profondément  de  pouvoir  racon- 
ter à  un  étranger  cette  belle  action,  dont, 
jusqu'à  présent,  il  se  congratulait  en  son 
for  intérieur.  Sans  doute,  sa  femme  était 
dans  le  secret,  mais  Tadmiration  d'une 
femme  ne  compte  guère. 

Est  il  bon  ?  Est-il  méchant  ?  Sympathi- 
que ou  antipathique  ?  Ilebbel  eût  répondu  : 
Je  n'en  sais  rien.  Et  peu  importe.  C'est  un 
homme.  Maître    Antoine    aurait    déplu    à 


CXXXVI  INTRODUCTION 


Saint-Evremond  ;  Brutus  lui  donnerait  peut- 
être  son  suffrage.  Et  Clara,  est  elle  coupa- 
ble ou  non?  L'auteur  de  Denise  eût  tranché 
la  question,  et  Rousseau  aussi.  Hebbel, 
à  dire  vrai,  ne  la  pose  même  pas.  Gomme 
tout  grand  dramaturge,  comme  Shakspere, 
comme  Molière,  il  expoae^tour  à  tour  le 
pour  et  le  contre  ;  il  ne  conclut  pas  ;  il  se 
garde  de  conclure.  Le  19  décembre  1843, 
Hebbel  écrit  là-dessus,  dans  son  Journal, 
une  page  fort  judicieuse.  Mais  avec  le  besoin 
d'absolu  qui  le  caractérise,  il  a  tort,  peut- 
être,  de  ne  voir  dans  une  question  que  deux 
aspects,  la  thèse  et  l'antithèse,  qui,  selon  la 
formule  de  Hegel,  font,  réunies,  la  syn- 
thèse. Le  drame  est  la  représentation  de  la 
vie.  Qui  du  torero  ou  du  taureau  a  raison  ? 
Pourvu  que  lanimalse  défende  bien  contre 
celui  qui  l'attaque  et  Texcite  selon  les  règles. 


HEBBEL,  l'homme  ET  l'OEUVRE     GXXXVII 

pourvu  qu'au  dénouement  la  bête  soit  tuée. 
Libre  aux  femmes  de  jeter  leurs  parures  au 
torero  avantageux  ;  libre  aux  âmes  tendres 
de  verser  des  larmes  sur  le  taureau  maté. 
C'est  la  corrida,  et,  boucherie  pour  bou- 
cherie, mieux  vaut,  disent  les  esthètes, 
Tarène  du  taureau  que  Tétai  du  bœuf.  Le 
marquis  d'Auberive  brandit  le  poing  en 
s'écriant  :  «  Crève  donc,  société  !  »  Ibsen 
voudrait  qu'on  agitât  plus  fort  Tétofife  rouge, 
pour  que  la  lutte  soit  plus  exaspérée,  ou  il 
réclame  des  bœufs  bien  gras  et  mornes,  qui 
singeront  les  taureaux  maigres.  C'est  la  vie. 
Hebbel  se  flattait  d'avoir  fait  des  person- 
nages de  Ma?na'Magdaiene,  des  individus 
qui  agissaient  tous  logiquement,  et  dont 
chacun  avait  raison  à  son  point  de  vue  ; 
mais  il  savait  bien  que,  si  l'on  ne  doit  pas 
mettre  de  «  moralité  »  dans  un  drame,  il 

h. 


CXXXVIII  INTRODUCTION 


doit  cependant  s'y  en  trouver  une  à  Fétat 
latent.  Lorsqu'en  1846,  on  interdit  la  re- 
présentation de  sa  pièce  à  Breslau^  sous 
prétexte  que  l'héroïne  était  enceinte,  il 
écrivait  :  «  En  vérité_,  c'est  interdire  la 
morale  !  » 

Quelle  est  donc  la  morale  impliquée 
dans  son  drame?  Son  œuvre  est- elle  la 
tragédie  de  la  femme  tombée,  et  qui, 
malgré  son  repentir,  malgré  les  bassesses 
auxquelles  elle  consent,  est  traquée  et  pous- 
sée à  la  mort?  A  t-elle,  comme  certains 
commentateurs  semblent  le  croire,  mérité  la 
mort,  parce  qu'en  se  livrant  sans  amour  à 
son  fiancé,  elle  a  profané  l'amour  ?  Non, 
l'auteur,  s'il  n'approuve  pas  Clara,  ne  la 
condamne  pas  non  plus.  Emilia  Galotti, 
comme  Hebbel  le  montrait  finement,  est 
beaucoup  plus  coupable  que    Clara,   bien 


HEBBEL,   L  HOMME  ET   L  OEUVRE      CXXXIX 

qu'elle  meure  vierge.  Dans  son  esprit, 
Emilia  a  déjà  consenti  à  un  amour  coupa- 
ble. Son  père  a  beau  la  tuer.  Emilia, 
Virginie  chrétienne,  est  déjà  violée  dans 
son  àme.  Hebbel  condamne  la  société  où 
une  telle  faute  est  possible,  où  une  telle  con- 
ception des  lois  morales  est  possible  ;  il  ne 
maudit  pas  la  Civilisation;  il  maudit  une 
civilisation  retardataire,  parce  qu'elle  est 
artificielle,  parce  qu'elle  n'a  pas  son  fonde- 
ment dans  les  lois  absolues  de  la  morale, 
dans  la  nature.  Si  elle  pensait  librement, 
Clara  ne  tomberait  pas.  Sa  chute  n'est  point 
passionnée.  Elle  se  livre  à  Léonard  par 
suite  d'un  faux  calcul  :  il  l'épousera  après, 
c'est  l'usage.  Et  de  même,  Antoiae  exagère 
l'honnêteté,  parce  qu'il  voit  que  dans  la  pe- 
tite ville,  on  met  au-dessus  de  tout  l'honora- 
ble réputation.  C'est  le  bien  le  plus  envié. 


CXL  INTRODUCTION 


dont  on  cherche  à  dépouiller  le  voisin.  Il 
pense  que  plus  on  est  prisonnier  de  ces 
principes,  plus  on  est  vertueux  et  exem- 
plaire. 

La  morale  de  Maria- Magdalene  serait 
donc  une  morale  sociale.  Il  faut  émanciper 
moralement  le  peuple,  si  l'on  veut  qu'il  ne 
commette  plus  des  crimes  dont  il  n'est  pas 
responsable.  Cette  tendance  semble,  de 
prime  abord,  en  opposition  avec  les  idées 
de  Hebbel,  qui  méprisera  toujours  profon- 
dément la  masse,  qui  aura  pour  les  doctri- 
nes libérales  de  la  «  Jeune-Allemagne  » 
une  haine  nette.  L'émancipation  de  la 
femme,  que  prêchent  Bœrne  et  ses  acoly- 
tes, lui  semble  détestable.  Au  fond,  il  pense 
de  la  femme  à  peu  près  ce  qu'en  pense 
Arnolphe.  «  La  femme  n^existe  pas  en  soi, 
elle  n'existe  que  par  rapport  et  dans  son 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  CXLI 

rapport  avec  amant,  mari,  enfant.  »  — 
u  La  nature  a  voulu  que  la  femme  fût  sou- 
mise à  rhomme  ».  —  «  La  femme  doit  se 
confiner  dans  le  cercle  le  plus  étroit  ; 
quand  Toignon  de  la  tulipe  fait  éclater  le 
vase,  la  tulipe  périt  ».  —  «  Le  cercle  le  plus 
restreint,  voilà  le  domaine  de  la  femme.  La 
société  Va  émancipée^  quand  c'est  rhomme 
qui  aurait  dû  le  faire  ».  Traduite  plus  clai- 
rement, cette  dernière  phrase  veut  dire  :  La 
société  a  eu  le  tort  d'émanciper  la  femme, 
au  point  de  vue  politique  et  intellectuel. 
C'était  à  l'homme  à  émanciper,  cravache  en 
main,  le  cœur  de  la  femme. 

Quoiqu'il  en  soit  des  idées  privées  de 
Hebbel  ;  qu'il  ait  été  dès  cette  époque,  con- 
servateur ou  non,  ridée  tragique  de  Maria- 
Magdalene  est  bien,  qu'il  faut  libérer  les 
âmes  populaires  des  entraves  où  elles  se 


CXLII  INTRODUCTION 


débattent  encore.  Par  là,  ce  drame  repré- 
sente une  des  crises  de  l'humanité,  dont 
Hebbel  voulait  faire  son  étude.  On  voit 
assez,  combien  le  choix  d'une  telle  crise  est 
subjectif,  et  qu'une  œuvre  semblable  eût 
pu  aussi  bien  se  passer  à  l'époque  de  Vol- 
taire, de  Rousseau,  de  Lessing,  de  Herder, 
de  Schiller,  ou  au  temps  de  la  Réforma- 
tion.  Hebbel,  à  cela^  eût  pu  répondre  qu'une 
telle  crise  est  éternelle.  Et  pourtant,  il  lui 
semblait  bien,  que  cette  époque,  1840,  mar- 
quait un  tournant  dans  l'histoire  de  l'hu- 
manité, parce  que  le  Dieu-Providence 
s'efîaçait  devant  une  idée  nouvelle  de  la 
divinité.  {La  vie  de  Jésus ^  de  Strauss,  parut 
en  1835).  Il  est  possible.  La  génération 
jeune  lutte  toujours  contre  la  génération 
qui  la  précède,  et  exagère  volontiers  l'im- 
portance  du  combat.  Souvent,  il  n'y  a   là 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE        CXLIII 

qu'action  et  réaction,  et  il  faut  se  défier  un 
peu  des  «  tournants  décisifs  »,  car  l'histoire 
finirait  par  tourner  en  rond. 

Pour  une  œuvre  poétique  c'est  un  signe 
de  richesse  qu'elle  puisse  donner  lieu  à 
diverses  interprétations.  Le  savant  biogra- 
phe et  éditeur  de  flebbel,  M.  Werner,  fait 
très  justement  remarquer,  que  le  poète  lui- 
même  semble  avoir  indiqué  sous  quels 
aspects  on  pouvait  considérer  son  ouvrage. 
En  effet,  pendant  qu'il  y  travaillait,  sa 
pièce  s'appela  successivement  :  1°  Clara  ; 
2°  Une  tragédie  des  jietilea  gens  ;  3^  Maria  • 
Magdalene.  La  première  étape  serait  donc, 
une  pièce  naturaliste,  l'anecdote.  La  se- 
conde, une  tragédie  réaliste,  et  la  dernière 
|enfin,  un  drame  symbolique  :  sujet,  forme, 
idée.  Cette  hypothèse  est  si  séduisante 
[qu'elle  doit  être  vraie.  Etpuis^  tant  d'œu- 


CXLIV  INTRODUCTION 


vres  portaient  déjà  le  nom  de  leur  héroïne, 
l'un  de  ces  noms  aux  rimes  masculines  I 
Les  Lélia,  Indiana,  avaient  succédé  aux 
Delphine  rimant  avec  Corinne.  Hebbel,  qui 
ne  faisait  rien  à  la  légère,  a  pu  penser  à 
Emilia  Galotti  et  à  Josepha  Schv^arz,  en 
baptisant  son  héroïne.  Et  puis,  Hebbel, 
même  quand  il  aura  pour  femme  une  grande 
actrice  de  la  scène  allemande,  se  gardera 
d'écrire  une  pièce  pour  vedette.  Pour  ce 
qui  est  de  Maria-Magdalene ^  le  père  de 
Clara  y  joue  un  rôle  au  moins  aussi  impor- 
tant que  sa  fille,  et  Hebbel  eût  pu  aussi 
bien  intituler  son  œuvre  :  Le  péché  de 
M^  Antoine,  Mais  son  drame,  ainsi  qu'il  le 
louait  dans  Emilia  Galotti,  présente  une 
grande  harmonie  de  sujet  et  déforme. 

Le  milieu  est  vivant,  évoqué  sans  excès 
minutieux,  et  ses  personnages  sont  rigou- 


i 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE         GXLV 

reusement  déterminés  par  leurs  entours, 
beaucoup  plus  que  par  l'époque  où  ils 
vivent. 

C'est  bien  «  un  tableau  de  la  vie,  » 
comme  disait  l'auteur,  et  dans  une  petite 
ville  du  Nord  de  l'Allemagne,  et  c'est  bien 
une  tragédie  de  petites  gens  (burgerliches 
Trauerspiel.)  (Le  mot  «  btirgerlicb  »  n'a  pas 
en  allemand  tout  à  fait  le  même  sens  que  le 
mot  français  «  bourgeois.  »  Le  monde  «  biir- 
gerlich,  »  c'est  le  monde  des  fonctionnaires 
subalternes,  des  artisans,  des  expédition- 
naires et  des  adjudants.  La  «  burgerschule  » 
c'est  Técole  primaire  supérieure.  L'enseigne- 
ment secondaire  pour  les  filles  de  la  bour- 
geoisie, —  die  hôheren  Tôchter  :=les  jeu- 
nes filles  d'un  rang  plus  élevé,  —  est  donné 
dans  les  «  hôheren  Schulen».) 

C'est    bien    une    tragédie     réaliste.     Le 


CXLVI  INTRODUCTION 


réalisme  extérieur  était  odieux  à  Hebbel, 
qui  ne  voulait  l'admettre  que  dans  la  psy- 
chologie. «  Le  réalisme,  disait-il,  oublie  le 
tout  pour  la  partie  ».  —  <(  Les  pièces  de  -m 
théâtre  courantes,    dont   nos    scènes   sont  ^ 
inondées,   n'ont  affaire  qu'aux  situations  et 
aux  hommes  les  plus  vulgaires.  De  telles 
œuvres  n'ont   pas  besoin    de    nous    faire 
croire  en  elles.  Nous  y  croyons  sans  qu'elles 
nous  sollicitent.  On  rencontre  le  héros  à 
chaque  coin  de  rue,  et  son  destin  par  dessus 
le  marché.  Le  drame  poétique  ne  saurait 
exister,   sans    briser   décidément    avec  ce 
monde-là.  Il  faut  qu'il  construise  un  autre 
monde  et  peu  importe  si  les   événements 
se  passent  dans  une  chambre  d'ouvriers  ou 
dans  un  palais.  »  Lorsque  Maria-Magdalene 
est  achevée,  Hebbel  a  grand  peur  que  Ton 
ne  tienne   «  ce  tableau  intime  de   famille 


I 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE      GXLVII 

pour  une  Ifflandiade.  »  Il  ne  voudrait  pas, 
évidemment,  qu'on  prît  son  ouvrage  pour 
un  tableau  pathétique  de  Greuze;  il  veut 
bien  faire  pleurer,  mais  pas  larmoyer,  ou, 
comme  il  le  dit  dans  une  épigramme  :  «  Je 
veux  bien  faire  pleurer,  mais  point  se  mou- 
cher. »  Pour  ne  pas  laisser  place  au  doute, 
il  écrit  une  longue  préface.  Il  veut  que  le 
public  sache  ses  intentions;  l'architecte  fait 
visiter  les  substructions  de  la  maison.  «  Mes 
drames  ont  trop  d'entrailles,  écrit-il  une  fois, 
ceux  de  mes  contemporains  trop  de  peau.  » 
Il  a  dans  la  tête  une  définition  du  réalisme, 
qu'il  ne  voudrait  pas  qu'on  appliquât  à  sa 
tragédie_,  qui  ressortit^  cependant,  au  réa- 
lisme artistique,  ou  pour  mieux  dire,  au 
réalisme  soutenu,  flebbel  se  figure  un  peu 
que  le  réalisme^  ce  n'est  pas  du  style,  que 
ce   n'est  pas   de    la  littérature.   Et    quand 


GXLVIII  INTRODUCTION 


Oïl  interdit  la  représentation  de  Maria- 
Magdalene^  il  a  un  mot  assez  caractéristi- 
que :  «  La  dernière  destinée  d^un  drame  est 
toujours  d'être  lu.  Pourquoi  ne  pas  com- 
mencer par  la  fin  ?  » 

La  technique  de  sa  tragédie  des  petites 
gens  relève  décidément  de  ce  réalisme  sou- 
tenu. Hebbel  ne  rejette  pas  le  monologue, 
que  proscriront  les  photographes  natura- 
listes, mais  il  lui  donne  un  caractère  de 
nécessité.  «  Le  monologue  est  permis,  dit-il, 
quand  le  dualisme  de  la  nature  humaine  se 
fait  jour  dans  un  personnage,  et  s'il  n^y  a 
plus  sur  la  scène  de  conversation  entre  deux 
hommes,  il  y  a  conversation  dans  un  indi- 
vidu dédoublé.  »  La  remarque  est  fine,  et 
spécieuse.  Les  monologues  de  Clara  sont, 
nonobstant,  naturels,  parce  qu'ils  sont  des 
explosions  lyriques,  des  explosions  du  moi^ 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE        GXLIX 

des  cris  de  détresse,  d'ardentes  prières,  des 
oraisons  jaculatoires,  qui,  ainsi  que  disait 
Bourdaloue,  <:<  sont  comme  des  traits  enflam- 
més qui  tout  à  coup  partent  de  Tâme  et  per- 
cent le  cœur  de  Dieu.  »  C'est  encore  en  vertu 
de  ce  grand  réalisme  que  Hebbel  écrit  ce  que 
M.  Emile  Faguet  nomme  «  les  demi-mono- 
logues, »  et  où,  dans  les  scènes  du  dernier 
acte,  entre  Clara  et  Cari,  le  poète  obtient  un 
effet  intense,  musical,  un  effet  de  «  mélo- 
drame, »  au  sens  premier  de  ce  mot.  Tan- 
tôt, c'est  le  lyrisme  désespéré  de  Clara,  qui 
chante  à  côté  des  trivialités  de  Garl,  tantôt, 
c'est  la  gaie  et  jeune  chanson  du  marin,  qui 
souligne  la  solitude  de  Clara,  en  proie  à  la 
mort.  Et  le  spectateur  frissonne  :  il  n'y  a 
plus  rien  de  commun  entre  ces  deux  êtres. 
Cette  fois,  c'est  bien  du  réalisme  transfiguré 
par  l'art,  et  Ton  comprend  que  l'impitoyable 


CL  INTRODUCTION 


critique  d'Auerbach  est  dictée  au  conteur 
de  la  Forêt-Noire,  non  point  par  rancune 
contre  l'antisémitisme  à  priori  de  Hebbel, 
—  Auerbach  a  l'esprit  trop  large  pour 
cela  —  mais  par  une  véritable  antinomie 
artistique  :  Auerbach  étant  le  réaliste  du 
détail,  «  un  micrologue,  un  néerlandais,  » 
comme  eût  dit  Hebbel,  un  coquet  pein- 
tre de  genre.  En  faisant,  avec  acharnement, 
la  critique  de  ce  qu'il  croit  être  des  défauts, 
Auerbach  oppose  simplement  sa  conception 
artistique  à  la  conception  artistique  de 
Hebbel  ;  sa  critique  n'est  pas  une  critique  ; 
elle  est  une  contribution  à  la  psychologie 
d'Auerbach,  comme  la  critique  de  Shaks- 
pere  par  Tolstoï  ne  sert  qu'à  nous  faire 
mieux  comprendre  Tolstoï,  Tépique,  et  non 
pas  Shakspere,  le  dramatiste. 
Si  l'on  veut  lire  de  Maria-Magdalene  une 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  CLI 

critique  objective,  faite  par  un  grand  critique 
allemand,  il  faut  lire  l'article  de  Vischer  ;  si 
Ton  en  veut  une  critique  objective,  faite 
par  un  grand  critique  français,  il  faut  lire 
l'article  d'Emile  Faguet.  Si  l'on  veut  enfin 
une  critique  amoureuse,  qui  découvre  avec 
une  délicate  perspicacité,  jusque  dans  les 
moindres  replis,  le  charme,  la  beauté^  la 
force  de  Tobjet  analysé,  on  consultera  les 
travaux  de  M.  Werner.  Ce  dernier,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut,  a  justement  attiré  Tat- 
tention  sur  l'élargissement  progressif  de 
l'œuvre,  sur  la  portée  de  plus  en  plus  vaste 
qu'elle  acquérait,  au  fur  et  à  mesure  que 
l'auteur  avançait  dans  sa  tâche  ;  il  a  montré 
comment  la  tragédie  prenait,  une  fois  par- 
faite, une  profonde  valeur  symbolique. 

Y  a-t-il  dans  le  symbole  social  de  Maria-- 
Magdalene  un  symbole  sociologique  ?  La 


CLII  INTRODUCTION 


monarchie  caduque,  absolue  et  patriarcale, 
nivelle  les  énergies  individuelles,  auxquel- 
les elle  refuse  la  liberté  :  elle  doit  disparaî- 
tre, pour  faire  place  à  une  monarchie  impé- 
rialiste, qui  provoque  l'initiative  des  indi- 
vidus, et  leur  enseigne  la  liberté,  en  leur 
donnant  des  libertés. 

Si  Ton  considère  l'histoire  de  la  tragédie 
bourgeoise  en  Allemagne,  on  peut,  sans 
hésiter,  répondre  affirmativement  à  cette 
question.  L'évolution  de  ce  genre  drama- 
tique nillustre  pas  seulement  d'évidente 
façon  le  progrès  du  réalisme  :  Lessing  met 
au  rancart  la  toge  et  le  péplum  et  fait  de 
son  Emilia  la  fille  d'un  haut  fonctionnaire 
italien,  qui  n'a  d'italien  que  le  nom.  Il  mo- 
dernise et  germanise  l'histoire  de  Virginie. 
Schiller,  nous  montre  dans  Cabale  et  Amour, 
la  séduction  d'une   fille  de  condition  plus 


/ 


HEBREL,    l'homme   ET    l'oEUVRE  CLIII 

modeste.  Son  père  n'est  qu'un  pauvre  musi- 
cien qui  court  le  cachet.  Hebbel  nous  mène 
plus  bas,  dans  le  monde  subalterne,  et 
Hauptmann  fera  de  sa  Rose  Bernd  une 
pauvre  fille  de  miséreux.  Non  seulement  le 
sujet  de  la  fille  séduite  et  traquée  jusqu'à 
la  mort,  est  commun  à  ces  œuvres,  mais  il 
y  a  dans  toutes,  plus  ou  moins  manifeste, 
plus  ou  moins  contenue,  éloquente  ou  gran- 
diloquente, une  protestation  contre  l'ordre 
de  choses  contemporain. 

A  l'époque  où  il  écrit  Maina-Magdaleney 
Hebbel  est  furieusement  antiaristocratique  ; 
il  est  contre  les  riches,  contre  les  privilè- 
ges^ contre  les  philistins  —  apparition  dia- 
bolique —  contre  les  préjugés.  (Et  tout  cela 
ne  veut  point  dire  qu'il  ne  soit  pas  conser- 
vateur, ni  qu'il  n'ait  des  préjugés).  Léonard 
est  le  type  du  philistin.  Ce  n'est  pas  le  traî- 


CLIV  INTRODUCTION 


tre  du  mélodrame  français.  C'est  l'homme 
de  la  négation,  le  type  qui,  dans  toutes  les 
tragédies  bourgeoises  du  théâtre  allemand, 
accompagne  le  père  bourru  et  la  fille  sacri- 
fiée. C'est  Marinelli,  et  c'est  Wurm^  et  c'est 
aussi  un  peu  Franz  Moor.  Tous  ces  artisans, 
plus  ou  moins  conscients,  du  mal,  de  la 
destruction,  c'est  la  monnaie  de  Méphisto- 
phélès,  (d'esprit  qui  nie  toujours». 

N'est-ce  pas  un  phénomène  curieux,  que 
le  sujet  de  Maria-Magdalene ^  soit  le  sujet 
type  du  drame  allemand,  dont  l'émouvante 
et  grandiose  tragédie  de  Gretchen  demeure 
Texpression  la  plus  pure,  la  plus  germanique 
et  la  plus  humaine  à  la  fois. 

Sans  prétendre  égaler  Hebbel  à  Gœthe, 
il  faut  cependant  lui  rendre  justice.  11  a  su 
donner  plus  qu'une  valeur  locale,  plus 
qu'un  intérêt  national^  à  sa  tragédie.  C'est 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  GLV 

la  rabaisser  que  d'y  voir  seulement  la  tra- 
gédie de  la  petite  ville  septentrionale,,  ou  la 
tragédie  des  petites  gens  :  eliÊ_£St&_^_^'«^^'- 
die  de  Vétroitesse  d'esprit.  Hebbel  en  a,  par 
hasard,  trouvé  l'idée  à  Munich  ;  il  eût  pu 
la  trouver  partout  où  il  y  a  des  hommes,  et 
qui  souffrent,  et  qui  errent,  et  qui  ont 
Torgueil  de  la  science.  C'est  pour  cette 
raison,  surtout,  que  Maria-Magdalene  est 
plus  qu'aucune  autre  de  ses  créations, 
accessible  et  poignante.  Elle  est  bâtie  avec 
un  art  diligent,  selon  une  technique  qui 
devance  celle  d'Ibsen,  mais,  par  dessus 
tout,  elle  est  vraie,  humaine.  Le  poète  a 
eu  raison  d'en  élargir  le  titre.  Certains 
critiques  le  trouvent  ambigu  et  mal  choisi. 
Mais  la  lecture  du  banal  fait-divers  qui  suit, 
extrait  des  journaux,  changera  peut-être 
leur  opinion.   Ils  y  liront  le  suicide   d'une 


GLVI  INTRODUCTION 


pauvre  fille,  ♦dans  une  ville  située  dix 
degrés  plus  au  sud  que  Hambourg;  non 
pas  dans  une  petite  ville,  mais  à  Paris  ; 
non  pas  en  1840,  mais  en  1906.  Et  la  pitoya- 
ble victime  n'avait  pas  lu  Hebbel.  Non,  il 
n'est  pas  ambigu,  ce  titre  qui  dit  aux 
pharisiens  :  Que  celui  qui  est  sans  péché 
lui  jette  la  première  pierre. 

«  Un  émouvant  suicide.  —  Nous  nous 
sommes  rendus  aujourd'hui  chez  le  com- 
missaire de  police,  qui  a  bien  voulu  nous 
donner  les  détails  suivants  :  Mlle  Jeanne- 
Elise  R...,  était  à  peine  âgée  de  vingt 
ans.  Fille  de  M.  Charles  R...,  un  an- 
cien négociant  en  denrées  coloniales, 
demeurant  actuellement  rue  Claude-Ber- 
nard, elle  avait  été  élevée  en  enfant  gâté. 
Son  père,  veuf  depuis  quelques  années,  se 
prêtait  à  ses  moindres  capriceS;,  mais  il  ne 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE         CLVII 

laissait,  cependant,  aucune  occasion  de  lui 
parler  d'honneur  et  de  lui  prêcher  la  vertu. 
—  J'aimerais  mieux  te  voir  morte  que  cou- 
pable, lui  disait-il  à  tout  propos.  —  La 
jeune  fille,  très  innocente,  ouvrait,  à  ces 
mots,  de  grands  yeux  tout  étonnés.  Le 
dimanche,  M.  Charles  R...  et  sa  fille  se  ren- 
daient, de  bon  matin,  au  cimetière  Mont- 
parnasse, sur  la  tombe  de  Mme  R...  Après 
chacune  de  ces  visites,  l'ancien  commer- 
çant ne  cessait  de  répéter  :  —  Tu  entends 
bien,  Lison,  j'aimerais  mieux  te  voir  morte 
que  coupable...  —  A  cette  époque,  la  jeune 
fille  se  fiança  à  un  ami  d'enfance,  Lucien 
Turlot,  qui,  peu  de  temps  après,  sur  le 
désir  de  son  beau -père,  s'engagea  dans 
l'infanterie  coloniale,  pour  devancer  l'appel. 
11  y  a  quelques  semaines,  le  jeune  homme 
fut  désigné  pour  partir  en  Indo-Chine.   La 


CLVIII  INTRODUCTION 


séparation  fut  des  plus  douloureuses  entre 
les  deux  fiancés.  Entraînés  par  leur  pen- 
chant naturel  et  laissés  seuls  rue  Claude- 
Bernard  par  M.  Charles  R...,  qui  avait  des 
courses  à  faire,  les  deux  amants,  à  la  veille 
de  leur  séparation,  s'oublièrent  dans  les 
bras  Tun  de  l'autre.  Puis  le  jeune  homme 
s'embarqua...  Tandis  qu'elle  attendait  le 
retour  de  son  fiancé,  Mlle  R...  ressentit 
tout  à  coup,  la  semaine  dernière,  des  trou- 
bles anormaux  et  un  malaise  général.  Elle 
s'en  ouvrit  à  son  père,  qui  fit  aussitôt  ve- 
nir un  médecin.  Celui-ci  écouta  les  expli- 
cations de  l'ancien  négociant  et,  après  avoir 
examiné  sa  fiUe^  eut  à  son  adresse  un  regard 
singulier.  Il  profita  d^un  moment  d^inatten- 
tion  de  M.  R...  pour  glisser  à  l'oreille  de 
la  pauvre  Lison  quelques  mots  qui  éton- 
nèrent la  jeune  fille  :  —  Je  ne  puis  parler 


HEBBEL,    l'homme    ET    l'oEUVRE  CLIX 

devant  votre  père,  lui  avait  dit  le  médecin, 
venez  me  voir  demain  chez  moi.  —  Très 
inquiète,  elle  n'eut  garde  de  manquer  au 
rendez-vous.  Ce  qu'elle  apprit  la  terrifia  : 
elle  allait  être  mère  !  Affolée,  elle  télégra- 
phia à  son  fiancé,  le  mettant  au  courant  de 
la  situation  et  le  suppliant  d'obtenir  un 
congé  et  de  venir  l'épouser.  Peut-être  alors 
son  père  lui  pardonnerait-il.  C'est  avec  une 
mortelle  inquiétude  qu'elle  attendit  la 
réponse.  Hier  matin^  en  rentrant  du  mar- 
ché, elle  trouva  son  père  qui  l'attendait, 
tout  bouleversé  et  pâle  à  faire  peur.  Il 
tenait  à  la  main  un  télégramme.  —  Ma  pau- 
vre fille,  dit-il,  en  lui  ouvrant  ses  bras,  tu 
vas  apprendre  une  bien  grave  nouvelle... 
Lucien  est  tombé  malade.  —  Mort,  peut- 
être?  s'écria  la  jeune  fille  affolée. —  Le  père 
ne  répondit  pas.  La  jeune  fille  pâlit  et  s'af- 


CLX  INTRODUCTION 


faissa  inanimée.  Quelques  minutes  après, 
quand  on  l'eut  fait  revenir  à  elle,  Tinfortu- 
née  mesura  toute  Tétendue  de  son  malheur. 
La  fameuse  phrase  si  souvent  prononcée 
par  son  père  lui  revenait  à  l'esprit.  —  Non, 
se  dit-elle^  il  ne  m'est  plus  possible  de  vivre 
maintenant.  Ma  faute  est  irréparable  et  il 
ne  me  reste  qu'à  aller  rejoindre  mon  fiancé 
dans  la  tombe!  —  M.  Charles  R...  s'étant 
absenté,  la  pauvre  Lison  courut  dans  sa 
chambre,  prit  du  papier  et  écrivit  à  son 
père  une  longue  lettre  dans  laquelle,  après 
avoir  avoué  sa  faute^  elle  implorait  son 
pardon.  Cette  lettre  terminée,  elle  la  mit 
sous  enveloppe  et  la  plaça  en  évidence 
sur  la  table.  Elle  s'empara  ensuite  d'un 
revolver  qui  se  trouvait  dans  la  chambre 
de  son  père,  et.  s'étendant  sur  son  lit,  elle 
posa  le  canon  de  son  arme  sur  la  tempe  et 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  GLXI 

pressa  la  détente.  La  mort  fut  instantanée... 
On  conçoit  le  désespoir  de  M.  Charles  R... 
en  trouvant,  au  moment  où  il  rentrait  chez 
lui,  le  cadavre  de  sa  fille.  Le  malheureux 
père  voulait  mettre  un  terme  à  ses  jours  et 
il  fallut  l'intervention  des  voisins  pour 
Tempêcher  de  mettre  à  exécution  son  sinis- 
tre projet.  On  craint  que  sa  raison  n'ait  été 
ébranlée  par  cette  terrible  épreuve...  » 

La  plus  grande  partie  de  Maria-Magda- 
lene  fut  écrite  par  Hebbel  dans  la  chambre 
qu'il  habitait,  rue  des  Petites-Ecuries.  Pour 
venir  à  Paris,  il  avait  pris  le  bateau  à  Ham- 
I  bourg.  «  Frédéric  pensait  à  la  chambre 
I  qu'il  occuperait  là-bas,  au  plan  d'un  drame, 
à  des  sujets  de  tableaux,  à  des  passions 
futures.  Il  trouvait  que  le  bonheur  mérité 
Ipar  l'excellence  de  son  âme  tardait  à  venir. 
Il  se  déclama  des  vers  mélancoliques  ;  il 


CLXII  INTRODUCTION 


marchait  sur  le  pont  à  pas  rapides...  »  Ces 
lignes  ne  sont  pas  extraites,  comme  on 
pourrait  le  croire,  du  récit  de  la  traversée 
qu'envoyait  Frédéric  Hebbel  à  Elise  :  c'est 
du  héros  de  Y  Education  sentimentale  qu'il 
s'agit,  au  début  du  roman. 

Hebbel  a  reconnu  qu'il  avait  beaucoup 
appris  à  Paris  ;  c'est  à  Paris  qu'il  devait 
traverser  la  crise  sentimentale  la  plus  déci- 
sive de  sa  vie.  Il  y  arriva,  le  14  septembre 
1843.  Un  ami  lui  conseilla  d'habiter  Saint- 
Germain-en-Laye.  C'était  peu  pratique.  Il 
s'ennuya  ;  il  vint  une  fois  à  pied  à  Paris. 
Pour  économiser  l'hôtel,  il  dormit  dans  un 
échafaudage.  Quelques  jours  plus  tard,  il 
renonçait  à  la  villégiature  et  venait  habiter 
Paris. 

Son  séjour  dans  la  capitale  fut  bien 
employé.  Il  vit  Paris  et  ses  environs,  visita 


HEBBEL,    L  HOMME    ET   L  OEUVRE        CLXIII 

les  curiosités,  les  musées,  où  il  admira  la 
Judith  d'Horace  Vernet,  qui  lui  semblait 
congéniale  à  la  sienne  ;  Brit tus  condamnant 
ses  fils^  par  Lethière,  lui  parut  «  incroya- 
blement grand  ».  Il  alla  deux  ou  trois  fois 
au  théâtre,  une  fois  à  la  morgue  ;  il  s'inté- 
ressa aux  fauves  du  Jardin  des  plantes,  il 
assista  à  une  séance  du  Corps  législatif  ;  il 
fut  au  Palais,  au  tombeau  de  l'Empereur. 
Il  avait  souvent  rêvé  de  Napoléon.  Il  en  rê- 
vera encore  souvent.  Hebbel,  qui  voyait  le 
gothique  de  la  cathédrale  de  Strasbourg 
à  travers  les  yeux  de  Goethe,  voit  un  peu 
Notre-Dame  de  Paris,  à  travers  la  vision 
de  Victor  Hugo  :  «  Un  édifice  véritablement 
médiéval,  noir,  sombre,  tarabiscoté  ;  a 
assez  l'air  d'une  corneille  attardée  et  qui 
de  ses  yeux  aveuglés  fixe  le  printemps  qui 
a  fleuri  à  Tentour  ».    Le  Panthéon  lui  im- 


CLXIV  INTRODUCTION 


pose  par  sa  simplicité  grandiose,  son  calme 
profond  et  la  pénombre  élyséenne,  douce 
aux  génies. 

Lorsqu'il  allait  quitter  Paris,  il  écrivit  : 
«  Il  a  plu  quelques  jours,  mais  voilà  que 
le  soleil  brille  ;  ses  rayons  ont  je  ne  sais 
quoi  de  caressant  ;  on  dirait  qu'il  veut  en- 
core une  fois  me  montrer  la  ville  sous  le 
jour  le  plus  splendide,  pour  que  je  ne  l'ou- 
blie pas.  C'était  inutile.  Paris  restera  tou- 
jours le  centre  de  mes  vœux.  Adieu,  ô  toi 
ville  belle,  magnifique,  qui  m'accueillis 
avec  tant  d'hospitalité.  Reçois  ma  bénédic- 
tion la  plus  ardente.  Fleuris  plus  longtemps 
que  toutes  les  villes  de  l'univers  réunies  !  » 
Hebbel  avait  éprouvé  à  Paris  de  grandes 
douleurs  ;  il  n'y  avait  guère  fréquenté  que 
des  Allemands  ;  il  avait  dû  vivre  chiche- 
ment, mais  il  y  avait  délicieusement  flâné  ; 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE         CLXV 

il  avait  assisté  à  réclosion  du  printemps 
parisien  ;  il  s'était  laissé  bercer  par  une 
foule  accueillante,  sans  morgue,  sans  rai- 
deur. Il  savait  bien  peu  de  français  ;  sans 
doute,  il  s'est  étonné  de  voir  qu'on  compre- 
nait si  agilement  les  mots  qu'il  balbutiait 
avec  peine.  Il  a  dû  demander  parfois  des 
renseignements  quW  lui  a  donnés  de 
bonne  grâce  ;  ceux  qu'il  interrogeait  n'ont 
point  paru  offensés  de  l'audace  de  cet 
inconnu.  Il  aura  vu  un  ouvrier  demander 
du  feu  à  un  monsieur  très  bien.  L'hospita- 
lité de  Paris,  c'étaient  tous  ces  détails, 
souvent  sympathiques,  toujours  nouveaux, 
c'était  la  capitale  dès  longtemps  historique, 
c'était  de  se  sentir  dans  un  Océan  dont  le 
soleil  attiédissait  les  vagues  ;  l'hospitalité 
de  Paris,  mais  c'était  l'antithèse,  l'anti- 
thèse de  Wesselburen. 


GLXVI  INTRODUCTION 


Hebbel  se  dirigea  vers  l'Italie,  descendit 
le  Rhône  en  bateau,  vit  les  monuments  de  la 
France  latine.  Tl  arrivait  à  Rome,  le  3  octo- 
bre 1844.  11  devait  rester  treize  mois  sur  le 
sol  italien.  La  pénurie  où  il  se  trouvait 
Tempêcha  de  jouir  pleinement  de  ce  séjour 
sur  la  terre  classique  ;  l'archéologie  de 
l'Italie  présentait  pour  lui  peu  d'intérêt  ; 
Pompéï  le  déçut.  Rome  même,  dont  il  ad- 
mira les  chefs-d'œuvres,  lui  paraissait  un 
peu  morne  :  «  Paris  est  un  océan,  Rome  le 
lit  d'un  océan  ».  11  fît  la  connaissance  des 
célèbres  artistes  ou  savants  allemands  qui 
se  trouvaient  alors  en  Italie  :  Cornélius, 
Mommsen,  Hettner.  En  compagnie  de  Fau- 
teur de  V Histoire  romaine  et  du  génial  his- 
torien de  la  littérature  du  xviii®  siècle,  il  fit 
l'ascension  du  Vésuve. 

Hebbel  était  bien  las,  misérable  et  ma- 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE      CLXVII 

lade,  quand,  le  4  novembre  1845,  il  arri- 
vait à  Vienne.  Pendant  son  séjour  en  Italie, 
il  avait  écrit  un  assez  grand  nombre  de 
poésies  :  des  sonnets,  des  épigrammes.  Il 
avait  chanté,  en  vers  plus  philosophiques 
que  plastiques,  les  chefs-d'œuvre  de  l'art 
antique  ou  moderne.  Cependant,  si  le  fond 
de  ses  œuvres  restait  surtout  moral,  la 
forme  avait  gagné  en  douceur  et  en  sou- 
plesse. 

Hebbel  arrive  à  Vienne.  L'accueil  qu'on 
lui  fait  le  surprend.  Il  s'étonne  d'être  déjà 
connu  et  vivement  admiré.  Ses  fervents  l'in- 
troduisent dans  le  monde  littéraire  de  la 
capitale  autrichienne.  Il  y  fît  la  connais- 
sance d'une  actrice  de  grand  talent,  Chris- 
tine Engehausen.  Il  l'épouse  le  26  mai  1846. 
Lorsqu'on  sait  ce  qu'Elise  Lensing  avait  fait 
pour  lui,  ce  mariage  semble  un  acte  cruel. 


CLXVIII  INTRODUCTION 


Hebbel  lui-même  n'a  pas  cherché  à  s'en 
excuser  ;  il  a  expliqué  comment  il  y  a  été 
amené  ;  comment^  las  de  la  misère,  affaibli 
par  les  privations  et  s'autorisant  de  ce 
qu'Elise  lui  avait  dit  autrefois,  il  s'était  dé- 
cidé, après  des  luttes  douloureuses,  à  briser 
avec  sa  vie  passée.  Ses  ennemis,  ils  étaient 
alors  nombreux,  car  il^  étaient  ses  rivaux, 
n'ont  pas  tu  l'indignation  qu'excitait  en  eux 
ce  mariage.  Ses  amisontcherchéà  atténuer 
l'effet  produit,  en  montrant  qu'il  n'y  avait 
plus  alors  d'autre  issue  pour  le  poète,  et 
qu'il  lui  fallait  choisir  entre  le  désespoir  et 
peut-être  la  mort,  et  cette  rupture. 

La  critique  plus  récente  a  transporté  le 
débat  sur  une  terre  fraîchement  défrichée 
par  Nietzsche  et,  vues  de  ce  biais,  les  choses 
se  laissent  aisément  démontrer  et  fausser, 
selon  qu'on  admire  ou  raille  le  surhomme. 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE        CLXIX 

A  première  vue,  le  spectateur  de  ce  drame 
s'écrie  :  C'est  là,  assurément,  la  plus  belle 
tragédie  que  Hebbel  n'ait  pas  écrite.  Cette 
femme  dépense  pour  lui  sa  fortune,  parce 
qu'elle  l'aime.  Il  consent  à  se  laisser  aimer  : 
«  Cette  jeune  fille  a  pour  moi  un  attachement 
infini  »,  écrit-il,  en  1835.  Non  seulement  la 
gêne,  la  misère,  mais  la  calomnie,  les  lon- 
gues absences  de  celui  à  qui  elle  s'immola, 
sont  sa  récompense.  Elle  souffre  sans  plainte, 
parce  qu'elle  ofi're  au  poète  ses  peines,  sa 
détresse,  comme  un  sacrifice  à  un  dieu. 
11  l'insulte,  il  n'y  a  pas  de  semaine,  pas 
d'heure  qu'il  ne  la  maltraite.  C'estlui-même 
qui  le  dit.  Pourvu  qu'elle  l'ait  et  qu'elle 
souffre  par  lui,  elle  est  encore  heureuse. 
Il  est  à  Paris,  quand  meurt  son  premier  en- 
fant, Max.  Hebbel  souffre  profondément, 
parce  qu'il  se  reproche  de  ne  l'avoir  pas 


CLXX  INTRODUCTION 


aimé,  parce  qu'il  sent  la  déchirante  douleur 
d'Elise.  Il  s'abandonne  ;  dans  la  compas- 
sion du  premier  moment  il  oublie  pour  un 
instant  ses  droits  d'auteur  et  se  souvient 
de  ses  devoirs  d'homme.  Et  il  écrit,  pres- 
que sans  métaphore,   dans  son  Journal  : 
«  Etre  un  homme,  non  pas  un  homme  qui 
cherche  à  se  guinder  au  nom  de  ce  qu'on 
nomme  talent  et  puissance.  Belle  puissance, 
qui  ne  se  courbe  pas  devant  les  lois  morales, 
simples,  éternelles  !  Etre  un  homme  qui  va 
là  où  il  faut  aller,  là  où  tous  les  poignards 
l'atteignent    en    pleine    poitrine   ».    A    la 
réflexion,  il  changea  d'avis.  Il  s'était  trop 
avancé,  dans  les  premières  lettres  écrites  à 
Elise.  Quand  les  réponses  de  la  jeune  femme 
arrivaient,  Hebbel  sentait  qu'il  n'était  plus 
au  diapason.  Il  prenait  conseil  d'un  ami, 
Bamberg.     Comme    autrefois    Thibaut    le 


HEBBEL,    l'homme   ET   l'oEUVRE        CLXXI 

dissuadait  de  poursuivre  ses  études  juridi- 
ques, Bamberg  assurait  maintenant  Hebbel 
dans  l'idée  qu'il  n'était  point  fait  pour  le 
mariage  et  se  devait  à  son  génie.  Le  poète 
se  laissa  convaincre. 

Hebbel  envoya  alors  des  syllogismes  et 
,  des  additions  à  Elise,  la  prenant  d'abord 
par  le  raisonnement,  puis  par  les  chiffres. 
Il  s'efltorçait   de  lui  démontrer  que   :    les 
hommes    de  génie    ne   vivent  que  par  la 
liberté  et  le  développement  de  leur  moi^  et 
que,  étant  génie,  il  ne  devait  pas  abdiquer. 
Il    lui   expliqua   que   le    mieux    pour    un 
homme  de  son  envergure,  c'était  la  «  Gewis- 
sensehe  »  le  «  concubinage  pour  hommes  de 
génie.  »  11  donna  des  exemples  à  l'appui  : 
Lessing,  Hamann,  qui  vivait  avec  une  cui- 
sinière   replète^    ïhorwaldsen,    qui  vivait 
avec  une  dame  du  monde,  Gœthe.  Elle  fei- 


CLXXII  INTRODUCTION 


gnit  de  ne  pas  entendre.  L'arithmétique 
réussit  mieux  :  Elise  dut  reconnaître  que  la 
misère  attendait  le  jeune  ménage. 

On  pourrait  bâtir  là-dessus  un  drame 
amer  ou  une  comédie.  Hebbel  dénigrant  le 
mariage  quand  il  écrit  à  Elise,  le  prônant 
quand  il  écrit  à  Christine,  rappellerait  assez 
certains  personnages  de  Molière,  qui  se 
tournent  à  droite  et  disent  :  «  c'est  vous  qui 
avez  raison,  »  et  qui  se  tournent  à  gauche  en 
disant  :  «  c'est  vous  qui  n'avez  pas  tort.  » 
L'auteur  du  Canard  sauvage  eut  pu  écrire 
une  telle  œuvre.  M.  Hauptmann,  dans  Ames 
solitaires,  en  a  crayonné  quelques  scènes. 
Sans  doute^  il  faudrait  donner  le  beau  rôle 
à  Elise,  et  fondre  en  elle  et  Nora  et  Lear  et 
Goriot.  On  devrait  se  garder  d'en  faire  une 
vieille  fille,  catégorie  qui  n'existe  pas  pour 
Hebbel.  Le  poète  devrait  être  rapetissé  pour 


HÊBBEL,    L  HOMME  ET  L  OEUVRE      GLXXIII 

les  nécessités  dramatiques.  Napoléon,  le  tri- 
omphe, le  génie  en  soi,  ne  sont  pas  repré- 
sentables. M.  Hauptmann  a  montré  de  faux 
génies  qui  se  leurrent  et  leurrent.  Le  génie, 
le  faux  génie,  au  théâtre,  n'est  jamais  qu'un 
acteur  qui  se  promène  sur  la  scène  en  tenant 
à  la  main,  comme  Johannes  Vockerat,  un 
cahier  où  il  y  a,  nous  dit-on,  des  choses 
profondes.  Il  est  toujours  périlleux  de  mon- 
trer, au  théâtre,  un  hoaime  de  génie  litté- 
raire ou  scientifique.  Génie  du  bien,  du 
mal,  génie  de  telle  ou  telle  passion,  de 
telle  ou  telle  vertu,  soit,  mais  le  génie  de  la 
pensée  ne  peut  pas  se  manifester  par  des 
actions  dramatiques.  On  a  beau,  à  la  place 
du  cahier,  nous  montrer  des  fioles  avec  des 
sérums,  ou  des  cornues,  nous  restons 
froids.  Et,  malgré  le  talent  du  jeune  maî- 
tre, nous  préférons  encore  Octave  Feuillet 


CLXXIV  INTRODUCTION 


à  Paul  Adam.  L'auteur  des  Mouettes  s'ef- 
force en  vain  de  guinder  au  moderne-style 
l'honnête  acajou  du  Village^  le  public^ 
composé  de  croquants,  donne  toute  sa  sym- 
pathie à  la  femme  sacrifiée,  et  non  pas  au 
grand  homme  en  sérums.  Ibsen  et  Haupt- 
mann  ont  conçu  leur  œuvre,  sans  croire  au 
génie  de  leur  héros,  avec  amertume.  Elle 
est  difficile  à  écrire,  la  tragédie  du  sur- 
homme et  de  l'amour  maternellement  pas- 
sionné, la  tragi-comédie  du  learisme,  du 
goriotisme  féminin,  et  de  l'égotisme  trans- 
cendantal...  Le  dénouement  n'aurait  pas 
besoin  d'en  être  sanglant;  il  pourrait  être 
douloureusement  ironique.  Hebbel  se  ma- 
rie, s'étonne  des  résistances  d'Elise,  dont  il 
a  pourtant  émancipé  le  cœur.  Le  nerf  est 
tué  :  l'extraction  devrait  être  sans  dou- 
leur. Il  lui  fait   la    théorie  de   l'impéria- 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE      GLXXV 

lisme  des  sentiments,  pour  excuser  un 
dénouement  à  la  Scribe.  C'est  vrai  qu'elle 
a  un  second  fils  de  lui,  et  qui  vit,  et  qu'il 
n'eût  pas  dû  profaner  le  corps  et  Tàme  de  sa 
maîtresse,  puisqu'il  ne  l'aimait  plus.  Mais 
il  en  fait  sa  chose  ;  elle  se  soumet  et  vient 
chez  les  jeunes  mariés  jouir  de  l'idyllique 
vie  familiale.  Tout  semble  pour  le  mieux 
dans  le  meilleur  des  ménages  A  trois.  Mais 
la  Révolution  de  1848  épouvante  Elise  ; 
ilote  affolée,  elle  se  sauve.  Le  mot  de  la  fin 
semble  tout  indiqué  ;  la  pauvre  fille  dirait 
au  poète  :  a  Envoie-moi  l'enfant  de  ta 
femme  ».  Après  quelques  façons,  le  sur- 
homme consentirait  à  se  débarrasser  de 
l'enfant  des  coulisses  et  il  dirait  :  «  Jelons 
lui  quelque  chose  à  aimer.  » 

Eh   bien  !   non,   cette   tragi-comédie  ne 
serait  qu'une  caricature  de  ce  qui  se  passa 


CLXXVI  INTRODUCTION 


alors.  Les  circonstances  extérieures  sont 
contre  le  poète.  Il  le  reconnaît.  Il  ne  s'est 
pas  drapé  dans  sa  cruauté  nécessaire.  Il  en 
a  profondément  souÛert.  Il  a  tu  ce  qui  pou- 
vait entraver  notre  sympathie  à  Tendroit 
d'Elise.  Il  lui  a  rendu  hommage.  Les  bio- 
graphes du  poète  ont  tous,  plus  ou  moins, 
une  sorte  d'admiration  pour  «  l'énergie 
cruelle  »  de  cette  amputation  hygiénique. 
Ils  assurent  que  Hebbel  aurait  été  très  mal- 
heureux avec  Elise,  ce  qui  est  difficile  à  prou- 
ver. Hebbel  n'était  pas  sensuel  ;  la  beauté 
et  la  jeunesse  de  sa  femme  ne  lui  impor- 
taient pas  surtout.  En  outre,  il  n'était  plus 
seulement  un  poète  connu  ;  il  s'apercevait  à 
Vienne  qu'il  était  un  auteur  à  la  mode,  et 
donc,  sauvé  de  la  misère.  Mlle  Engehausen 
avait  de  grands  yeux,  une  de  ces  figures 
imposantes,  qui  semblent  avoir,  même  dans 


HEBBEL,  l'homme  ET  l'OEUVRE      CLXXVII 

la  vie  de  chaque  jour,  le  grossissement  du 
masque  tragique.  Elle  devait  être  fort  belle 
à  la  scène.  Nous  ne  savons  point  si  Elise 
était  laide.  On  semble  toujours  lui  faire  un 
grief  d'avoir  été  tôt  flétrie. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  est  impossi- 
ble ici  d'alléguer  les  droits  du  génie  qui  se 
sent  incompris,  et  qui  veut  trouver  V  «  as- 
sociée »  de  son  esprit.  Elise  a  joué  pour 
Hebbel  le  rôle  de  Mme  de  Stein  pour  Goethe. 
Elle  était  instruite,  polie  ;  elle  avait  du 
monde.  Hebbel  lui  écrivait  à  :  Mademoi- 
selle von  (de)  Lensing  et  peut-être  était-elle, 
en  effet,  de  famille  aristocratique.  Le  poète 
lui  écrit  des  lettres  d'une  haute  pensée,  lui 
disant  agréablement  qu'elle  en  prenne  ce 
qu'elle  comprend.  Mais,  tout  de  même, 
Hebbel  ne  parle  pas  seulement  pour  les 
murs,  ou  pour  soi.  Ce  qu'il  cite  dans  son 


CLXXVIII  INTRODUCTION 


Journal,  des  réflexions  et  des  rêves  d'Elise, 
est  au  moins  aussi  joli,  aussi  profond,  aussi 
pittoresque,  que  ce  qu'il  racontera  plus  tard 
de  sa  femme.  Et  du  reste,  le  cliché  de 
rhomme  incompris  est  singulièrement  usé. 
Il  n'y  a  guère  que  les  hommes  médiocres 
qui  soient  compris  par  leur  femme.  Delo- 
helle  est  admirablement  compris  par  les 
ilotes  qui  sont  autour  de  lui.  Qu'est-ce  que 
la  compréhension  pour  un  homme  de  ta- 
lent ?  Une  admiration  adoratrice,  qui  sera 
d'autant  plus  caressante  qu'elle  sera  plus 
nuancée  ;  et  Elise  savait  fort  bien  donner 
cette  jouissance  à  Hebbel.La  compréhension 
des  hommes  de  génie,  quel  beau  mot  !  et  qui 
n'a  pas  empêché  Gœthe  d'épouser  sa  mal- 
tresse, ouvrière  en  fleurs  artificielles.  Sans 
doute,  l'on  dira,  que  pour  un  dramaturge, 
la  plus  délicieuse  flatterie  est  de  voir  jouer 


HEBBEL,  L  HOMME    ET   L  OEUVRE      CLXXIX 

ses  pièces  par  sa  propre  femme...  Il  faut  ici 
se  garder  de  Tapologie  tacite  et  de  la  rail- 
lerie  facile.   Hebbel  est  trop  impitoyable- 
ment sincère  pour  avoir  été  l'homme  de  la 
solution  élégante  ;  quand  Elise  mourut,  il 
dit,   sans  ironie,  qu'il  la  rencontrera  avec 
plaisir  aux  régions  éthérées.  Il  faut  croire 
cet  homme,  cet  homme  passionné  de  Fab- 
solu.  On  doit  se  garder  de  lui  jeter  la  pierre. 
Il  n'est  pas  besoin  non  plus  d'admirer  sa 
((  grandiose  énergie  »  et  de  dire,  qu'après 
tout,  la  fin  justifie  les  moyens,  et  qu'il  a 
prouvé,  par  des  chefs-d'œuvre,  qu'il  avait 
le  droit  d'user  de  la  force.  Il  ne  faut  pas  dire 
trop  vite  :  poète,  si  l'on  veut^  mais  grand 
homme,  non  pas.  Si  Hebbel  a  enveloppé  sa 
faiblesse  d'un  voile  de  cruauté,  il  n'a  agi  en 
surhomme,  au  fond,  que  pour  la  galerie.  La 
vérité,  c'est  que,  pour  une  fois,  il  a  agi  en 


CLXXX  INTRODUCTION 


homme  du  monde,  faiblement,  négative- 
ment. Il  n'apas  osé  faire  ce  quine  se  fait  pas  : 
on  n'épouse  pas  une  vieille  maîtresse,  on  lui 
envoie  de  quoi  vivre.  Il  Ta  dit  lui-même  : 
«  Ne  méjugez  pas  trop  vite  ».  Il  faut  se 
garder  des  conclusions  hâtives.  Si  Ton  con- 
damne Hebbel,  on  le  condamnera  seule- 
ment parce  qu'on  l'aura  «  vu  du  dehors  ». 
On  se  souviendra  qu'un  spirituel  auteur  in- 
titula naguère  un  recueil  de  critiques  :  Vus 
du  dehors,  pour  bien  marquer,  dès  l'abord, 
que  ses  jugements  ne  visaient  point  à  Tim  • 
partialité  ni  à  la  compréhension.  Quoiqu'il 
en  soit  du  jugement  qu'on  porte  sur 
l'homme,  le  poète  des  dix-sept  dernières 
années  de  sa  vie,  est  digne  d'une  admira- 
tion presque  sans  réserve. 

Après  son  voyage  en  France,  Hebbel  tra- 
verse une  crise.  Les  opinions  sociales  con- 


HEBBEL,    l'homme  ET   l'oEUVRE      GLXXXI 

tenues    implicitement  dans  Maria-Magda' 

lene  se  développent  en  lui  et  s^entrechoquent. 

Il  se  rapproche  de  la  «  Jeune-Allemagne  » 

qui  lui  est,     cependant,    antipathique.    Il 

écrit  des  œuvres  curieuses^  mal  propres  à 

être  représentées. 

En  1846,  Une  tragédie  en  Sicile  ;  l'oeuvre 

d'art  est  manquée.  Il  y  fallait  l'ironie  amère 

d'Ibsen,    ou  la    blague   transcendante    de 

Courteline,    ou,    simplement,    la    musique 

d'un  Mascagni  ou  d'un  Léoncavallo.   Une 

îune  fille  s'enfuit  de  chez  ses  parents.  Son 

rmant  lui  a  donné   rendez-vous.  Des  gen- 

[armes  l'aperçoivent^  la  tuent,  la  dépouil- 

mt.   Quand  le  fiancé  arrive,  forts  de   la 

)i  symbolisée  en  leurs  uniformes,   ils  l'ac- 

isent  d'être  l'assassin.  Mais  un  paysan  qui 

|iaraudait  et  qui  s'est  sauvé  sous  la  feuillée 

la  vue  des  représentants  de  la  moralité 

k 


CLXXXII  INTRODUCTION 


publique,  a  tout  vu,  et  les  trahit.  On  a  jus- 
tement reproché  à  Hebbel,  dans  ce  drame 
bref,  de  n'avoir  pas  assez  fondu  par  l'ironie, 
l'élément  tragique  et  l'élément  baroque.  Le 
milieu  italien,  anarchique  et  violent,  est 
noté  avec  précision  et  sans  longueur. 

Hebbel,  en  1847,  abordait  dans  Julia^  tra- 
gédie en  trois  actes,  un  problème  aussi  mo- 
derne, que  Ibsen  reprendra  :  celui  de  l'héré- 
dité. Le  sujet  est  simple  :  Don  Juan,  fatigué 
et  avarié,  épouse,  paramourde  l'humanité, 
une  Elvire  qui  est  enceinte.  11  donnera  son 
nom  au  bâtard  et,  pour  se  racheter,  sauvera 
l'honneur  d'une  femme.  Il  est,  lui,  l'abou- 
tissement d'une  race  usée,  viciée,  qu'il  se 
gardera  de  perpétuer.  Cette  étude  psycho- 
pathologique est  fort  belle,  mais  elle  est 
faite  dans  d'interminables  monologues.  C'est 
plus  un  roman  qu'une  action  dramatique. 


HEBBEL,   L  HOMME  KT  L  OEUVRE    CLXXXIII 


En  1848,  il  poursuit  l'étude  des  crises  de 
l'humanité  et  oppose,  dans  Hérode  et  Ma- 
rianne^ le  judaïsme  h  son  déclin  au  monde 
romain.  Malgré  de  grandes  beautés  de 
détail,  cette  tragédie  ne  laisse  pas  d'être 
obscure  par  endroits.  Hebbel  semble  pen- 
ser que  la  convention  métrique  autorise, 
plus  encore  que  la  prose,  les  monologues 
et  surtout  les  apartés  invraisemblablement 
longs.  A  la  lecture,  l'impression  reste  for- 
cément confuse  ;  assez  souvent,  on  ne  sait 
plus  au  juste  quel  est  le  personnage  qui 
parle,  et  s'il  s'adresse  à  son  partenaire,  ou 
.au  public.  Hérode  a  de  la  puissance.  C'est 

m  despote,  violent,  sensuel.  Il  aime  jalou- 
sement Marianne,  et  quand  il  part  pour 
['Egypte,   il  donne  à  un  confident  l'ordre 

le  la  tuer,  s'il  meurt.  Marianne  l'apprend  ; 

me  première  fois,  elle  pardonne  cet  amour 


CLXXXIV  INTRODUCTION 


inhumain.  La  seconde  fois,  elle  se  tue. 
Hérode  avait  exigé  d'elle  le  serment  qu'elle 
se  tuerait,  s'il  venait  à  mourir.  Elle  n'avait 
pas  voulu  lui  faire  celte  promesse  :  ce  sont 
des  choses  qu'on  fait,  mais  qu'on  ne  promet 
pas.  Elle  lui  prouve,  par  sa  mort,  qu'en  effet, 
elle  n'aurait  pas  pu  lui  survivre  ;  car  elle 
ne  meurt  que  de  son  amour  déçu.  En  don- 
nant l'ordre  de  la  tuer,  Hérode  a  prouvé  à 
Marianne,  qu'il  ne  croyait  pas  en  elle.  Elle 
ne  croit  plus  en  lui,  en  son  amour,  et  se  tae. 
La  pièce  fît  fiasco,  à  l'origine.  On  le  con-. 
çoit.  Les  caractères  secondaires,  chose  rare 
chez  Hebbel,  se  confondent  un  peu  et  l'ac- 
tion est  vraiment  trop  chargée  d'aperçus 
psychologiques. 

Dans  Agnès  Bernauer^  1851,  Hebbel 
montre  qu'il  a  rompu  définitivement  avec 
certaines  tendances  de  la  Jeune  Allemagne, 


HEBBEL,  L  HOMME  ET  L  OEUVRE      GLXXXV 

qu'on  pouvait  trouver  dans  les  œuvres  pré- 
cédentes. Au  fond,  il  reste  anti-aristocrati- 
que^,  ou  si  l'on  veut,  il  demeure  celui  qui  se 
souvient  d'avoir  été  pauvre  et  d'avoir  eu 
faim.  Il  choisit  l'histoire  d'Agnès  Bernauer, 
pour  donner  un  exemple  des  nécessités  éta- 
tistes.  Toutes  les  sympathies  vont  à  la  jeune 
plébéienne  épousée  par  l'héritier  du  trône, 
mais,  Hebbel  le  montre  avec  une  grande 
finesse,  un  tel  acte  qui  rompt  avec  la 
tradition  monarchique,  est  mal  vu,  même 
par  le  peuple.  La  royauté  y  perd  de  son 
prestige  et  l'anarchie  se  glisse  dans  le 
royaume.  L'entourage  de  l'héritier  du  trùne 
bavarois  exploite,  sans  tarder,  la  faiblesse 
du  prince.  Agnès  doit  donc  disparaître  pour 
sauver  le  roi,  l'état,  le  royaume.  Sa  beauté, 
la  desniesure  de  sa  beauté  a  fait  basculer  le 


CLXXXVI  INTRODUCTION 


inonde.  Il  faut  une  catastrophe  pour  en  ré- 
tablir l'équilibre. 

Le  pittoresque  tableau  de  la  vie  moyen- 
âgeuse, dans  les  bonnes  villes  comme  Nu- 
remberg, est  brossé  avec  entrain  par  Heb- 
bel.  On  y  sent  de  la  cordialité  à  la  manière 
de  Hans  Sachs,  ou  de  Hoffmann,  en  ses 
bons  jours. 

Hebbel,  qui  dispose  désormais  souverai- 
nement de  son  génie,  écrit,  en  1854,  Gygès 
et  son  anneau.  C'est  la  vieille  fable,  gras- 
sement versifiée  par  La  Fontaine,  mais  le 
poète  allemandl'a  transformée,  et  si  ce  mot 
ne  pouvait  passer,  en  certain  lieu,  pour 
une  otTense  à  la  mémoire  de  Hebbel,  c'est 
la  tragédie  la  plus  racinienne  qu'il  ait  jamais 
écrite.  On  y  voit  quels  progrès  la  cuUure 
artistique  a  faits  dans  l'auteur,  comme  il 
sait  maîtriser  la  fougue  indomptée  qui  se 


i 


HEBBEL,  L  HOMME  ET  L  OEUVRE    CLXXXVII 

donnait  carrière  dans  Judith  et  dans  Geno- 
veva,  comme  il  sait,  mieux  conscient  de  sa 
force,  se  maîtriser  lui-même.  Il  donne  à  la 
femme  de  Candaule  un  caractère  oriental, 
lointain,  mystique,  voilé,  pourque  l'attentat 
inouï  de  son  mari  l'atteigne  plus  sûrement 
et  plus  profondément.  Candaule  l'a  profanée, 
il  a  douté  qu'elle  fût  la  plus  belle,  la  plus 
digne  d'être  aimée  ;  il  a  voulu  faire  voir  sa 
beauté  à  un  ami,  pour  être  plus  sûr  de  son 
amour,  pour  se  donner  le  coup  de  fouet  du 
triomphe.  C'est  en  vain  queGygès  est  rendu 
invisible  par  un  anneau  magique.  Rhodope 
est  inquiète  ;  avec  la  finesse  de  sensations 
de  ceux  qui  vivent  dans  le  silence  et  dans 
la  retraite  ombreuse,  elle  perçoit  le  soupir 
d'admiration  du  jeune  Grec  qui  l'épie.  Dès 
lors,  l'angoisse,  le  doute,  la  honte  prennent 
possession    de    son    àmo.    En    des    scènes 


GLXXXVIII  INTIIODUCTION 


admirablement  nuancées,  Hebbel  montre  le 
progrès  de  ces  sentiments.  Il  n'y  a  plus 
qu'une  solution.  Celui  qui  Fa  vue,  comme 
son  mari,  doit  Tépouser,  ou  mourir.  Gan- 
daule  est  tué  dans  un  duel  où  il  se  défend 
mollement,  car  il  a  vu  les  conséquences  de 
sa  faute.  Rhodope  épouse  Gygès,  et  se  tue. 
Les  trois  principaux  personnages,  qui  ont 
chacun  une  physionomie  très  marquée, 
sont  magistralement  peints  par  des  actes 
psychologiques  et  par  des  analyses  psycho- 
logiques qui  se  transforment  en  actions, 
par  là  même  qu'elles  s'expriment. 

De  1855  à  1860,  Hebbel  écrit  l'œuvre  gi- 
gantesque, la  trilogie  des  Niebelungen.  La 
crise  d'humanité  est  ici,  plus  qu'ailleurs,  os- 
tensible. Le  paganisme  germanique  lutte 
contre  le  christianisme  de  l'époque  mo- 
derne, les  géants  contre  les  preux.  C'est  la 


HEBBEL,    L  HOMME  ET  L  OEUVRE   CLXXXIX 

victoire  du  sentimentalisme,  au  sens  où 
l'entendait  Schiller,  sur  la  naïveté.  Hebbel 
prend  de  la  vieille  chanson  épique  tout  le 
milieu  pittoresque  ;  il  en  tire  surtout  l'élé- 
ment profondément  humain,  et  le  rehausse. 
Il  met  dans  la  peinture  de  l'homme  dans 
sa  lutte  contre  la  femme,  de  la  femme  dans 
sa  réaction  contre  l'homme,  dans  la  pein- 
ture de  l'humanité  en  proie  à  la  crise  mo- 
rale, toute  sa  science  de  la  vie.  Et  cette 
peinture  n'est  pas  abstraite  ;  cette  fresque 
n'est  pas  monotone.  Hebbel  joue  avec  les 
difficultés.  Le  prologue  est  d'une  merveil- 
leuse légèreté  de  touche  ;  il  a  toute  la  sa- 
veur d'une  esquisse,  qui  va  se  développer 
dans  le   dyptique. 

Lorsque  Hebbel  mourut,  le  13  décem- 
bre 1863,  il  était  à  l'apogée  de  son  talent. 
Quelques  scènes  manquaient  seulement  à 


CXC  INTRODUCTION 


son  Démétriiis^  qui  eût  été,  à  coup  sûr,  le 
chef  d'œuvre  de  ses  tragédies  politiques, 
étatistes.  Démétrius  n'est  pas  le  fils  légitime 
d'Ivan  le  Terrible.  Il  n'est  que  son  bâtard. 
Mais  il  n'apprend  cela  que  lorsqu'il  est 
déjà  lancé  par  le  destin,  à  la  conquête  du 
trône.  11  a,  jusqu'ici,  agi  purement  ;  il  a 
cru  à  sa  mission  et  a  puisé  dans  sa  foi,  sa 
force  invincible.  Il  doute  ;  il  sent,  tragique- 
quement,  qu'il  a  le  courage,  la  vertu  d'un 
chef.  Le  sang  d'Ivan  coule  dans  ses  veines. 
Mais  il  n'est  pas  le  prétendant  légitime.  Il 
faut,  ou  qu'il  disparaisse,  ou  qu'il  se  trompe 
lui-même,  en  trompant  les  autres.  Aban- 
donnera-t-il  ceux  qui  croient  en  lui?  La  foi 
de  ses  partisans  suffîra-t-elle  à  le  porter,  au 
dessus  de  lui-même,  et  quand  même?  Non. 
La  vie,  basée  sur  rerreur^simifimensonge, 


ne  mène  qu'à  une  catastrophe.  Il  doit  périr. 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVRE  CXCI 

Ici  encore,  le  poète  qui,  tout  à  l'heure,  rap- 
pelait et  Racine  le  psychologue,  et  Corneille 
le  politique,  nous  fait  songer  à  un  grand 
poète,  à  l'auteur  de  Brand  et  des  Préten- 
dants à  la  couronne.  Les  taches  eussent 
peut-être  disparu  si  Hebbel  avait  eu  le 
temps  de  parfaire  son  œuvre.  Le  Jésuite 
omniscient,  machiavélique,  mis  à  la  mode 
par  Eugène  Sue,  la  croix-de-ma-mère,  la 
voix  du  sang,  datent  un  peu.  Mais  qu'est 
cela  au  prix  de  l'idée  qui  anime,  d'un 
souffle  irrésistible,  tout  le  drame  ? 

Hebbel  laissait  après  sa  mort  des  plans 
nombreux,  des  œuvres  ébauchées  ;  il  lais- 
sait son  Journal.,  qui  nous  éclaire  sur  toute 
sa    vie.    F]n    lisant  les   deux   mille    pages 
[u'il  contient,  il  faut  se  garder  d'une  pre- 
lière  impression.  Si  l'on  ajustait,  avec  des 
'aits  pris  çà  et  là,  une  méchante  marque- 


CXCII  INTRODUCTION 


terie,on  pourrait  faire  un  portrait  satirique, 
faux,  composé  de  pièces  et  de  morceaux 
vrais.  Parce  que  Tauteur  de  Dénétriiis,  des 
Niebelungen,  de  Gygès,  de  Maria-Magda- 
lene^  de  Judith,  projetait  un  roman  sur  le 
Philistin,  on  pourrait  insinuer  que,  tel 
Flaubert,  pour  Bouvard  et  Pécuchet^  il 
devait  commencer  par  se  regarder  à  la 
glace.  Judith  disait  :  a  Je  vois  toujours  dans 
l'émotion  une  tentative  d'infidélité  à  moi- 
même  et  je  la  réprime».  Hebbel  ne  serait-il 
pas  de  ceux  qui  masquent  leur  froideur  de 
cœur,  en  affichant  une  froideur  exagérée  ? 
Sans  doute,  il  aimait  les  bêtes,  dans  sa  jeu- 
nesse, lapins  et  chiens,  plus  tard  les  écu- 
reuils et  les  serins.  Mais  la  sensiblerie 
s'accommode  parfois  avec  la  sécheresse  de 
cœur.  Il  a  pleuré  et  souffert  de  la  mort  de 
son  premier-né.    Les    autres    morts    l'ont 


HKBBEL,    I.  HOMME    ET    L  OEUVRE         CXCIII 

laissé  calme.  Avait-il  dépensé  toute  la 
somme  de  douleur  que  la  nature  a  donnée 
à  chaque  père  pour  la  mort  de  son  enfant? 
Et  le  premier  deuil  est-il  comme  le  pre- 
mier amour,  un  sorte  de  vaccin?  Il  n'aurait 
pas  dû,  sans  doute,  noter  dans  son  Journal 
qu'il  décrète  que  l'on  donnera  les  verges  à 
cet  enfant,  et  qu'Elise,  l'exécutrice  de  ses 
ordonnances  pleure  sur  ce  qu'elle  appelle 
^  son  ((  Marengo  ».  Sans  doute,  il  ne  semble 
j;  pas  extraordinaire  que  Hebbel  ait  eu  en 
été  le  travail  moins  facile  qu'aux  saisons 
lus  fraîches.  Sans  doute,  le  public  est 
ttristé  d'apprendre  qu'Elise  a  une  maladie 
e  foie,  vomit  de  la  bile,  et  content  d'ap- 
rendre,  quelques  jours  plus  tard,  qu'elle 
st  simplement  dans  un  état  intéressant, 
ans  doute,  Hebbel  n'aime  pas  trop  son 
fils,  né  dans  de  tristes  circonstances,  mais 


CXCIV  INTRODUCTION 


d'être  père,  cela  lui  fait  tout  de  même  quel- 
que chose.  Il  ne  déplaît  pas  d'apprendre  que 
Hebbel,  pendant  plusieurs  années,  a  été 
sourd  d'une  oreille,  comme  sa  grand'mère, 
et  que,  comme  sa  grand'mère,  il  a  été 
guéri  de  cette  surdité,  le  jour  où  il  retira  de 
son  oreille  la  ouate  qui  y  gisait.  Les  maux 
de  dents,  dont  il  souffre  si  souvent,  ont 
peut-être  une  cause  tout  aussi  atavique.  Il 
sait  du  reste  qu'on  peut  les  faire  passer  en 
se  purgeant.  Pour  son  Philistin^  il  note 
un  trait  assez  curieux  d'un  prud'homme 
qui  fait  l'amour  par  hygiène,  pour  trans- 
pirer. 

Sans  doute,  si  l'on  considérait,  en  gros, 
son  Journal,  on  pourrait  avancer  qu'il 
s'y  trouve  beaucoup  de  choses  qui  n'ont 
d'intérêt  que  pour  le  biographe,  ou  que 
pour  Hebbel  lui  même.  Si  l'on  en  suppri- 


HEBBEL,    l'homme    ET    L  OEUVRE  GXCV 

mait  ses  extraits  de  lectures,  qu'il  ne  com- 
mente pas  en  général  ;  la  chronologie  de 
ses  œuvres  ;  les  idées  qu'il  a  mieux  mises  en 
valeur  ailleurs  ;  ses  lettres,  dont  il  cite  les 
bons  passages  et  qui  ressortissent  à  sa  cor- 
respondance ;  si  l'on  enlevait  les  rêves 
de  ïïebbel  et  de  ses  proches,  qui  rêvent  dé- 
cidément beaucoup  ;  —  Hebbel  n'aime  pa& 
le  gros  et  lourd  sommeil  sans  rêves  ;  —  si 
l'on  enlevait  certains  jugements  sur  l'œuvre 
qu'il  vient  d'achever  et  qui  sont  sans  intérêt, 
puisqu'il  la  trouve  toujours  excellente  ;  si 
l'on  biffait  la  ouate,  les  vomissements  et  les 
maux  de  dents,  et  les  jugements  sur  des 
choses  qu'il  ne  connaît  pas  encore,  mais  qu'il 
définit  déjà,  son  atelier  ne  laisserait  pas, 
cependant,  de  mériter  qu'on  le  visite.  Après 
tout,  les  copeaux  n'abondent  que  dans  les 
iteliers  où  l'on  besogne  ferme. 


CXGVI  INTRODUCTION 


Dans  le  Journal  il  se  trouve  des  pensées^ 
des  axiomes  profonds,  beaucoup  de  nota- 
tions, d'idées  à  voir,  à  creuser,  à  retourner, 
des  mots  spirituels;  des  critiques  littéraires 
ou  dramatiques  d'une  absolue  justesse, 
définitives,  quand  Hebbel  parle  de  livres, 
de  pièces  qu'il  a  vues  ou  lues.  On  y  admire 
encore  un  sens  très  précis  des  réalités 
politiques.  Hebbel  est  patriote,  impérialiste, 
et  a,  sur  l'avenir  de  son  pays,  sur  la  situa- 
don  politique  de  l'Europe,  des  vues  non- 
seulement  profondes,  mais  prophétiques. 
Un  passage  sur  l'antimilitarisme  de  l'ave- 
nir semble  déjà  un  commentaire  de  certain 
couplet  de  ï Internationale. 

Et  puis,  ses  extraits  de  lectures  nous 
révèlent  sa  tournure  d'esprit.  11  lit  comme 
Montaigne,  Stendhal  et  Flaubert  ;  il  retient 
les  manifestations  passionnées,  puissantes. 


HKBBEL,    l'homme    ET    l'oEUVRE      CXCVII 

OU  gTotesqnes  de  Thumanité  :  Napoléon, 
Richelieu  et  Pécuchet,  Homais.  Quoique 
pour  lui  le  catholicisme  du  sud  de  l'Alle- 
luagne  fût  une  chose  toute  neuve,  qui 
rétonnait  et  gênait  ses  habitudes  septen- 
trionales, il  a  noté,  sans  doute  avec  ironie, 
les  incongruités  minaudières  de  la  grisette 
Beppi,  qui  lui  disait  :  «  Quand  les  catholi- 
ques veulent  aller  à  confesse,  ils  ne  doivent 
point  manger,  et  même  pas  avaler  leur 
salive;  ils  doivent  se  racler  la  langue  et  se 
nettoyer  les  dents.  »  Cependant,  il  note,  à 
peu  près  à  la  même  époque  :  «  Le  jour 
suivant,  je  suis  passé  à  Roth.  Roth  se 
trouve  dans  un  site  aimable  et  est  protes- 
tant ;  j'ai  été  frappé  de  voir  que  les  figures 
des  enfants,  garçons  et  filles,  y  étaient 
toutes  beaucoup  plus  fraîches  et  ouvertes  ». 
On  pourrait  se  demander  si  «  protestant  » 


CXCVIII  INTRODUCTION 


est    ici    un    attribut,    ou    un    synonyme. 

Hebbel  est  sincère  ;  il  note  tout  ce  qu'il 
voit,  tout  ce  qu'il  apprend.  Il  lui  arrive, 
quelquefois,  de  découvrir  ce  qui  a  été  déjà 
dit,  mais  dont  il  n'avait  pas  eu  encore 
le  sentiment,  la  compréhension  :  «  La 
poésie  lyrique  est  l'expression  la  plus 
pure  de  la  nationalité  des  peuples  ».  — 
«  L'esprit  est  la  seule  chose  qu'on  trouve 
d'autant  moins  qu'on  la  cherche  davan- 
tage. »  —  ((  Rien  n'est  plus  dangereux  que 
la  médiocrité  qui  n'est  pas  tout  à  fait  mé- 
diocre ». 

Assez  souvent,  il  a  de  ces  jugements  par 
à  peu  près,  par  comparaison,  qui  sont  sédui- 
sants, mais  toujours  spécieux.  «  Jean-Paul 
est  un  Sterne  agrandi  ».  —  »»  Gœthe  est  un 
Shakspere,  sinon  transfiguré,  du  moins  plus 
clair.  » 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE        CXGIX 

Hebbel  a  besoin  de  clarté  et  il  ne  se 
garde  pas  toujours  des  généralisations  trop 
absolues,  trop  rapides.  Sa  définition  de 
Notre-Dame,  opposée  à  celle  de  la  cathé- 
drale de  Strasbourg,  est,  comme  on  l'a  vu, 
contingente.  11  juge  tout  sous  l'empire  du 
moment,  admire  Rachel  à  Paris,  le  dit  bien 
haut.  Plus  tard,  il  écrit  à  sa  femme  :  «  les 
sauvages  peuvent,  s'ils  veulent,  donner  des 
lauriers  aux  mégères  [comme  Rachel],  toi, 
je  te  donne  la  couronne  ».  Voilà  qui  est 
d'un  mari  galant.  Antisémite  de  nature, 
Hebbel  juge  Heine  et  le  condamne,  puis, 
quand  il  le  voit  à  Paris,  s'étonne  de  trouver 
en  lui  un  grand  et  vrai  poète.  H  est  antisé- 
mite, et  Bamberg  publie  son  Journal^  sa 
Correspondance  ;  Kuh  est  son  biographe, 
infiniment  délicat,  sensible,  après  avoir  été, 
pendant  longtemps,  son  ami  le  plus  intime. 


ce  INTRODUCTION 


La  langue  française,  tant  qu'il  ne  la  sait 
pas,  est  pour  Hebbel  une  soubrette,  avec 
qui  l'esprit  humain,  ce  très  vieil  homme, 
aimeàfleuretter;  et  ceci  semble  mettre  bien 
mal  en  point  Tidiome,  qui,  le  premier  dans 
les  langues  modernes,  porta  la  pensée  mo- 
derne. Descartes,  Pascal,  Montesquieu, 
Comte,  Renan,  Taine  sont  bien  à  plaindre. 
Quelques  années  plus  tard,  quand  Hebbel 
la  saura  mal,  il  trouvera  que  la  langue  fran- 
çaise est  laide.  La  forme  axiomatique  a  le 
tort  de  donner  parfois  à  des  idées,  que  le 
poète  sent  dans  l'instant,  quelque  chose  de 
définitif,  d'objectiver  trop  nettement  une 
impression  subjective  :  «  Les  femmes  doi- 
vent enfanter  et  jamais  tuer  les  hommes  ». 
Tel  est  un  de  ses  aphorismes  célèbres.  On 
pourrait  tout  aussi  bien  dire  :  L'homme 
doit  engendrer  et  jamais  tuer  les  hommes. 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CGI 

On  pourrait  aussi  bien  dire  :  La  nature  doit 
créer  et  jamais  tuer  les  hommes. 

Et  pourtant  Hebbel  dit,  dans  ses  drames 
comme  dans  son  Journal^  des  choses  souvent 
profondes,  parfois  précieuses,  spirituelles. 
Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  aime  un  peu  trop 
les  métaphores  douteuses.  La  czarine  porte 
ce  la  moitié  de  la  Russie  dans  ses  cheveux  ». 
C'est  la  même  métaphore  que  le  jeune  Schil- 
ler employait  dans  Cabale  et  Amour.  Les 
Russes  sont  bannis  «  au  royaume  de  l'éter- 
nelle neige  > .  Cette  Sibérie,  c'est  du  Delille 
ou  du  Fenimore  Cooper.  Shakspere  et  Bal- 
zac manquent  parfois  puissamment  de  goût; 
le  pus  souvent,  Hebbel  est  seulement  pré- 
cieux :  «  L'œil  est  la  bouche  de  l'esprit  ». 
-*-  «  Je  m'aime,  puisque  je  suis  plein  de  toi 
que  j'aime  plusieurs  fois  ».  — C'est  Ram- 
bouillet  ou  la  Bible.  «  L'histoire  est  le  lit 


CCII  INTRODUCTION 


que  le  fleuve  de  la  vie  se  creuse  lui-même  ». 
L^image  est  juste.  «  Une  promesse  est  une 
lettre  de  change  que  Ton  tire  sur  son  ave- 
nir ».  Certains  traits  font  penser  à  la  précio- 
sité la  plus  moderne.  La  pierre  de  meule 
que  porte  au  cou  maître  Antoine,  rappelle 
assez  le  carcan-auréole  de  Cyrano.  Hebbel 
note  aussi  cette  image  :  «  lancer  d'un  large 
geste  la  douleur  autour  de  ses  épaules  ».  Il 
a  parfois  d'heureuses  trouvailles  :  «  Deux 
rimes  qui  ont  Tair  d'avoir  fait  le  tour  du 
monde  avant  de  se  rencontrer  »  ;  ou  sur  les 
plagiats  :  «  on  peut  voler  tout  le  mobilier, 
mais  pas  la  maison  ».  Et  comme  il  note  joli- 
ment le  golfe  de  Naples  et  le  jeu  du  ^eil 
sur  les  vagues  :  «  un  arc-en-ciel  effeuillé  »... 


Il  faut  se  garder  de   voir  en  Hebbel  un 


HEBBEL,    L  HOMME   ET    L  OEUVRE  CCIII 

parvenu,  ou  un  prud'homme.  S'il  est  arrivé 
si  haut,  que  ses  derniers  poèmes  semblent 
planer,  comme  ceux  de  Goethe,  c'est  qu'il 
a  lutté,  peiné  sans  relâche  ;  c'est  qu'il  a 
intensément  souffert.  Il  a  appris  lentement 
la  vie.  Ne  disons  pas  :  Il  manquait  tout  de 
même  d'  «  étape  »,  et  s'il  a  eu  le  père  bourru 
nécessaire  aux  Shakspere,  aux  Molière, 
aux  Gœthe,  il  est  toutefois  regrettable  qu'il 
ait  été  le  fils,  et  non  le  petit-fils  d'un  maçon. 
Pour  employer  une  de  ses  comparaisons  fa- 
vorites, plaignons-le  et  admirons-le  d'avoir, 
sans  manuel  et  sans  maître,  épelé  la  vie.  Il 
est  mort  à  peine  âgé  de  cinquante  ans. 
Mais  il  avait  vécu  profondément,  intensive- 
ment. Il  avait  vécu  et  souffert  pour  deux 
générations  et  il  avait  eu  l'énergie  de  vivre, 
de  peiner,  de  triompher,  —  comme  les 
précurseurs  —  en  marge  de  son   temps  : 


CCIV  INTRODUCTION 


De  bonne  heure  en  relations  avec  Uhland, 
Tieck,  Gutzkow,  Schwab  et  bien  d'autres, 
il  n'a  guère  su  en  tirer  parti,  et  quand  les 
princes,  à  la  fin  de  son  existence,  viendront 
à  lui,  Hebbel  n'aura  plus  besoin  d'eux. 

Il  ne  faut  pas  juger  avec  des  parti-pris 
cet  homme  qui  en  a  été  la  victime.  Habitué 
par  sa  nature,  à  voir  toutes  les  choses  à  un 
point,  de  vue  absolu,  à  les  considérer  sous 
un  aspect  antithétique,  il  a  toujours  cher- 
ché, avant  tout,  à  être  sincère.  S'il  s'est 
trompé,  il  en  a  souffert.  Il  a  fallu  toute  une 
vie  à  ce  géant  pour  s'humaniser,  et  quand 
l'homme  en  lui  fut  accompli,  il  ne  lui  fut 
pas  donné,  comme  à  Goethe,  de  jouir  long- 
temps de  sa  science  de  la  vie.  Du  moins 
avait-il  atteint  la  cime,  le  point  de  vue  d'où 
le  génie  contemple  les  horizons  infinis.  Le 
trajet  avait  été  d'autant  plus  pénible  que 


HEBBEL,    L  HOMME    ET    L  OEUVIΠ CCV 

Hebbel  était  venu  de  plus  loin,   parti  de 
plus  bas. 

Au  reste,  pour  ceux-là  mêmes  qui  pense- 
raient qu'on  peut  admirer  les  ouvrages 
d'un  auteur,  sans  être  tenu  d'estimer  son 
caractère,  Hebbel  laisse  des  œuvres  accom- 
plies, qui  font  de  lui  l'un  des  plus  grands 
poètes  tragiques.  D'emblée,  il  va  aux  grands 
sujets.  Il  projetait  un  Christus  ;  il  eut  des- 
sein d'écrire  un  Corneille^  où  il  eût  opposé 
le  grand  poète  politique  à  Richelieu,  le 
grand  politique  impérialiste.  Il  songeait  à 
un  Napoléon  Hebbel  considère  avec  puis- 
sance le  sujet  tragique  qu'il  élit.  Dès  le 
début  du  drame,  il  suscite  Tangoisse  tragi- 
que qui  ne  se  résout  qu'au  dénouement.  Il 
commence  la  lutte  dramatique  au  moment 
où  ses  héros  sont  déjà  par  delà  la  raison  et 
la  volonté,  et  où  ils  ont  le  désir  de  l'absolu, 


CCVI  INTRODUCTION 


la  volupté  de  se  sentir  entrâmes  à  la  catas- 
trophe. L'auteur  de  Judith^  de  Maria-Mag- 
dalene,  de  Gygès^  des  Nieb'eliingen^  de 
Démétrius  force  l'admiration  de  ceux-là 
mêmes,  qui,  ne  voulant  pas  comprendre  sa 
vie,  dénieraient  à  l'homme  leur  sympathie. 


La  bibliographie  de  Hebbel  est  tort  riche  et  s'est 
considérabJement  accrue  dans  ces  dernières  années. 
On  ne  saurait  désormais  s'occuper  du  poète  sans  avoir 
lu  au  moins  les  remarquables  ouvrages  ou  études  de 
Kuh.  Stern,  Vischer,  de  MM.  Barthels,  Collin,  Emile 
Faguet,  Krumm,  Kùhnemann  (dans  son  Schiller), 
Richard  M.  Mever,  Werner. 


MARI  A-MAGD  ALEN  E 

TRAGÉDIE     RÉALISTE 

en  trois  actes  et  quatre  tableaux 


PERSONNAGES 


Antoine,  maître  ïnenuisier. 
Thérèse,  sa  femme. 
Clara,  leur  fille. 
Garl,  leur  fils. 

LÉONARD. 

Fritz,  clerc  de  notaire. 

Wolfram,  négociant. 

Adam,  huissier  du  tribunal. 

Un  second  huissier. 

Un  scribe 

Un  petit  garçon. 

Une  bonne. 


Le  drame  se  passe  vers  1840,  dans  une  petite 
ville  du  nord  de  l'Allemagne. 


ACTE  PREMIER 


Une  chambre  dans  la  maison  du  menuisier.  Au 
premier  plan^  à  gauche ,  une  fenêtre  basse ^ 
mais  très  large,  donnant  sur  un  jardin  ;  devant 
la  fenêtre,  table  à  ouvrage,  fauteuil,  chaise. 
Au  mur,  une  gravure  de  Christ  dans  un  cadre 
de  bois  noir.  Au  fond,  à  gauche,  une  porte  qui 
mène  au  dehors;  à  gauche  de  cette  porte  un 
porte-manteau  avec  crochets.  Au  mur,  à  droite 
de  la  porte,  un  canapé  devant  lequel  se  trouve 
une  table  carrée  et  trois  chaises.  Au-dessus  du 
canapé  une  planche  avec  des  cruches  à  bière, 
en  étain  et  en  grès.  Au-dessus  de  la  planche 
deux  cadres  avec  des  gravures  représentant  un 
roi,  en  uniforme  de  général  et  une  reine  décol- 
letée et  coiffée  à  la  1830.  Entre  les  deux  cadres 
est  accrochée  une  pendule.  Au  fond,  dans  le 
coin,  à  droite,  un  poêle  en  faïence  verte,  carré 
et  qui  va  jusqu'au  plafond.  A  droite,  une  porte 
qui  mène  aux  chambres  à  coucher  ;  une  com- 
mode de  forme  raide,  sans  marbre  ;  au-dessus, 
accrochée  au  mur,  une  étagère  avec  deux  ou 
trois   gros  livres  parmi  lesquels  on  voit  une 


MARIA-MAGDALEN  E 


grosse  bible  noire.  A  droite^  au  premier  plan, 
la  porte  qui  mène  à  la  cuisine.  Sur  la  com- 
mode se  trouvent  deux  lampes.  Sous  la  table 
à  ouvrage  un  tapis.  Dans  un  coin,  une  grosse 
malle  sur  des  X  en  bois. 


I 

I 


SCENE  PREMIERE 
CLARA  KT  SA  MÈRE 

CLARA   {avec  étonnement) 

(Vêlements  assez  voyants  de  demi-paysanne. 
Col  blanc  rabattu,  un  peu  échancré) 

Ta  robe  de  mariée  ?  Mais  comme  elle  te 
va  bien  !  On  dirait  qu'elle  est  faite  d'hier. 

LA  MÈRE  {douce  et  passive) 

(Relève  de  maladie,  très  pâle;  un  bonnet  de 
dentelle  blanche,  une  robe  de  tulle  blanc, 
manches  à  gigot). 

Vois-tu,  mon  enfant,  la  mode  marche, 
marche,  jusqu'à  ce  qu'elle  ne  puisse  plus 
avancer,  et  il  faut  bien  alors  qu'elle  rebrousse 
chemin.   Depuis  trente-deux  ans  voilà  au 


8  MAUIA-MAGDALKNE 

moins  dix  fois  que  ma  robe  de  mariée  a  été 
démodée,  et  dix  fois  elle  est  revenue  à  la 
mode. 

CLARA 

Cette  fois,  maman,  c'est  pas  tout  à  fait 
ça.  Ce  n'est  point  pour  te  contrarier,  mais 
tu  sais,  les  manches  sont  un  peu  trop  bouf- 
fantes. 

LA  MÈRE  {souriant' 
C'est  bon  pour  toi  d'être  coquette. 

CLARA 

C'est  drôle  ;  quand  je  me  figure  que  tu 
étais  ainsi...  en  mariée...,  mais  tu  avais 
aussi  une  couronne,  n'est-ce  pas  ? 

LA  MÈRE 

Je  pense  bien.  Une  couronne  de  myrte, 
et  pas  des  fleurs  artificielles,  un  vrai  myrte 
que  j'avais  moi-même  soigné  pendant  des 
années.  On  n'était  pas  riche  et  nous  sommes 
restés  fiancés  sept  ans. 


ACTE    I,    SCfcNE    I 


CLARA 


T'ai-je  demandé  assez  souvent  de  met- 
tre cette  robe?  et  tu  ne  voulais  jamais, 
tu  disais  toujours  que  ce  n'était  plus  une 
robe  de  mariée  et  qu'on  t'en  parerait  sur 
ton  lit  de  mort;  avec  ces  choses-là  on  ne 
plaisante  pas  !  Finalement,  je  n'avais  plus 
du  tout  envie  de  la  voir,  parce  que  ça  me 
faisait  penser  à  des  choses  trop  tristes... 
Et  pourquoi  l'as-tu  mise  aujourd'hui? 


LA  MERE 


Quand  on  a  été  aussi  malade  que  je  l'ai 
été,  et  qu'on  se  demande  si  l'on  guérira, 
vois-tu,  il  vous  passe  toutes  sortes  de  pen- 
sées par  la  tête...  Ah!  l'idée  de  ne  plus 
vivre  est  plus  horrible  qu'on  ne  croit.  Elle 
assombrit  tout  autour  de  nous,  et  même  la 
clarté  aimante  des  yeux  de  ceux  qui  nous 
sont  le  plus  chers,  enfants,  mari...   mais  au 

dedans  de  nous,  la  mort  qui  vient,   répand 

1. 


10  MARIA  MAGDALENE 

la  lumière,  et  l'on  voit  beaucoup  de  cho- 
ses... beaucoup  de  choses,  qu'on  aimerait 
mieux  ne  pas  voir.  Ma  conscience  ne  me 
reproche  pas  d'avoir  jamais  rien  fait  de  mal  ; 
j'ai  suivi  le  droit  chemin  ;  à  la  maison  j'ai 
rempli  mon  devoir  aussi  bien  que  je  pou- 
vais. Toi  et  ton  frère  je  vous  ai  élevés  dans 
la  crainte  de  Dieu  ;  j'ai  ménagé  l'argent  que 
gagnait  péniblement  votre  père  et  j'ai  même 
réussi  à  toujours  mettre  de  côté  une  petite 
somme  pour  les  malheureux.  Si  parfois  je 
leur  ai  refusé,  dans  un  moment  de  mauvaise 
humeur,  ou  parce  qu'il  en  venait  trop  à  la 
fois,  il  n'y  ont  jamais  rien  perdu  :  à  peine 
étaient-ils  partis  que  je  courais  après  eux  et 
les  rappelais  pour  leur  donner  deux  fois 
plus  ;  mais  qu'est-ce  que  c'est  que  tout  ça  ? 
Quand  nous  sentons  que  notre  dernière 
heure  va  sonner,  nous  nous  faisons  tout 
petits,  nous  supplions  Dieu  de  nous  laisser 
la  vie,  comme  le  serviteur  supplie  son  maî- 
tre de  lui  laisser  refaire  la  tâche  qu'il  a  mal 


1^ 


ACTE    I,    SCÈNE    1  11 

faite,  pour  qu'au  jour  de  la  paye  son  salaire 
n'en  soit  pas  amoindri. 

CLARA 

Voyons,  ma  chère  maman,  tu  te  frappes 
trop  ;  ne  parle  plus  de  ça. 

LA   MÈRE 

Non,  mon  enfant,  ça  me  fait  du  bien  au 
contraire.  Pendant  ma  maladie  j'ai  pensé  à 
bien  des  choses,  et  maintenant  j'ai  beau 
être  guérie,  je  sens  bien  que  jamais  je  ne 
recouvrerai  mes  forces  :  quand  un  vieil 
arbre  a  été  ébranlé  par  l'orage,  il  est  à  la 
merci  du  premier  coup  de  vent.  Vois  tu,  en 
e  donnant  cet  avertissement.  Dieu  voulait 
e  faire  connaître  que  mon  vêtement  nup- 
tial n'était  pas  encore  pur  de  toute  tache,  et 
c'est  pour  ça  qu'il  a  daigné  me  donner  encore 
quelque  répit.  Cette  grâce,  il  ne  l'a  point 
accordée  aux  sept  vierges,  tu  te  rappelles, 
dans  l'Evangile  qu'hier  soir  je  t'ai  demandé 
de  me  lire  ?  Voilà  pourquoi  j'ai  mis  aujour- 


12  MARIA  MAGDALENK 

d'hui,  pour  aller  à  la  communion,  cette 
robe.  Je  la  portais  le  jour  où  je  me  promis, 
avec  la  plus  entière  sincérité,  de  mener  une 
vie  vertueuse.  Aujourd'hui  je  veux  qu'elle 
me  rappelle  ceux  de  mes  engagements  que 
je  n'ai  pas  tenus. 

CLARA 

Ah  !  tu  parles  encore  comme  pendant  ta 
maladie. 

LA  MÈRE 

Ma  pauvre  enfant,  les  hommes  devraient 
toujours  parler  comme  s'ils  étaient  très 
malades. 

SCÈNE  II 
LA  MÈRE,  CLARA,  CARL 

CARL  (entre.  —  Bon  garçon,  insouciant,  figure 
ouverte) 

Bonjour,  mère.  Eh  !  bien,  Clara,  me  trou- 
verais tu  à  ton  goût,  si  je  n'étais  pas  ton 
frère  ? 


i 


i 


ACTE    I,    SCÈiNE    II  13 

CLARA 

Comment  !  une_chaiiie— ^h-^^o"  ?  D'où  te 
vient-elle  ? 

CAKL 

Tiens  !  Et  pourquoi  donc  est-ce  que  je 
m'éreinte  ?  Pourquoi  est-ce  que  je  travaille 
le  soir  deux  heures  de  plus  que  les  autres  ? 
Es-tu  assez  insolente  ! 

LA  MÈRE 

Vous  allez  vous  disputer  un  dimanche  ! 
Tu  n'as  pas  honte,  Cari. 

CARL 

Mère,  tu  n'aurais  pas  un  florin...  à  me 
prêter  ? 

LA   MÈRE 

En  dehors  de  l'argent  du  ménage  il  ne 
me  reste  rien. 

CARL 

Eh  bien!  prends  sur  l'argent  du  ménage. 
Tu  mettras  quelques  œufs  de  moins  dans 


14 


MARIA-MAGDALENE 


l'omelette  pendant  quinze  jours...  ou  quinze 
mois.  Et  c'est  pas  moi  qui  ferai  tapage. 
Ce  ne  sera  pas  la  première  fois  après  tout. 
Si  tu  crois  que  je  ne  m'aperçois  de  rien  ! 
Quand  il  s'agissait  d'économiser  pour  ache- 
ter de  belles  affaires  à  Mademoiselle  Clara, 
on  ne  voyait  plus  de  plats  sucrés  pendant 
des  mois,  sur  la  table.  Je  fermais  les  yeux, 
mais  je  savais  très  bien  qu'on  allait  voir 
apparaître  une  robe  neuve,  ou  un  beau  fichu 
de  dentelle.  A  mon  tour  maintenant. 

LA  MÈKE 

Tu  as  de  l'audace  ! 

CARL 

En  ce  moment-ci  je   n'ai  pas  le  temps. 
Sans  ça... 

LA  MÈRE 

Où  vas-tu  ? 

CARL 

Je  ne  te  le  dirai  pas.  Comme  ça,  si  le 


ACTE    I,    SCÈNE    II  15 

vieux  (pougon  te  demande  où  je  suis,  tu 
pourras  lui  répondre,  sans  mentir,  que  tu 
ne  sais  pas.  Eh  puis  !  après  tout,  je  peux 
très  bien  me  passer  de  ton  florin.  Il  vaut 
mieux  ne  pas  tirer  toute  l'eau  du  même 
puits.  Ici,  vous  croyez  tous  que  je  suis  un 
sacripant,  je  serais  bien  bon  de  vous  détrom- 
per. Si  je  ne  peux  pas  avoir  le  florin,  si  un 
ami  ne  me  tire  pas  d'embarras,  eh  bien  ! 
tant  pis  !  (à  part)  et  puis,  j'irai  au  temple, 
faute  de  mieux.  {Il  sort). 

SCÈNE  III 
LA  MÈRE,  CLARA 

CLARA 

Qu'est-ce  que  tout  ça  signifie  ? 

LA   MÈRE 

Ah  !  il  me  fait  bien  de  la  peine  !  Oui,  ton 
père  a  raison  :  tout  s'enchaîne  !  Quand  il 
n'était  encore  qu'une  petite  tète  blonde  et 
qu'il  vous  demandait  un  morceau  de  sucre, 


16  MARIA-MAGDALENE 

il  était  aussi  câlin  qu'il  est  maintenant  inso- 
lent pour  exiger  un  florin.  Oui,  je  me  le 
demande  :  exigerait-il  aujourd'hui  le  florin, 
si  on  lui  avait  refusé  autrefois  les  morceaux 
de  sucre  ?  Cette  pensée-là  me  torture  bien 
souvent.  Je  crois  même  qu'il  ne  m'aime 
plus.  L'as-tu  vu  une  seule  fois  pleurer  pen- 
dant ma  maladie  ? 

CLARA 

Je  ne  le  voyais  guère  qu'aux  moments 
des  repas.  Ah  !  il  avait  meilleur  appétit  que 
moi. 

LA  MÈRE  {avec  empressement) 
C'était    bien   naturel.    Son  travail    était 
dur. 

CLARA 

Bien  sûr  !  Eh  puis  !  les  hommes  sont  si 
drôles  !  Ils  rougissent  plus  de  leurs  larmes 
que  de  leurs  fautes.  Montrer  le  poing,  par- 
fait, mais  des  yeux  rouges  !  Et  papa,  c'est 
la  même  chose  :  le  jour  où  l'on  t'a  saignée 


ACTE   I,    SCÈNE   III  17 

et  que  le  sang  ne  venait  pas,  je  l'ai  trouvé 
sanglotant  à  son  établi  ;  cela  me  fendait 
l'âme.  Mais  quand  je  me  suis  approchée  de 
lui  pour  l'embrasser,  sais-tu  ce  qu'il  m'a 
dit?  «  Tâche  donc  de  m'enlever  de  l'œil  ce 
sacré  bout  de  copeau.  On  a  déjà  tant  de 
besogne  !  Il  ne  manquait  plus  que  ça  pour 
m'empêcher  d'avancer  !  » 

LA  MÈRE  ysouriant) 

Oui,  c'est  bien  lui...  Mais,  à  propos,  Léo- 
nard, comment  se  fait-il  qu'on  ne  le  voie 
plus  ? 

CLARA 

Ah  !  qu'il  reste  où  il  est,  celui  là. 

LA   MÈRE 

Mais  j'espère  que  vous  ne  vous  voyez  pas 
en  cachette  ? 

Ci-ARA 

Trouverais-tu  par  hasard  que  je  reste  trop 
^longtemps  dehors,  quand  je  vais  le  soir  à  la 
fontaine  ? 


18  MARIA-MAGDALENE 

LA   MÈRE 

Oh  !  je  ne  dis  pas  ça.  Mais  si  je  lui  ai  per- 
mis de  venir  chez  nous,  c'est  justement 
pour  que  dehors  il  ne  te  guette  pas,  entre 
chien  et  loup.  Ma  mère  n'aurait  pas  permis 
ça  non  plus. 

CLARA 

Je  t'assure  que  nous  ne  nous  voyons 
pas. 

LA  MÈRE 

Est-ce  que  vous  vous  houdez  ?  Moi  j'avoue 
que  Léonard  ne  me  déplaît  pas.  C'est  un 
garçon  si  posé  !  Si  seulement  il  était  quel- 
que chose  !  De  mon  temps  il  n'aurait  pas  eu 
besoin  d'attendre  beaucoup.  Un  secrétaire 
habile  !  mais  ces  Messieurs  de  l'administra- 
tion se  le  seraient  disputé,  comme  les  boi- 
teux les  béquilles.  Car  c'était  du  fruit  rare. 
Et  nous  autres,  gens  de  peu,  nous  l'em- 
ployions aussi,  souvent.  Quand  il  rédigeait 
aux  enfants  des  souhaits  de  bonne  année 


ACTE    I,    SCÈNE    III  19 

pour  leurs  parents,  rien  que  pour  les  majus- 
cules du  commencement,  les  belles  majus- 
cules dorées,  il  en  recevait  de  Targent!  Pour 
ce  prix-là  on  aurait  pu  acheter  une  belle 
poupée  à  une  petite  fille.  Le  lendemain 
c'était  au  tour  des  parents  à  aller  le  trouver. 
Il  fallait  bien  qu'on  sache  à  l'avance  les 
souhaits  des  chers  petits  et  les  parents  lui 
payaient  largement  son  indiscrétion,  de 
sorte  que  notre  scribe  touchait  des  deux 
côtés.  C'était  le  bon  temps  pour  les  secré- 
taires. Mais  aujourd'hui  tout  est  changé;  et 
nous,  les  vieux,  qui  n'entendons  pas  grand 
chose  à  la  lecture,  à  l'écriture,  des  gamins 
de  neuf  ans  se  moquent  de  nous  !  Ah  !  le^ 
monde  devient  de  plus  en  plus  malin,  et 
peut-être  bien  qu'il  viendra  un  temps,  où 
ceux  qui  ne  sauront  pas  danser  sur  la  corde, 
rougiront  de  leur  ignorance  ! 

CLARA 

Voilà  le  dernier  coup.  (On  entend  sonne?' 
les  cloches). 


20  MARIA-MAGDALENE 

LA  MÈRE 

Allons,  mon  enfant,  je  prierai  pour  toi. 
Et  quant  à  ton  Léonard,  aime-le  comme  il 
aime  Dieu,  ni  plus  ni  moins.  Ce  sont  les 
dernières  paroles  que  m'ait  dites  ma  mère, 
avant  de  me  donner  sa  bénédiction  ;  moi, 
je  te  les  redis  et  je  te  bénis  aussi. 

CLARA  {lui  tendant  un  bouquet) 

Tiens  ! 

LA  MÈRE 

Je  suis  sûr  qu'il  vient  de  Cari  ? 

CLARA  (fait  de  la  tête  un  signe  affirmât  if,  puis  à  part) 
Oui,  je  voudrais  qu'il  vînt  de  lui.  {A  haute 
voix)    pour    que    quelque  chose   te  fasse 
plaisir,  il  faut  que  ça  vienne  de  lui. 

LA  MÈRE 

Oh!  il  est  bon  au  fond  et  il  m'aime.  [Elle 
s'en  va). 

CLARA  \_la  suit  des  yeux  par  la  fenêtre) 

Trois  fois,  en  dormant,  je  l'ai  vue  cou- 


ACTE    I,    SCÈNE   III  21 

chée  dans  le  cercueil...  Comme  elle  marche 
avec  assurance  :  la  voilà  déjà  près  du  cime- 
tière. Savoir  qui  elle  rencontrera  d'abord. 
Je  sais  bien  que  ça  ne  veut  rien  dire,  mais 
enfin. . .  (tout  (F un  coup  elle  recule,  terrifiée). 
Le  fossoyeur  !  maman  lui  dit  bonjour  ;  on 
dirait  qu'elle  sourit  en  regardant  le  fond  du 
trou  :  elle  y  jette  son  bouquet.  Elle  entre 
dans  le  temple.  {On  entend  un  choral  accom- 
pagné sur  l'orgue^  qui  se  prolonge  pendant 
le  monologue  et  le  début  de  la  scène  sui- 
vante). Ils  chantent  :  ce  Maintenant,  tous, 
remerciez  Dieu.  »  [Elle  joint  les  mains  et 
parle  jusquà  F  entrée  de  Léonard,  les  yeux 
fixés  sur  la  gravure  du  Christ^  et  d'une 
voix  monotone  et  ardente)  :  Oui,  oui,  si 
maman  était  morte,  je  n'aurais  plus  jamais 
retrouvé  le  repos,  car...,  mais  tu  es  misé- 
ricordieux. Si  seulement  j'avais  la  foi  et  la 
religion  des  catholiques,  je  pourrais  te  faire 
une  offrande.  Je  viderais  ma  tirelire  pour 
t'acheter  un  beau  cœur  d'or  que  j'enguir- 


22  MARIA-MAGDALENE 

lande  rais  de  roses.  Notre  pasteur  dit  bien 
qu'à  tes  yeux  les  sacrifices  n'ont  pas  de 
valeur,  parce  que  tout  t'appartient,  et  parce 
qu'on  ne  devrait  pas  songer  à  te  donner  ce 
que  tu  possèdes  déjà.  Mais  tout  ce  qui  est 
chez  nous  appartient  aussi  à  mon  père,  et 
pourtant  ça  lui  fait  plaisir,  quand  je  lui 
achète  quelque  chose  sur  son  argent,  pour 
sa  fête. 

Un  jour,  je  voyais  une  petite  fille  catho- 
lique, toute  petite,  qui  portait  un  bouquet 
de  cerises  à  l'autel.  Gomme  came  touchait  ! 
C'étaient  les  premières  cerises  qu'elle  avait 
reçues  de  l'année  ;  on  voyait  qu'elle  mou- 
rait d'envie  de  les  manger  ;  mais,  pour  en 
finir  avec  la  tentation,  elle  les  jeta  en  toute 
hâte  sur  l'autel.  Le  curé,  qui,  dans  l'instant, 
élevait  le  calice,  la  regarda  d'un  air  sévère  ; 
l'enfant  se  sauva,  effrayée  ;  mais  Marie, 
au-dessus  de  l'autel,  souriait  si  doucement, 
qu'on  aurait  cru  qu'elle  voulait  sortir  de 
sa    niche,   pour    courir   après    l'enfant    et 


ACTi:   I,    SCÈNE    IV  23 

Tembrasser.  Et  moi,  je  l'ai  embrassée  à  sa 
place...  Tiens,  voilà  Léonard!  Ah  !... 

SCENE  IV 
CLARA,  LÉONARD 

LÉONARD    (s'arrête  dans   l'embrasure   de   la   poî'te) 

Petit,  trapu,  vêtu  d'une  grande  redingote  brune. 
Yeux  bridés,  fuyants  ;  rasé  ;  cheveux  châtains 
collés  au  front.  Ton  plaisantin  et  sec. 

On  a  déjà  fait  toilette  ? 

CLARA 

Pourquoi  tout  d'un  coup  si  tendre,  si 
plein  d'géards?  Je  ne  suis  pas  une  prin- 
cesse, aujourd'hui  pas  plus  qu'hier.  {Lecho^ 

rai  cesse). 

LÉONARD  (entrant  dans  la  chambre) 

Je  croyais  que  tu  n'étais  pas  seule  !  En 
passant  il  me  semblait  voir  la  fille  du  voi- 
sin avec  toi,  près  de  la  fenêtre. 


24  MARIA-MAGDALENE 

CLARA 

Alors  c'est  pour  ça  que  tu... 

LÉONARD 

Tu  es  toujours  de  mauvaise  humeur.  On 
a  beau  rester  quinze  jours  sans  venir  te 
voir;  pendant  quinze  jours  le  soleil  et  la 
pluie  ont  beau  s'être  relayés  vingt  fois,  on 
est  sûr,  quand  on  revient  te  voir,  de  te 
trouver  toujours  aussi  sombre. 

CLARA       - 

Ça  n'a  pas  toujours  été  comme  ça. 

LÉONARD 

En  effet.  Je  t'assure  que  jamais  nous  ne 
serions  devenus...  bons  amis,  si  tu  avais 
toujours  fait  la  mine  que  tu  fais  mainte- 
nant. 

CLARA 

Le  mal  n'aurait  pas  été  grand. 

LÉONARD 

Oh  !  oh  !  tu  es  si  détachée  de  moi  !  après 


ACTE  I,    SCÈNE   IV  25 

tout,  moi,  ça  m'est  égal.  {En  appuyant  sur 
les  7710 ts)  Alors,  ton...  mal...  de...  cœur  de 
l'autre  jour,  ne...  signifiait...  rien? 

CLARA 

Léonard,  ce  n'était  pas  bien  ce  que  tu  as 
fait. 

LÉONARD 

Gomment,  pas  bien!  Mais  c'était  mon* 
droit,  mon  devoir  même,  de  défendre  le 
bien  qui  m'est  le  plus  cher,  de  te  défendre, 
toi,  et  de  chercher  à  t'attacher  à  moi  par 
le  lien  le  plus  étroit,  le  plus  fort.  Et  surtout 
au  moment  où  je  courais  le  danger  de  te 
perdre.  Crois-tu  que  je  ne  voyais  pas  les 
regards  en  coulisse  que  tu  échangeais  avec 
Fritz.  Ah  !  c'était  pour  moi  un  beau  jour 
de  fête.  Comment!  je  te  mène  au  bal  et... 

CLARA 

Quand  tu  auras  fini  de  m'offenser  !  C'est 
vrai,  je  regardais  Fritz  ;  je  n'ai  aucune  rai- 
son de  le  nier.  Mais  je  le  regardais  seule- 


26  MARIA-MAGDALENE 

ment  à  cause  de  sa  moustache,  qu'il  a 
laissé  pousser  pendant  son  séjour  à  l'Uni- 
versité, et  qui  lui...  [elle  s'arrête  brusque- 
ment}. 

LÉONARD 

Et  qui  lui  va  si  bien,  n'est-ce  pas  ?  C'est 
ce  que  tu  voulais  dire.  Oh  !  vous  autres 
femmes,  une  belle  moustache  de  sous-offi- 
cier  vous  impose  toujours.  Ça  vous  plaît, 
hein  ?  C'est  martial,  même  dans  la  figure  la 
plus  falote.  Ah  !  je  t'assure  que  je  le  déteste, 
cet  autre-là  ;  il  m'a  barré  la  route  assez 
longtemps.  Avait-il  l'air  assez  ridicule, 
l'autre  jour,  ce  poseur-là,  avec  sa  petite 
figure  poupine,  qui  se  perd  sous  une  forêt 
de  cheveux  ! 

CLARA 

Je  n'ai  point  encore  fait  son  éloge  :  pour- 
quoi le  dénigrer  ? 

LÉONARD 

Oh  !  mais  tu  as  l'air  de  l'intéresser  tou- 
jours vivement  à  lui. 


ACTE    I,    SCÈNE    IV  27 

CLA^IA 

Nous  avons  joué  ensemble,  étant  enfants, 
et  après...  après,  tu  sais  bien. 

LÉONARD 

Oh  !  oui,  je  sais  !  Et  c'est  justement  pour 
ça  que... 

CLARA 

Eh  bien  !  la  première  fois  que  je  le 
revoyais  après  une  longue  absence,  c'était 
tout  naturel  que  je  le  regarde  et  que  je 
m'étonne  de  le  voir  si  grand  et. . . 

LÉONARD 

Pourquoi  as-tu  rougi,  lorsqu'il  t'a  regar- 
dée? 

CLARA 

Je  croyais  qu'il  regardait  le  grain  de 
beauté  que  j'ai  à  la  joue.  Tu  sais  bien  que 
chaque  fois  qu'on  me  fixe,  je  me  figure  ça 
et  je  rougis.  Il  me  semble  que  ce  grain  de 


28  MARIA-MAGDAT.ENE 

beauté  grandit  à  vue  d'œil  pendant  qu'on 
le  regarde. 

LÉONARD 

Peu  importe  !  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
que  la  colère  m'a  saisi  et  je  me  suis  dit  : 
dès  ce  soir  je  veux  la  mettre  à  l'épreuve. 
Si  elle  veut  être  ma  femme,  elle  sait  qu'elle 
ne  risque  rien.  Mais  si  elle  dit  non,  alors... 

CLARA 

Oh  !  tu  as  dit  une  parole...  dure,  lorsque 
je  t'ai  repoussé  et  que  je  me  suis  levée  du 
banc  où  nous  étions  assis.  La  lune,  jusque-là, 
avait  éclairé  le  jardin  de  sa  lumière  paisi- 
ble. Elle  disparut  derrière  les  nuages  ;  je 
voulais  me  sauver  ;  cependant  je  me  sen- 
tais retenue,  je  croyais  que  c'était  toi,  mais 
c'était  le  buisson  d'aubépine  où  ma  robe 
s'était  accrochée.  Et  toi,  tu  salissais  si  bien 
mon  cœur,  que  je  n'avais  plus  confiance  en 
moi  ;  tu  étais  là,  debout,  comme  quelqu'un 


ACTE    I,    SCÈNE   IV  29 

qui  exige  le  paiement  d'une  dette,  et  alors... 
ah  !  mon  Dieu,  mon  Dieu... 

LÉONARD 

Je  ne  peux  pas  m'en  repentir.  Je  sais  que 
je  ne  pouvais  te  conserver  qu'à  ce  prix.  Je 
voyais  cet  amour  de  jeunesse,  après  un  long 
sommeil,  se  réveiller  tout  à  coup  ;  il  n'y 
avait  pas  de  temps  à  perdre  ;  il  fallait 
l'anéantir,  une  fois  pour  toutes. 

CLARA 

Lorsque  je  suis  rentrée  à  la  maison,  j'ai 
trouvé  maman  malade,  malade  à  la  mort. 
Elle  avait  été  terrassée,  soudain,  comme  par 
une  main  invisible.  Mon  père  avait  voulu 
m'envoyer  chercher,  mais  maman  n'avait 
pas  voulu,  pour  ne  pas  troubler  ma  joie. 
Quel  coup  pour  moi  quand  j'entendis  tout 
ça  !  Je  restais  éloignée  de  son  lit  ;  je  n'osais 
la  toucher,  je  tremblais.  Elle  prenait  cela 
pour   de    l'inquiétude  filiale  ;    elle    me   fit 

signe  de  venir  près  d'elle,   et    comme  je 

2. 


30  MARIA  MAGDALENE 

m'approchais  lentement,  elle  m'attira  à  elle  ; 
elle  m'embrassa  et  je  sentais  ses  baisers 
sur  ma  bouche  profanée.  Je  ne  savais  plus 
où  j'en  étais,  j'aurais  voulu  tout  lui  avouer  ; 
j'aurais  voulu  pouvoir  lui  crier  ce  que  je 
pensais,  ce  que  je  ressentais  et  lui  dire  : 
«  C'est  moi,  moi  qui  suis  cause  que  tu  es 
étendue  là  ».  J'essayais,  mais  les  larmes  et 
les  sanglots  m'étouffaient  ;  alors  elle  a  pris 
la  main  de  mon  père  et  lui  a  dit,  en  me 
regardant  avec  des  yeux  transfigurés  par  le 
bonheur  :  <   Oh  !  comme  elle  m'aime.  » 

LÉONARD 

Eh  bien  !  la  voilà  guérie  maintenant.  Je 
venais  la  féliciter  et...  dis  donc,  qu'est-ce 
que  tu  en  penses  ? 

CI.  ARA 

Quoi  donc  ? 

LÉONARD 

Je  venais  te  demander  en  mariage  à  ton 
père. 


ACTE    I,    SCÈNE    IV 


31 


Ah  ! 


CLARA  {avec  angoisse) 


LÉONARD 

Ça  ne  te  va  pas  ? 

CLARA 

Si  ça  me  va  ?  Mais  si  je  ne  devenais  pas 
bientôt  ta  femme,  ce  serait  ma  mort.  On 
voit  que  tu  ne  connais  pas  mon  père  !  Il  ne 
sait  pas  pourquoi  nous  avons  si  grand'hâte  ; 
il  ne  peut  pas  le  savoir,  et  nous  ne  pouvons 
pas  lui  dire.  Eh  bien  !  il  a  déclaré  cent  fois 
qu'il  ne  donnerait  sa  fille  qu'à  celui  qui  n'a 
pas  seulement,  comme  il  dit,  de  l'amour  au 
cœur,  mais  du  pain  dans  l'armoire.  Ah  !  je 
sais  bien  ce  qu'il  dira  :  c(  Attends  encore 
un  an  ou  deux,  mon  garçon  ;  moi  j'ai 
attendu  bien  davantage...  »  Qu'auras-tu  à 
lui  répondre  ? 

LÉONARD 

Petite  folle  !  mais  justement  la  difficulté 


32  MAfilA-MAGDALENE 

est  aplanie.  J'ai  la  place,  je  suis  caissier  de 
la  mairie. 

CLARA 

Tu  es  caissier  !  Et  l'autre  candidat,  le 
neveu  du  pasteur  ? 

LKONARD 

Quand  il  est  venu  passer  l'examen,  il  était 
gris  ;  au  lieu  de  saluer  le  bourgmestre,  il  a 
fait  une  grande  révérence  au  poêle,  et  en 
s'asseyant,  paf,  il  a  fait  tomber  trois  tasses 
de  la  table.  Tu  sais  que  le  vieux  a  la  tête 
près  du  bonnet  :  il  a  sauté  en  Tair  :  «  Dites 
donc,  mossieu  !  »  Pourtant  il  a  maîtrisé 
aussitôt  sa  colère,  mais  il  se  mordait  les 
lèvres,  et  si  tu  avais  vu  ses  yeux  briller 
derrière  ses  lunettes  !  On  passa  alors  à 
l'arithmétique  ;  ah  !  ah  !  ah  !  mon  concur- 
rent avait  une  manière  de  compter,  pas 
banale  :  deux  et  deux  font  cinq  ;  le  résultat 
était  plutôt  bizarre.  «  Mais  il  ne  sait  même 
pas  compter  !  »  s'écria  le  bourgmestre  et  il 


ACTE    I,    SCÈNE    IV  33 

me  tendit  la  main  avec  un  regand  qui 
disait  :  C'est  une  affaire  faite,  c'est  vous  qui 
serez  nommé.  Et  moi,  je  lui  baisai  dévote- 
ment la  main...  elle  empestait  le  tabac. 
(//  tii^e  un  papier  de  sa  poche).  Tu  vois,  la 
voilà,  cette  nomination,  avec  le  sceau  muni- 
cipal ;  rien  n'y  manque. 

CLARA 

Vraiment,  c'est... 

LÉONARD 

Inattendu,  n'est-ce  pas  ?  Ah  ça  ne  s'est 
point  fait  non  plus  tout  à  fait  par  hasard. 
Pourquoi  pendant  quinze  jours,  ne  me  suis- 
je  pas  montré  chez  vous  ? 

CLARA 

Je  n'en  sais  rien.  Sans  doute  parce  que 
nous  nous  sommes  disputés  l'autre  diman- 
che. 

LKONARD 

C'est  moi  qui  avais  manigancé  exprès  cette 


34  MAHIA-MAGDALENE 

petite,  bouderie,    pour    que    mon    absence 
n'eut  rien  d'extraordinaire. 

CLARA 

Je  ne  comprends  pas  où  tu  veux  en  venir. 

LÉONARD 

Je  te  crois.  Cependant,  j'ai  employé  mes 
quinze  jours  à  faire  consciencieusement  la 
cour  à  la  nièce  du  bourgmestre,  tu  sais,  la 
bossue,  qui  est  la  main  droite  du  bon- 
homme, comme  l'huissier  du  tribunal  en  est 
la  main  gauche.  Ne  prends  pas  les  choses  I 
de  travers  :  je  ne  lui  ai  conté  aucune  dou- 
ceur, sauf  un  petit  compliment  sur  ses  che- 
veux, ses  beaux  cheveux  carotte  ;  je  ue  lui 
ai  dit  que  deux  ou  trois  mots  à  ton  sujet,  qui 
lui  ont  beaucoup  plu. 

CLARA 

A  mon  sujet  ? 

LÉONARD 

Oui.  Tu  vois  que  je  ne  le  cache  pas,  et  si 


ACTE    I,    SCÈNE    IV  35 

je  l'ai  fait,  c'est  dans  les  meilleures  intentions 
du  monde.  Eh  bien  !  oui,  je  faisais  comme 
si  jamais  je  n'avais  songé  sérieusement 
à  toi,  comme  si...  bref,  la  comédie  dura  jus- 
qu'à ce  que  j'eusse  la  nomination  en  poche. 
Cette  folle,  crédule  et  hystérique,  quand 
elle  nous  entendra  publier  au  temple,  verra 
de  quoi  il  retournait. 

CLARA 

Léonard  ! 

LÉON'ARD 

«r 
Allons,  allons,  ma  petite,  libre  à  toi  d'être 

aussi  pure  et  naïve  qu'une  colombe,  moi,  je 
veux  être  malin,  comme  le  serpent.  Et  puis- 
que le  mari  et  la  femme  ne  font  qu'un, 
nous  répondrons  parfaitement  à  la  défini- 
tion de  l'Evangile.  (//  rit)  Ce  n'est  pas  non 
plus  tout  à  fait  le  hasard  qui  a  voulu  que  le 
jeune  Hermann  fût  gris,  dans  le  moment  le 
plus  décisif  de  sa  vie.  Tu  n'as  jamais  entendu 


36  maria-magdalene 

dire,   n'est-ce   pas,   que    ce    jeune  homme 
s'adonnât  à  la  boisson  ? 

CLARA 

Jamais. 

LÉONARD 

Mon  plan  en  a  été  d'autant  plus  facile  à 
réaliser.  Au  bout  de  trois  petits  verres  il 
était  parti.  J'avais  chargé  des  camarades  de 
l'aborder  et  de  lui  dire  :  «  Eh  bien  !  peut- 
on  te  féliciter  ?»  —  «  Pas  encore.  Il  ne  faut 
pas  vendre  la  peau  de  Fours...  »  —  «  Oh  ! 
voyons,  voyons,  c'est  comme  si  c'était  fait. 
Avec  ton  oncle,  le  pasteur,  dans  ta  man- 
che... »  Et  allez-y,  encore  un  coup,  mon 
cadet,  encore  un  coup,  à  la  tienne  !  —  Ce 
matin,  en  venant  ici,  je  le  voyais,  au  bord 
de  la  rivière  ;  il  se  penchait  sur  la  balus- 
trade du  pont.  Je  lui  ai  dit  bonjour...  avec 
mon  sourire  le  plus  affable  et  je  lui  ai 
demandé  s'il  avait  laissé  tomber  quelque 
chose  dans  Teau.  c  Oui,  dit-il,  sans  lever  les 


ACTE    I,    SCÈNE   IV  37 

yeux,  le  mieux  serait  peut-être  de  faire  un 
plongeon.  » 

CLARA 

Misérable  !  va-t-en  ! 

LÉONARD 

Ah  !  oui  ?  (//  fait  semblant  de  sortir). 

CLARA 

Mon  Dieu  !  et  c'est  à  cet  homme  que  je 
suis  enchaînée  ! 

LÉONARD 

Allons,  pas  d'enfantillages.  —  Encore  un 
mot,  mais  entre  nous.  Est-ce  que  ton  père  a 
toujours  les  mille  talers  d'hypothèques 
sur  la  pharmacie  ? 

CLARA 

Mille  talers  ?  Je  n'en  ai  jamais  entendu 
parler. 

LÉONARD 

Comment  !  mais  c'est  très  important. 

3 


38  maria-magdalenë 

CLARA 

Tiens,  voilà  papa  qui  rentre.  Tu  n'as  qu'à 
lui  demander. 

LÉONARD 

Tu  ne  comprends  pas.  On  dit  que  le  phar- 
macien va  faire  faillite  ;  c'est  pour  cela  que 
je  te  demandais  ça. 

CLARA 

J'ai  affaire  à  la  cuisine.  {Elle  sorl) 

LÉONARD  (seul) 

Est-ce  que  par  hasard  il  n'y  aurait  rien  à 
prendre  ici  ? 

SCÈNE  V 
LEONARD,  ANTOINE 

ANTOINE  [entrant) 

(Cheveux  presque  blancs,  drus,  front  bas,  teint 
basané,  sourcils  noirs,  en  broussaille.  Favoris 
en  touffe,  grisonnants;  rides  transversales  à 
la  naissance  du  nez,  et  aux  commissures  des 


I 


ACTE    I,    SCÈNE    V  39 

lèvres.  Bâti  à   chaux   et  à  sable.   Il   est  endi- 
manché). 

Bonjour,  Monsieur  le  caissier.  (//  ôte  son 
chapeau  et  met  une  calotte  de  laine).  Vous 
permettez,  n'est-ce  pas,  à  un  vieil  homme 
(le  se  couvrir  ? 

LÉONARD 

Vous  savez  donc...? 

ANTOINE 

Je  l'ai  su  dès  hier  soir.  A  la  tombée  de  la 
nuit,  comme  j'allais  chez  le  meunier  qui 
vient  de  mourir,  prendre  mesure  pour  le 
cercueil,  j'entendais  deux  ou  trois  de  vos 
bons  amis  qui  vous  arrangeaient  de  la  belle 
façon.  Ils  vous  daubaient  si  bien  que  j'ai 
pensé  tout  de  suite  que  notre  Léonard  avait 
décroché  la  timbale.  Chez  le  défunt  j'ai  su 
des  détails  par  le  sacristain,  qui  était  venu, 
un  peu  pour  consoler  la  veuve  et  beaucoup 
pour  se  griser. 


40  MARIA-MAGDALENE 

LÉONARD 

Et  vous  ne  l'avez  pas  dit  tout  de  suite  à 
Clara  ?  Il  a  fallu  que  ce  soit  moi  qui  lui 
apprenne  ma  nomination. 

ANTOINE 

Si  vous  ne  vous  êtes  pas  senti  poussé  à 
faire  ce  plaisir-là  à  l'enfant,  était-ce  à  moi  à 
le  faire? 

LÉONARD 

Vous  ne  croyez  pourtant  pas  de  moi  que. . . 

ANTOINE 

Croire?  Croire  de  vous  ou  de  n'importe 
qui...  Non,  non.  Avec  mon  rabot  je  façonne 
mes  planches  comme  je  veux,  mais  jamais 
les  hommes  avec  mes  pensées.  Il  y  a  beau 
jour  que  j'ai  renoncé  à  cette  fohe.  Quand  je 
vois  verdir  un  arbre,  je  me  dis  :  cet  arbre 
va  bientôt  fleurir,  et  quand  il  fleurit  :  main- 
tenant il  va  porter  des  fruits.  Et  avec  les 
arbres,  jamais  je  n'ai  de  désillusions.   Mais 


ACTE    I,    SCÈNE      V  41 

avec  les  hommes,  autre  affaire  !  Je  ne  veux 
avoir  sur  eux  aucune  opinion,    aucune,   ni 
bonne,  ni  mauvaise.  Comme  ça  ils  peuvent 
tromper  mes  espérances    ou  mes  craintes  ; 
je  n'en  rougis  ni  ne   m'en  émeus.   Je  fais 
simplement  des  expériences  sur  eux  ;  et  je 
suis  en  cela  l'exemple   de  mes  deux  yeux, 
qui  ne  pensent  pas  non  plus,    mais  qui  se 
contentent  de  voir.  Avec  vous,   par  exem- 
ple, je  croyais  déjà   avoir  fait  une   expé- 
rience... complète,  mais  maintenant  que  je 
vous  trouve  ici,  je  suis  bien  forcé  de  recon- 
naître que  l'expérience  était  incomplète. 

LÉONARD 

Maître  Antoine,  vous  ne  prenez  pas  les 
choses  du  bon  biais.  Un  arbre  dépend  du 
temps  et  de  l'orage,  des  circonstances  exté- 
rieures, tandis  que  l'homme  porte,  en  lui- 
même,  la  règle  et  la  loi  de  ses  actions. 

ANTOINE 

Croyez-vous  ?  Ah  !  oui,  nous  autres  vieux, 


42  MARIA-MAGDALENE 

nous  devrions  être  très  reconnaissants  à  la 
mort  de  ce  qu'elle  daigne  nous  laisser 
encore  si  longtemps  parmi  vous,  les  jeunes, 
et  nous  permet  ainsi  de  nous  réformer  à 
votre  exemple.  De  mon  temps  on  était 
assez  simplet  pour  croire  que  c'était  au  père 
à  élever  son  fils.  Mais  nous  avons  changé 
cela  ;  le  fils,  maintenant,  doit  donner  à  son 
père  le  dernier  coup  de  fion  et,  Dieu  merci, 
j'ai  dans  mon  Cari  un  fameux  maître  ;  il 
part  en  guerre  contre  mes  préjugés,  sans 
indulgence,  sans  égard,  pour  ne  pas  me 
gâter,  vieil  enfant  que  je  suis.  Ce  matin 
encore,  il  m'a  donné  deux  bonnes  leçons, 
oh  !  très  habilement,  sans  même  ouvrir  la 
bouche,  sans  même  se  montrer,  et  juste- 
ment en  ne  se  montrant  pas  :  primo,  il  m'a 
prouvé  qu'on  n'a  pas  besoin  de  tenir  sa 
parole  ;  secundo^  qu'il  est  superflu  d'aller 
au  temple  et  de  rafraîchir  en  soi  le  souvenir 
de  ce  que  Dieu  commande.  Hier  soir,  il 
m'avait  promis  de  le  faire  et  je  me  fiais  à 


ACTE    I,    SCÈNE    V  43 

sa  parole  ;  j'étais  sûr  qu'il  viendrait  ;  je  pen- 
sais qu'il  voudrait  remercier  le  Créateur  de 
la  gué  ri  son  de  sa  mère  ;  il  n'est  pas  venu. 
Ah  î  j'étais  très  au  large  dans  ma  stalle  qui, 
pour  deux,  est  plutôt  étroite,  en  effet.  Je 
me  demande  un  peu  ce  qu'il  penserait,  si  je 
mettais  tout  de  suite  en  pratique  sa  dernière 
leçon  :  je  lui  ai  promis  pour  sa  fête  un 
habit  neuf,  j'aurais  là  une  belle  occasion  de 
lui  faire  plaisir,  en  lui  montrant  comme 
j'ai  bien  profité  de  ses  leçons.  Mais  le  pré- 
jugé, le  préjugé  î  Je  lui  donnerai  tout  de 
même  son  habit  et  je  ne  lui  donnerai  pas  la 
leçon. 

LÉONARD 

Cari  était  peut-être  malade  ? 

ANTOINE 

C'est  possible.  Je  n'ai  qu'à  demander  à 
ma  femme  ;  oh  !  sûrement  elle  me  dira  qu'il 
était  malade.  Car  elle,  elle  me  dit  toujours 
la  vérité,  sauf  en  ce  qui  concerne  son  fils. 


44  1  MARIA-MAGDALENK 

Du  reste  nos  jeunes  gens  d'aujourd'hui, 
malades  ou  pas,  ont  sur  nous  autres  vieux  un 
grand  avantage.  Ils  peuvent  se  recueillir  et 
se  livrer  à  leur  méditation,  n'importe  où,  en 
attrapant  des  oiseaux,  à  la  promenade  ou 
au  cabaret.  —  «  Notre  père  qui  êtes  aux 
Cieux  ».  —  Bonjour,  Heinrich,  iras-tu  dan- 
ser ce  soir  ?»  —  «  Que  votre  nom  soit 
sanctifié  ».  —  Oui,  oui,  tu  as  beau  rire, 
Catherine,  on  s'arrangera  ».  —  '<  Que  votre 
volonté  soit  faite  ».  —  «  Sapristi  !  je  ne  suis 
pas  encore  rasé  »...  Et  ainsi  de  suite.  La 
bénédiction,  on  se  la  donne  soi-même  ;  on 
est  un  homme  après  tout,  aussi  bien  que  le 
prédicant  !  —  Oh  !  je  ne  trouve  rien  à  redire 
à  tout  ça,  et  si  vous  voulez  intercaler  six 
chopes  entre  les  six  demandes  du  «  Notre 
Père  »,  je  n'y  vois  pas  d'inconvénients. 
Prouvez  donc  que  la  bière  et  la  religion  ne 
font  pas  bon  ménage.  C'est  vrai  que  moi, 
vieux  pécheur,  je  ne  suis  pas  de  taille  à 
suivre  la  mode.  Je  ne  peux  pas  attraper  la 


ACTE    I,    SCÈNE    V  45 

méditation  en  pleine  rue,  comme  on  attrape 
un  hanneton.  Le  babillage  des  moineaux  et 
des  hirondelles  ne  peut  pas  me  remplacer 
l'orgue.  Pour  sentir  mon  cœur  s'élever,  il 
faut  que  j'entende  les  portes  massives  du 
temple  se  refermer  sur  moi,  et  alors  je  me  ■ 
figure  que  ce  sont  les  portes  du  monde.  Il 
faut  qu'autour  de  moi  se  dressent  les  hauts 
murs  sombres  avec  leurs  longues  fenêtres 
étroites,  qui  laissent  à  peine  passer  l'écla- 
tante, l'insolente  lumière  du  monde,  qui 
l'assombrissent,  qui  la  tamisent.  .  Enfin  ! 
autres  temps,  autres  mœurs  ! 

LÉONARD 

Mais  vous  prenez  cela  trop  à  cœur. 

ANTOINE 

Bien  sûr  !  Aujourd'hui,  pour  être  sincère, 

je  dois  avouer  que  ce   que  je  viens  de  dire 

n'est  même  pas  vrai.  Au  temple  j'ai  été  tout 

le  temps  distrait.  La  place  vide  à  côté  de 

moi  me  tourmentait,  et  je  n'ai  pu  me  recueil- 

3. 


46  MARIA    MAGDALENE 

lir  qu'une  fois  chez  moi,  et  encore,  dans 
mon  jardin,  sous  le  grand  poirier.  Ça  vous 
étonne?  Mais  c'est  comme  ça.  Je  rentrais 
chez  moi,  bien  triste  et  abattu,  comme  un 
pa3^san  dont  la  grêle  a  détruit  la  moisson  ; 
je  me  suis  arrêté  sous  le  poirier  dont  les 
.guêpes  se  sont  emparées.  Oui,  pensais-je, 
notre  garçon  est  comme  cet  arbre-là, 
dévasté,  dépouillé.  Et  tout  d'un  coup  il  me 
sembla  que  je  mourais  de  soif  et  qu'il  fallait 
absolument  que  j'aille  au  cabaret.  J'allais  y 
aller  quand  une  belle  poire  juteuse  tomba  à 
mes  pieds.  Le  vieux  poirier  avait  l'air  de  me 
dire  :  a  Voilà  pour  la  soif,  et  c'est  pour  te 
récompenser  de  m'avoir  comparé  à  ton  vau- 
rien de  fils  ».  Je  me  fis  une  raison,  je  mordis 
dans  la  poire  et  rentrai. 

LÉONARD 

Dites  donc,  vous   savez  que  le  pharma- 
cien va  faire  faillite  ? 


ACTE    I,    SCÈNE    V  47 

ANTOINE 

Eh  bien? 

LÉONARD 

Ça  ne  vous  fait  rien,  rien  du  tout? 

ANTOINE 

Si,  tout  de  même.  Je  suis  un  chrétien  et 
le  pauvre  homme  a  beaucoup  d'enfants. 

LÉONARD 

Et  encore  plus  de  créanciers.  Les  enfants 
sont  aussi  des  créanciers. 

ANTOINE 

Ah  !  Je  ne  voudrais  être  ni  créancier,  ni 
enfant. 

LÉONARD 

Mais  je  croyais  que  vous-même... 

ANTOINE 

Il  y  a  bel  âge  que  l'affaire  est  réglée  entre 
nous. 


48  MARIA-MAGDALENE 

LÉONARD 

Vous  êtes  prudent.  Vous  avez  sûrement 
exigé  votre  argent,  dès  que  vous  avez  vu 
que  la  pharmacie  branlait  dans  le  manche. 

ANTOINE 

Oui,  la  pensée  de  perdre  cet  argent  ne 
m'inquiétera  plus,  car  il  y  a  longtemps  que 
je  l'ai  perdu. 

LÉONARD 

Vous  voulez  rire. 

AN  I  OINE 

Je  parle  très  sérieusement. 

CLARA  (passant  la  tête  par  la  porte) 
Père,  vous  m'avez  appelée  ? 

ANTOINE 

Est-ce  que  les  oreilles  te  tintent  déjà  ?  On 
n'a  pas  encore  parlé  de  toi. 


ACTE    I,    SCÈNE   V  49 

CLARA 

V^oilà  le  journal.  {Elle  sort). 

LÉONARD 

Vous  êtes  philosophe. 

ANTOINE 

Que  voulez-vous  dire  ? 

LÉONARD 

Vous  savez  faire  contre  fortune  bon  cœur. 

ANTOINE 

Bah  !  Je  porte  parfois,  en  guise  de  collet, 
une  meule  au  cou.  D'autres  avec  ça  iraient 
se  jeter  à  l'eau,  mais  moi  pas,  je  trouve  que 
ça  vous  raidit  le  dos. 

LÉONARD 

Bel  exemple  à  suivre  pour  ceux  qui  peu- 
vent le  suivre. 

ANTOINE 

Gomment  donc,  quand  on  trouve,  pour 


50  MARIA-MAGDALENE 

VOUS  aider  à  porter  le  fardeau,  un  compa- 
gnon aussi  vaillant  que  celui  que  je  crois 
voir  en  vous,  on  pourrait,  ma  foi,  danser 
sous  le  faix.  Mais  vous  êtes  pâle  comme  un 
linge.  C'est  à  cause  de  l'argent  perdu?  Ah  ! 
voilà  ce  qui  s'appelle  de  la  sympathie. 

LÉONARD 

Vous  n'allez  pas  me  méconnaître,  j'es- 
père. 

ANTOINE 

Dieu  m'en  garde.  (//  tambourine  sur  la 
commode).  C'est  drôle  tout  de  même  que  le 
bois  ne  soit  pas  transparent,  hein?  Il  y  a 
tant  d'hommes  qui  le  sont. 

LÉONARD 

Je  ne  comprends  point. 

ANTOINE 

Que  notre  grand  père  Adam  était  donc 
sot  !  Dire  qu'il  prit  Eve  pour  femme,  quoi- 


ACTE   I,     SCÈNE    V  51 


qu'elle  ne  lui  apportât  même  pas  en  dot  une 
feuille  de  vigne.  Nous  deux,  vous  comme 
moi,  nous  l'aurions,  à  coups  de  fouet,  chas- 
sée du  Paradis,  comme  vagabonde.  Qu'en 
pensez-vous  ? 


LÉONARD 

Votre  fils  vous  a  mis  de  mauvaise  hu- 
meur... Je  venais...  pour  votre  fille. 

ANTOINE 

Tout  doux,  je  serais  capable  de  dire  oui. 

LÉONARD 

Mais  je  l'espère  bien.  Je  voudrais  d'abord 
vous  dire  sincèrement  ma  pensée.  Les 
patriarches  eux-mêmes  ne  faisaient  point  fi 
des  biens  que  leurs  femmes  leur  apportaient 
en  mariage.  Jacob  aimait  Rachel,  assez 
pour  l'attendre  sept  ans.  Ça  ne  l'a  pas  em- 
pêché de  recevoir  avec  grand  plaisir  les 
brebis  et  les  boucs  gras  qu'il  avait  gagnés 
au  service  de  son  père.  Qui  pourrait  lui  en 


52  MARIA-MAGDALENE 

faire  un  crime  ?  J'avoue  que  si  votre  fille 
m'avait  apporté  quatre  à  cinq  cents  talers, 
ça  ne  m'aurait  pas  déplu.  Il  en  est  autre- 
ment, peu  importe,  nous  jeûnerons  un  peu 
le  dimanche,  et  au  festin  de  Noël  nous  man- 
gerons ce  que  nous  aurions  mangé  le  di- 
manche. 

ANTOINE  (lui  tendant  la  main) 

C'est  bien,  ce  que  vous  dites-là.  Allons, 
j'oubUerai  que  quinze  jours  durant,  ma  fille 
vous  a  attendu  vainement  le  soir,  et  que 
pendant  que  nous  buvions  le  thé,  votre 
tasse  restait  vide  sur  la  table...  Et  puisque 
vous  serez  mon  gendre,  je  vais  vous  dire 
où  sont  restés  les  mille  talers. 

LÉONARD  (à  part) 

Il  ne  les  a  tout  de  même  plus.  C'est  bien, 
quand  il  sera  mon  beau-père,  je  ne  serai 
plus  tenu  d'endurer  quoi  que  ce  soit  de  ce 
vieux  bougon. 


ACTE    I,    SCÈNE   V  53 

ANTOINE  (pendant  l'aparté  de  Léonard  a  allumé 
sa  longue  pipe  à  fourneau  de  faïence) 

Dans  majeunesse  je  n'ai  pas  été  heureux. 
Pas  plus  que  vous,  quand  je  vins  au  monde, 
je  n'étais  un  hérisson  revèche,  toujours  en 
défense.  Ce  n'est  que  petit  à  petit  que  je  le 
suis  devenu.  D'abord,  les  piquants  étaient 
en  dedans  ;  ah  !  comme  ça  m'entrait  dans  le 
cœur  !  Ça  ne  pou3i^ait  durer,  j'ai  retourné 
ma  peau,  et  gare  à  ceux  qui  s'approchaient... 
J'avais  enfin  la  paix  !  (//  appelle  :)  Clara  ! 

LÉONARD  (à  part) 

Le  diable  ne  s'y  risquerait  pas. 

CLARA  {entre) 
Tu  m'as  appelée  cette  fois  ? 

ANTOINE 

Oui,  apporte-nous  donc  à  boire. 

CLARA  {prend  sur  la  planche  au-dessus  du  canapé 
deux  cruches  en  grès  et  sort 


54  MARIA-MAGDALENE 

ANTOINE 

Mon  père,  qui  peinait  nuit  et  jour,  se  tua 

au  travail  ;  il  avait  à  peine  trente  ans.  Ma 

pauvre  mère  filait  pour  me  nourrir  tant  bien 

que  mal  ;  je  grandis  sans  rien  apprendre. 

Quand  j'eus  treize  ans  et  que  je  ne  pouvais 

toujours  rien  gagner,  j'aurais  bien  voulu 

perdre  l'habitude  de  manger  ;  au  déjeuner, 

je  disais  parfois   que  j'étais  malade  et  je 

repoussais  mon  assiette,  mais  le  soir  mon 

estomac  réclamait  et  j'étais  vite  guéri.  Je 

m'en  voulais  de  mon  inaction,  je  me  disais  : 

n'es-tu  donc  venu  au  monde  qu'avec   des 

dents  bien  aiguisées  ?  Il  me  semblait  que  je 

n'avais    même  pas  droit  à   la  lumière  du 

soleil.   Le   lendemain  de  ma  confirmation, 

maître  Gérard,  celui  que  l'on  a  enterré  hier, 

entra  chez  nous,  le  sourcil  froncé,  la  mine 

rébarbative.  C'était  son  habitude,  quand  il 

méditait  quelque  bonne  action.  Il  dit  à  ma 

mère  :  «  Avez-vous  donc  mis  votre  fils  au 

monde  pour  qu'il  vous  dévore  toute  vive  ?  » 


ACTE    I,    SCÈNE    V  55 

De  honte  je  jetai  dans  la  maie  la  miche 
dont  j'étais  en  train  de  me  tailler  un  mor- 
ceau. Ma  mère  était  vexée  de  ces  paroles 
dites  cependant  avec  la  meilleure  intention 
du  monde  ;  elle  cessa  un  instant  de  filer  et 
répliqua  avec  vivacité  que  j'étais  un  bon 
et  brave  garçon.  «  Eh  bien  !  nous  ver- 
rons... » 


CLARA  {apporte  les  deux  cruches  de  bière  qu'elle 
pose  sur  la  table  à  ouvrage  auprès  de  laquelle  les 
deux  hommes  sont  assis.  Ils  entre- choquent  leurs 
cruches  et  Léonard  boit  à  la  santé  de  Clara  en 
élevant  sa  cruche  vers  elle.  —Elle  sort.) 


ANTOINE 

«  Nous  verrons  »,  dit  donc  maître  Gérard. 
«  Si  ça  lui  dit,  il  peut  venir  tout  de  suite  à 
l'atelier  avec  moi,  comme  il  est  là.  Il  n'aura 
pas  de  mois  d'apprentissage  à  payer  ;  il  sera 
nourri,  habillé.  S'il  veut  se  lever  tôt  et  se 
coucher  tard,  il  pourra  encore  gagner  une 
bonne  pièce  pour  sa  vieille  maman.  »  Ma 
mère  se  mit  alors  à  pleurer;  moi,  je  sautais 


56  MARIA-MAGDALENE 

de  joie.  Quand  nous  pûmes  enfin  parler, 
maître  Gérard  se  boucha  les  oreilles  et  en 
sortant  me  fît  signe  de  le  suivre.  Pas  besoin 
de  mettre  mon  chapeau  :  je  n'en  avais  pas. 
Sans  dire  même  au  revoir  à  ma  mère,  je  le 
suivis  ;  et  le  dimanche  suivant,  quand  il 
me  permit  pour  la  première  fois  d'aller  pas- 
ser un  moment  chez  nous,  il  me  donna  une 
belle  moitié  de  jambon.  Que  Dieu  bénisse  le 
brave  homme  dans  sa  tombe  !  Je  m'en 
souviens  encore,  comme  si  c'était  d'hier  : 
«  ïoinot,  me  cria-t-il  d'un  air  en  colère, 
Toinot,  veux-tu  bien  cacher  le  jambon  sous 
ta  veste,  que  ma  femme  ne  le  voie  pas  ! 
(Antoine  a  les  larmes  aux  yeux,) 

LÉONARD 

Vous  pouvez  donc  pleurer  comme  les 
autres?  [On  entend  sonner  midi  à  V  horloge 
de  r église.) 

ANTOINE  {s'essuijant  les  yeux) 
Oui,  je  ne  peux  pas  me  rappeler  ça  sans... 


ACTE   I,    SCÎ^.NE    V  57 

Ah!  on  a  beau  se  cuirasser...  {changeant 
brusquement  de  ton).  Et  maintenant,  don- 
nez-moi un  peu  votre  avis  :  un  dimanche, 
vous  allez  voir  l'homme  à  qui  vous  devez 
tout,  le  temps  de  fumer  une  pipe  avec  lui. 
Vous  le  trouvez  bouleversé,,  hagard.  Il  a  au 
cou  une  entaille  sanglante,  et  d'un  geste 
anxieux  il  remonte  jusqu'au  menton  le  col 
de  sa  chemise... 

LÉONARD 

Mais  c'était  le  geste  du  vieux  Gérard  ! 
{La  pendule  de  la  chambre  sonne  midi). 

ANTOINE 

Oui,  il  voulait  cacher  la  blessure  Eh 
bien,  vous  arrivez  encore  à  temps,  vous 
pouvez  l'aider,  le  sauver,  non  seulement  en 
lui  arrachant  le  couteau  des  mains,  en  lui 
bandant  la  plaie,  mais  en  lui  donnant  un 
malheureux  millier  de  talers  que  vous 
aviez  mis  de  côté,  et  il  faudrait  pour  décider 
le  malheureux  à  accepter,  que  ça  ait  lieu  — 


t 
58  MARIA-MAGDALKNE 


en  secret  —  eh  bien  !    qu'est-ce   que  vous 
feriez,  vous,  dans  ce  cas-là  ? 

LÉONARD 

Célibataire  et  libre,  comme  je  le  suis,  je 
sacrifierais  mon  argent. 

ANTOINE 

Et  quand  vous  auriez  dix  femmes  comme 
les  Turcs  et  autant  d'enfants  que  Dieu  en 
avait  promis  à  Abraham,  si  vous  réfléchis- 
siez un  seul  instant,  vous  seriez  un...  C'est 
bon,  vous  serez  mon  gendre.  Et  mainte- 
nant, vous  savez  où  est  resté  l'argent  ; 
aujourd'hui  je  pouvais  tout  vous  dire,  puis- 
que mon  vieux  maître  est  enterré.  Avant 
qu'on  ne  cloue  le  cercueil  je  lui  ai  glissé  le 
billet  sous  la  tête.  Si  je  savais  écrire,  j'y 
aurais  écrit  auparavant  :  «  Bien  et  dûment 
payé.  »  Maintenant  mon  vieux  patron  dor- 
mira tranquille,  et  moi  aussi,  j'espère,  quand 
j'irai  un  jour  le  rejoindre. 


I 


ACTE    I,    SCÈNE   VI  59 

SCÈNE  VI 
MAITRE  ANTOINE,  LÉOxNARD,  LA  MÈRE 

LA  MÈRE  {entre  rapidement) 

Me  reconnais-tu  ? 

ANTOINE  [montrant  du  doigt  la  robe  de  mariage) 

Le  cadre,  oui,  n'a  pas  changé,  je  le  recon- 
nais. L'image  moins.  Ah  !  les  années  ont  eu 
le  temps  de  craqueler  la  peinture. 

LA  MÈRE 

Mon  mari  est  sincère,  n'est-ce  pas  ?  Mais 
à  quoi  bon  lui  en  faire  compliment  ;  la  sm- 
cérité  n'est-elle  pas  la  vertu  de  tous  les 
maris  ? 

ANTOINE 

Ça  te  fait-il  de  la  peine  de  penser  qu'à 
vingt  ans  tu  étais  plus...  jeune  et  plus... 
cousue  d'or  qu'à  cinquante  ? 


60  MARIA-MAGDALENE 

LA  MÈRE 

Non  pas.  Si  nous  étions  plus  riches,  je 
rougirais  de  toi  et  de  moi. 

ANTOINE 

Tiens,  embrasse-moi.  Je  suis  rasé  et 
mieux  que  d'habitude. 

LA  MÈRE  [l'embrasse) 

Allons,  tu  oublies  que  si  le  cadre  n'a  pas 
changé,  l'image... 

ANTOINE 

Brave  mère  !  Vois-tu,  je  suis  si  content. 
Tu  viens  d'être  rudement  secouée,  mais  tu 
as  déjà  repris  de  belles  couleurs. 

LA  MÈRE 

Dites  donc,  notre  nouveau  fossoyeur,  c'est 
un  drôle  de  corps.  Il  creusait  une  fosse, 
lorsque  j'allais  ce  matin  au  temple.  Je  lui 
ai  demandé  pour  qui  c'était  :  «  Pour  qui 
Dieu  voudra,  me  dit-il,  peut-être  bien  pour 


ACTE    I,    SCÈNE   VI  61 

moi-même.  Il  pourrait  m'arriver  ce  qui  est 
arrivé  à  mon  grand-père  :  un  jour,  il  avait 
creusé  une  fosse,  par  provision,  et  le  soir 
même,  en  rentrant  du  cabaret,  il  y  tomba 
et  se  rompit  le  cou.  » 

LÉONARD  (qui  jusque-là  avait  lu  le  journal) 

Il  n'est  pas  d'ici  ce  gaillard-là.  Il  peut 
nous  raconter  des  histoires  à  dormir 
debout. 

LA  MÈRE 

Je  lui  ai  demandé  pourquoi  il  n'attendait 

pas  qu'on  lui  commande  la  besogne.  Et  il 

m'a  répondu  :  ce  Ah  !  c'est  qu'aujourd'hui 

je  suis  de  noce,  et  je  me  connais  assez  pour 

prédire  que  demain...  j'aurai  besoin  de  faire 

la  grasse  matinée.  Or,  je  parie,  que  pendant 

ce  temps-là,  un  mauvais  plaisant  me  jouera 

le    tour    de    passer    l'arme    à    gauche    et 

alors...  » 

4 


62  MARIA-MAGDALENE 

ANTOINE 

En  voilà  un  type  !  A  ta  place  je  lui  aurais 
demandé  ce  qu'il  ferait  si  la  tombe,  par 
hasard  était  trop  courte. 

LA  MÈRE 

C'est  aussi  ce  que  j'ai  dit,  mais  ce  diable 
d'homme  a  réponse  à  tout.  «  J'ai  pris,  dit-il, 
la  mesure  sur  Guy,  le  tisserand,  qui  a  la 
tête  de  plus  que  tous  les  habitants  de  la 
ville.  Comme  ça,  vienne  qui  voudra  :  il  ne 
trouvera  pas  son  gîte  trop  petit.  S'il  s'y 
trouve  trop  au  large,  tant  pis  !  Il  n'y  a  que 
moi  qui  y  perds  ».  J'ai  jeté  alors  mes  fleurs 
dans  la  tombe  en  lui  disant  :  Tenez,  la  voilà 
occupée. 

ANTOINE 

Le  drôle  plaisantait,  j'imagine  !  Faire  à 
l'avance  pareille  besogne...,  mais  ce  serait 
aider  la  mort  à  tendre  ses  pièges  !  {A  Léo- 
7iard  qui  lit  toujours  le  journal)  Quoi  de 
neuf  ?  Un  monsieur  cherche-t-il  à  épouser, 


ACTE    I,    SCÈNE   VI  63 


par  amour  de  l'humanité,  une  pauvre  veuve 
ayant  besoin  de  quatre  à  cinq  cents  talers, 
ou  est-ce  la  pauvre  veuve  qui  cherche  an 
philanthrope,  voulant  bien  les  donner  ? 

LiiONARD 

La  police  annonce  un  vol  important  de 
bijoux...  C'est  assez  singuher... 

ANTOINE 

Un  vol  de  bijoux  ?  Chez  qui  ? 

LÉONARD 

Chez  Wolfram,  le  négociant. 

ANTOINE 

Chez...  Pas  possible  !  Il  y  a  deux  ou  trois 
jours  Cari  y  est  allé  vernir  un  secrétaire. 

LÉONARD 

C'est  ça.  Justement  les  bijoux  ont  disparu 
du  secrétaire. 

LA  MÈRE  {d  Antoine) 

Que  Dieu  te  pardonne  cette  parole  ! 


64  MARIA-MAGDALENE 

ANTOINE 

Tu  as  raison,  c'était  une  vilaine  pensée. 

LA  MÈRE 

Il  faut  bien  que  je  te  le  dise  :  tu  n'es  pas 
pour  ton  fils  un  vrai  père. 

ANTOINE 

Ma  femme,  il  vaut  mieux  ne  pas  parler  de 
ça  aujourd'hui. 

LA  MÈRE 

Il  est  autre  que  toi,  c'est  vrai,  mais  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  qu'il  soit  mau- 
vais. 

ANTOINE 

Où  est-il  donc  en  ce  moment?  Voilà  long- 
temps que  midi  a  sonné  ;  je  parie  que  le 
déjeuner  est  prêt,  que  tout  est  cuit,  archi- 
cuit,  mais  tu  as  donné  en  cachette  des  ordres 
à  Clara  pour  qu'elle  ne  mette  pas  le  couvert 
avant  qu'il  soit  là. 


ACTE   I,    SCÈNE   VI  65 

LA  MÈRE 

Où  veux-tu  qu'il  soit  ?  Il  joue  sans  doute 
aux  quilles,  et  pour  y  jouer,  il  est  bien  forcé 
d'aller  à  l'auberge  la  plus  éloignée,  afin  que 
tu  ne  le  découvres  pas.  Et  naturellement  le 
chemin  est  plus  long  pour  revenir.  Après 
tout,  je  ne  vois  pas  pourquoi  tu  en  veux  à 
ces  jeux  pourtant  bien  innocents. 

ANTOINE 

Le  jeu  !  Mais  je  ne  lui  en  veux  pas  du 
tout.  Il  faut  bien  un  passe  temps  pour  les 
gens  du  monde.  Il  est  probable  que  les  vrais 
rois  s'ennuieraient,  s'ils  n'avaient  pas  le  roi 
de  trèfle  ou  de  cœur  pour  se  distraire.  Et  qui 
sait  ?  Si  le  jeu  de  boules  n'était  pas  inventé, 
princes  et  barons  joueraient  peut-être  avec 
nos  tètes.  Mais  un  travailleur  peut-il  com- 
mettre un  plus  grand  crime  que  de  risquer 
au  jeu  son  salaire  péniblement  gagné  ?  Les 
hommes    doivent  respecter    ce    qu'ils    ont 

acquis  en  peinant  dur.  Si  Garl  méprise  le 

4. 


66  MARIA  MAGDALENE 

fruit  de  son  trcavail,  il  en  arrivera  vite  à 
mépriser  son  travail  même.  Comment,  vous 
voudriez  que  je  peine,  que  je  sue  sang  et 
eau  pour  gagner  un  taler,  un  taler  que 
j'ai  bien  l'intention  de  jeter  ensuite  par  la 
fenêtre  ? 

LA  MÈRE 

Tiens,  le  voilà.  Cari. 

SCÈNE  VII 

LES  MÊMES.  ADAM,  huissier  du  Tribunal  et 
un  autre  huissier  entrent  Une  bonne 

ADAM  [à  Antoine) 

Eh  bien  !  maintenant  vous  pouvez  aller 
payer,  vous  avez  perdu  votre  pari.  Hein, 
dites-le  donc  encore  :  «  Tant  que  je  vivrai, 
les  tuniques  rouges  à  parement  bleus  ne 
mettront  jamais  le  pied  chez  moi.  »  — 
«  Hein  !  en  voilà  tout  de  même  deux  de  ces 
gens-là.   [s'adressant    au    second    huissier) 


ACTE    I,    SCèNK    VII  67 

Pourquoi  ne  gardez-vous  pas  votre  casquette 
comme  moi  ?  A  quoi  bon  faire  des  cérémo- 
nies quand  on  est  chez  son  égal  ? 

ANTOINE 

Chez  son  égal.  Gredin  ! 

ADAM 

C'est  vrai,  vous  avez  raison.  Nous  ne  som- 
mes pas  vos  égaux.  Des  filous  et  des  voleurs 
ne  sont  pas  nos  égaux.  (A  Antoine  enmon- 
trant  la  commode)  Ouvrez  ça.  Et  après,  trois 
pas  en  arrière  ;  {au  second  huissier  en  mon- 
trant Antoine  du  doigt)  :  qu'il  ne  subtilise 
rien. 

ANTOINE 

Comment,  comment  ! 

CLARA  {entrant  avec  un  plateau,  assiettes, 
fourchettes,  etc.,  pour  mettre  le  couvert) 

Faut-il...?  {Elle  reste  muette  détonne- 
ment.\ 


68  MARIA-MAGDALENE 

ADAM  {montrant  à  Antoine  un  papier) 

Savez-vous  lire  récriture  ? 

ANTOINE 

Comment  saurais-je  ce  que  notre  maître 
d'école  ne  savait  pas  lui-même  ? 

ADAM 

Eh  bien  î  écoutez  un  peu.  Votre  fils  a 
volé  des  bijoux  :  le  voleur  est  déjà  en  lieu 
sûr.  Maintenant  nous  allons  faire  ici  une 
perquisition. 

LA  MÈRE 

Mon  Dieu  !  {Elle  tombe  à  la  renverse  et 
meurt), 

CLARA 

Maman,  maman  !  Oh  !  quels  yeux  ! 

LÉONARD 

levais  chercher  un  médecin. 

ANTOINE 

Non,  c'est  inutile.  Ce  sont  les  yeux  de  la 


ACTE   I,    SCÈNE    VII  69 

mort,  je  les  connais  bien.  Dors  en  paix, 
Thérèse.  Tu  es  morte  en  apprenant  le  crime 
de  ton  fils.  Je  le  ferai  graver  sur  ta  tombe. 

LKONARD 

On  pourrait  toujours  essayer...  (à  part). 
Horrible,  mais   pas  mauvais  pour  moi.  (// 

sort) 

ANTOINE  {tire  de  sa  poche  un  trousseau  de  clés  et  le 
jette  par  terre) 

Tenez,  ouvrez,  et  n'oubliez  aucun  tiroir. 
Une  hache  !  Qu'on  apporte  une  hache  !  La 
clé  de  la  malle  est  perdue.  Ah  !  ah  !  filous  et 
voleurs  !  {retournant  ses  poches)  Là  dedans 
je  ne  trouve  rien. 

LE    DEUXIÈME  HUISSIER 

Maître  Antoine,  du  courage  !  Tout  le 
monde  sait  que  vous  êtes  le  plus  honnête 
homme  de  la  ville. 

ANTOINE 

Ah  !  oui,  ah,  ah,   ah  !  (avec  un  ricane- 


70  MARIA-MAGDALENE 

ment  lugubre)  j'ai  dépensé  à  moi  tout  seul 
toute  l'honnêteté  de  la  famille.  Le  pauvre 
Cari,  il  n'en  restait  plus  pour  lui.  [à  Thérèse 
étendue  sur  le  canapé)  Toi  aussi,  tu  étais 
beaucoup  trop  honnête...  mais...  qui  sait  si 
notre  fille  n'a  pas...  (subitement  à  Clara) 
Qu'en  penses-tu,  ma  chère  enfant  ? 

CLARA 

Père! 

LE  DEUXIÈME   HUISSIEU  (à   Adani) 

N'aurez-vous  donc  pas  la  moindre  pitié  ? 

ADAM 

Pas  de  pitié?  Est-ce  que  je  fouille  les 
poches  du  vieux  ?  Est-ce  que  je  le  force  à 
retirer  ses  bottes,  à  retourner  ses  bas?  Et 
c'est  pourtant  par  là  que  j'aurais  dû  com- 
mencer, parce  que  je  le  déteste,  je  le  déteste, 
depuis  qu'il  m'a  jeté  au  cabaret  son  verre 
à...  vous  connaissez  l'histoire  et  vous 
devriez  vous  sentir  insulté,  vous  aussi,  si 


ACTE    I,    SCÈNE    VII  71 

VOUS  aviez  du  cœur  au  ventre,  {à  Clara)  Où 
est  la  chambre  de  votre  frère  ? 

CLARA  (la  montrant  du  doigt) 

.  Là,  derrière  !  {Les  deux  huissiers  sortent) 
Père,  il  est  innocent.  Il  ne  peut  pas  être 
coupable.  C'est  votre  fils,  c'est  mon  frère. 

ANTOINE 

Innocent,  lui,  qui  a  tué  sa  mère.  [Il ricane) 

UNE  BONNE  {entre  avec  une  lettre,  à  Clara) 
De  la  part  de  Monsieur  le  caissier  Léo- 
nard. {Elle  s' en  va). 

ANTOINE 

Inutile  de  la  lire.  Il  te  rend  ta  liberté,  ou 
plutôt,  il  reprend  la  sienne.  Bravo,  miséra- 
ble ! 

CLARA  {a  lu  la  lettre) 

Oui,  oui  ;  oh  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  ! 

ANTOINE 

C'est  bon,  ne  t'occupe  plus  de  lui. 


72  MARIA-MAGDALENE 

CLARA 

Père,  je  ne  peux  pas. 

ANTOINE 

Tu  ne  peux  pas  !  Tu  ne  peux  pas  !  Qu'est- 
ce  que  ça  veut  dire.  Serais-tu...?  {Les  deux 
huissiers  rentrent) 

ADAM  {(iun  ton  haineux) 

Cherchez  et  vous  trouverez. 

LE  DEUXIÈME    HUISSIER  {à  Adam) 

Comment  ?  Ça  ne  s'est  pourtant  pas  con- 
firmé aujourd'hui. 

ADAM 

Clouez  votre  bec.  {Tous  deux  sortent) 

ANTOINE 

Il  est  innocent,  dis-tu,  et  toi...  toi... 

CLARA 

Père,  vous  m'effrayez  ! 


ACTI-:    I,    SCÈNE    VII  73 

AXTOIXE  (la  pi'end  par  lu  main,  et,  d'une  voix  très 
douces 

Ma  chère  enfant,  Cari  n'est  qu'un  gàte- 
métier,  n'est-ce  pas  !  Il  a  tué  sa  mère. 
Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  Est-ce  qu'il  m'a 
tué,  moi  ?  Allons,  à  ton  tour,  aide-le  ;  tu 
ne  peux  pourtant  pas  exiger  qu'il  fasse  toute 
la  besogne  ;  donne-moi,  à  moi,  le  coup  de 
grâce  ;  le  vieux  tronc  a  l'air  encore  noueux 
et  solide,  n'est-ce  pas  ?  Mais  il  branle  déjà. 
Tu  n'auras  pas  grand'peine  à  l'abattre. 
Pas  besoin  de  prendre  la  cognée...  Tu  as 
une  jolie  figure  ;  je  ne  t'ai  pas  habituée 
aux  compliments,  mais  aujourd'hui  je  veux 
t'en  faire.  Oui,  avec  ta  jolie  figure,  tâche 
de...  tu  m'entends  bien,  mais  peut-être 
l'es-tu  déjà. 


CLARA  {qui  s'était  redressée,  se  précipite  aux  pieds  de 
sa  mère,  et  lui  crie,  comme  un  enfant  quia  peur) 

Maman,  maman. 


74  Maria-magdalenë 

ANTOINE 

Prends  la  main  de  ta  mère  et  jure-moi  - 
que  tu  es-  celle  -  que  -  tu  -  dois  -  être. 

CLARA 

Je... te.,  jure  que...  jamais...  je...  ne  te... 
ferai  honte. 

ANTOINE 

C'est  bien  {Pendant  que  le  rideau  baisse 
il  se  dirige  lentement  vers  le  canapé  où  l'on 
a  étendu  sa  femme). 


% 


FIN  DU  PREMIER  ACTE 


ACTE  II 

Même  décor  qu'au  premier  acte. 


SCENE  PREMIERE 
(ANTOINE,  CLARA) 

(Au  lever  du  rideau,  maître  Antoine  est  assis, 
face  au  public,  sur  le  canapé  au  fond  de  la 
scène.  Clara,  debout  près  de  la  table,  com- 
mence à  lever  le  couvert.  Elle  est  en  noir. 
Antoine,  en  veste  de  couleur,  porte  à  l'avant- 
bras  gauche  un  crêpe  assez  large  de  drap 
noir). 

ANTOINE 

Tu  ne  vas  encore  rien  manger  aujour- 
d'hui ? 

CLARA 

Père,  je  suis  rassasiée. 


76  MARIA-MAGDALENE 

ANTOINE 

De  rien  ? 

CLARA 

J'avais  mangé  avant,  dans  la  cuisine. 

ANTOINE 

Hum  !  Quand  on  n'a  pas  d'appétit,  c'est 
qu'on    n'a    pas    la    conscience    tranquille. 
Enfinj   tout  finira   par  s'expliquer  vite  et 
bien,  espérons-le,  car  je  n'aime  pas  ta  figure 
blafarde.  Tu  as  l'air  d'une  mater  dolorosa. 
Quand  on  est  jeune,  il  faut  avtrir  de  riantes 
couleurs.  Un  seul  ici  aurait  le  droit  d'arbo- 
rer une  figure  de  l'autre  monde,  et  celui-là 
ne  le  fait  pas.  Ah  !  je  giflerais  avec  plaisir 
ceux  qui  crient  lorsqu'ils  se  sont  coupé  le 
doigt.  Le  droit  de  se  plaindre  et  de  gémir, 
personne  ne  Fa  plus,  car  il  y  a  ici  un  homme 
qui...  c'est  écœurant  de  se  vanter  et  pour- 
tant...,   qu'est-ce  que  j'ai  fait  quand  notre 
voisin  voulait  clouer  le  cercueil  de  ta  mère  ? 


ACTE  II,  scènf:  I 


77 


CLARA 

Vous  lui  avez  arraché  le  marteau  des 
mains  et  vous  avez  cloué  vous-même  en 
disant  :  «  Pour  ça,  je  n'ai  pas  mon  pareil  ». 
Le  chantre,  qui,  avec  les  enfants  de  chœur, 
venait  de  chanter  devant  la  maison  le  chant 
mortuaire,  pensait  que  vous  étiez  devenu 
fou. 

ANTOINE 

Moi  fou  !  {il  rit)  fou  !  Vois-tu,  les  meil- 
leures tètes  sont  celles  qui  savent...  [il  fait 
le  geste  de  se  trancher  le  cou)  s'étêter  à 
temps. 


CLARA 

Oui,  père,  c'est  hien  vrai...  {à  part)  dis- 
paraître..,! 

ANTOINE 

Qu'en  sais-tu  ?  Crois-tu,  parce  que  ton 
scrihe  a  pris  la  clé  des  champs,  que  tu  aies 
le  droit  de  maudire  la  vie  comme  moi  ?  Un 


78  MARIA-MAGDALENE 

autre  te  mènera  promener  à  sa  place  le 
dimanche  ;  un  autre  te  dira  que  tu  as  de 
belles  joues  roses  et  de  beaux  yeux  bleus, 
un  autre  t'épousera  si  tu  le  mérites.  Mais 
quand  tu  auras  porté  pendant  trente  ans, 
avec  honneur,  le  poids  de  la  vie,  acceptant, 
sans  jamais  murmurer,  les  douleurs,  les 
épreuves,  la  mort  de  ceux  qui  te  sont  le 
plus  chers,  et  qu'alors  ton  fils  viendra  te 
couvrir  de  honte,  au  lieu  d'adoucir  ta  vieil- 
lesse, quand  tu  auras  envie  de  crier  à  la 
terre  :  «  dévore-moi,  si  je  ne  te  dégoûte  pas, 
car  je  suis  encore  plus  sale  que  toi  »,  alors 
seulement  tu  pourras  crier  toutes  les  malé- 
dictions que  je  contiens  en  moi,  tu  auras  le 
droit  de  crier  ta  douleur...  et  ce  sera  le  seul 
avantage  que  tu  auras  sur  moi,  car  toi,  tu  es 
une  femme  et  les  femmes  on  leur  passe  de 
manquer  de  courage...  et  de  pleurer. 

CLARA 

Oh  !  Garl  !  Cari  ! 


ACTE    II,    SCÈNE   I  79 

ANTOINE 

Cari  !  quand  il  reviendra,  celui-là,  j'agi- 
rai... à  m'en  étonner  moi-même.  Je  le  vois 
déjà  revenir,  à  la  tombée  de  la  nuit,  la  tête 
rasée,  car  on  ne  leur  permet  pas  de  se  fri- 
ser à  la  Maison  Centrale  ;  il  entre  dans  la 
chambre  en  balbutiant  :  «  bonsoir  »,  et  sa 
main  reste  crispée  sur  la  poignée  de  la 
porte,  {d'un  ton  farouche)  Alors,  j'agirai, 
je  te  jure.  Ils  auront  beau  le  garder  dix 
ans,  il  me  retrouvera  là  :  je  le  sais,  je  le 
veux.  La  faucheuse  ne  me  fauchera  pas, 
je  te  garantis  ;  la  faux  se  brise  contre  les 
pierres. 

CLARA 

Père,  vous  devriez  aller  vous  reposer  un 
,     peu. 

ANTOINE 

Non,    non  pour  avoir  encore  ces  rêves 
atroces,  non  merci.  Je  ne  sais  quel  prophète 


80  MAUIA-MAODALENE 

sinistre  s'est  emparé  de  mon  sommeil  ;  il 
me  montre  des  choses  terribles,  sanglantes. 
Plus  rien  maintenant  ne  me  semble  impos- 
sible. Oh  !  l'avenir  m^épouvante  ;  il  m'appa- 
raît  comme  la  goutte  d'eau  qu'on  montrait 
au  microscope,  à  la  foire  de  Nuremberg  ; 
de  huit  jours  je  n'ai  pu  toucher  à  un  verre 
d'eau.  La  nuit  dernière  je  voyais  ce  bon 
Cari,  un  pistolet  à  la  main.  Comme  je  le 
regardais  attentivement,  il  pressa  sur  la 
détente  ;  j'entendis  un  cri,  mais  la  fumée  de 
la  poudre  m'empêchait  de  rien  voir  ;  quand 
le  nuage  gris  se  dissipa,  je  ne  vis  rien,  pas 
de  crâne  fracassé  ;  seulement  mon  fils,  sur 
ces  entrefaites,  était  devenu  très  riche  ;  il  se 
rengorgeait  et  comptait  des  pièces  d'or  en 
les  glissant  d'une  main  dans  l'autre,  et  il 
vous  avait  une  figure  !  une  figure  tranquille, 
comme  après  avoir  travaillé  toute  la  jour- 
née, quand  on  s'en  va,  l'atelier  fermé,  bien 
las,  mais  content. 


ACTE    II,    SCÈNE   I  81 


CLARA 

Père,  tachez  de  recouvrer  votre  calme. 

ANTOINE 

Recouvrer  mon  calme  !  tu  veux  dire  : 
recouvrer  la  santé.  Car  je  suis  malade  et  tu 
sais  pourquoi.  C'est  toi  le  médecin,  tu  n'as 
qu'à  me  guérir.  Si  ton  frère  est"  le  plus 
mauvais  des  fils,  sois,  toi,  la  meilleure  des 
filles.  Le  monde  me  regarde  maintenant 
comme  un  misérable  qui  a  fait  banque- 
route :  vieux,  usé,  je  devais  lui  donner, 
pour  me  remplacer,  un  brave  homme, 
mais  j'ai  trahi  l'attente  du  monde,  car  mon 
fils  n'était  qu'un  coquin.  Mais  deviens,  toi, 
une  femme  comme  ta  mère  ;  alors  on  pourra 
dire  :  «  Ce  n'est  pas  la  faute  des  parents,  si 
leur  gars  a  mal  tourné,  voyez  leur  lille, 
elle  suit  la  bonne  voie,  elle.  »  (Avec  un 
sang-froid  effrayant)  :  Je  te  réponds  que  je 
ferai  tout  ce  qui  dépendra  de  moi,  pour  te 
faciliter  la  tache.  Mais  à  l'instant  même  où 

5. 


82  MARTA-MAGDALENE 

je  remarquerais  qu'on  te  montre  du  doigt, 
[avec  un  mouvement  autour  du  cou)  je  ferais 
ma  barbe,  et,  alors,  je  te  le  jure,  d'un  seul 
coup  de  rasoir,  je  raserais  tout  le  bonhomme. 
Après  tu  trouveras  toujours  une  explica- 
tion. Tu  diras  que  j'ai  fait  un  faux  mouve- 
ment, en  entendant  du  bruit  au  grenier  :  un 
chat  qui  culbutait  une  chaise,  ou  bien  que 
j'ai  eu  peur,  parce  qu'une  souris  me  grim- 
pait le  long  des  jambes,  enfin  que  sais-je  ? 
Ceux  qui  me  connaissent  hocheront  la  tête, 
mais  qu'est-ce  que  ça  fait  ?  Rester  dans  un 
monde  où  j'aurais  à  essuyer  la  pitié  des 
gens  —  même  pas  leur  mépris  —  ah  !  non. 

CLARA 

I 

Miséricorde  !  Que  veux-tu  que  je  fasse  ? 

ANTOINE 

Rien,  rien  du  tout,  ma  chère  enfant  ;  je 
suis  trop  dur  pour  toi,  je  le  sens  bien.  Tu 
n'as  rien  à  faire.  Reste  seulement  ce  que  tu 


ACTE    II,    SCÈNE   I  83 

es,  et  tout  sera  bien.  Ah  !  vois-tu,  j'ai  souf- 
fert de  si  grandes  injustices,  que  j'ai  besoin, 
il  me  semble,  d'être  injuste,  pour  ne  pas 
succomber  à  la  douleur.  Encore  tout  à 
l'heure  j'étais  dans  la  rue  quand  le  Grêlé 
vint  à  passer,  le  braconnier,  ce  voleur,  que 
j'ai  fait  mettre  une  fois  sous  clé,  il  y  a  cinq 
ou  six  ans,  parce  que  je  l'avais  surpris  chez 
moi,  la  main  dans  le  sac,  pour  la  troisième 
fois.  Jusqu'à  présent  le  gredin  n'osait  pas 
me  regarder,  et  tout  à  l'heure  il  est  venu  à 
moi,  avec  un  air  insolent  et  m'a  tendu  la 
main.  Je  voulais  d'abord  le  gifler,  mais...  je 
ne  lui  ai  même  pas  craché  mon  dégoût  à  la 
face,  car  voilà  huit  jours  qiie  nous  sommes. . . 
;  compères  et  compagnons,  et  il  est  tout 
naturel  qu'on  se  salue.  Le  pasteur  —  un 
homme  de  cœur  —  qui  est  venu  me  voir 
hier,  pensait,  il  est  vrai,  que  chaque  homme 
n'était  responsable  que  de  ses  propres  actes, 
et  que  c'était  de  ma  part  de  l'orgueil  peu 
chrétien  de  vouloir  endosser  la  responsabi- 


84  MAIUA-MAGDALENE 

lité  pour  mon  lils  ;  ù  ce  compte-là  Adam 
pourrait  tout  aussi  bien  que  moi  se  montrer 
affecté  de  ce  malheur.  —  Certes,  je  crois 
bien  que  la  paix  du  premier  père  n'est  plus 
troublée,  là-haut,  au  paradis,  quand  un  de 
ses  arrière-neveux  commet  un  rapt  ou  un 
meurtre.  Il  aurait  trop  à  faire.  Mais  ne  s'ar- 
rachait-il pas  les  cheveux  en  apprenant  le 
meurtre  de  Caïn  ?  Non,  non,  c'en  est  trop  ! 
Parfois  il  me  semble  que  je  deviens  fou  ; 
car  je  peux  supporter  tout,  tout  endurer,  je 
l'ai  prouvé,  sauf  la  honte. 

CLARA 

Père,  mais  Cari  n'a  toujours  pas  avoué  et 
ils  n'ont  rien  trouvé  sur  lui,  pas  plus  qu'ici. 

ANTOINE 

Eh  !  bien,  j'ai  fait  tout  à  l'heure  le  tour  de 
la  ville  et  je  me  suis  informé  de  ses  dettes 
dans  les  cabarets.  Tout  réuni,  il  en  a  pour 
plus  de  trois  mois  de  salaire.  Maintenant  je 


ACTE    II,    SCÈNE    I  85 

sais  pourquoi  il  travaillait  tous  les  soirs  deux 
heures  de  plus  que  moi,  pourquoi  il  se 
levait  avant  moi.  Mais  il  a  fini  par  voir 
que  c'était  peine  perdue,  ou  bien  que  c'était 
trop  pénible,  qu'il  lui  faudrait  trop  de  temps 
pour  se  libérer,  alors,  quand  l'occasion  s'est 
présentée,  il  l'a  saisie. 

CLARA 

Vous  croyez  toujours  les  pires  choses  de 
Cari  et  vous  avez  toujours  été  ainsi  pour 
lui.  Vous  rappelez-vous  encore  comme... 

ANTOINE 

Tu  parles  comme  ta  mère  parlerait  ;  aussi 
je  te  répondrai  comme  je  lui  répondrais  : 
en  ne  disant  rien. 

CLARA 

Et  si  les  bijoux  se  retrouvaient,  si  Cari 
était  acquitté  ? 


86  •  MARIA-MAGDALENE 

ANTOINE 

Alors  je  prendrai  un  avocat,  et  quand 
même  je  devrais  y  vendre  jusqu'à  ma  der- 
nière chemise,  je  ferai  un  procès  pour  savoir 
si  le  bourgmestre  avait  le  droit  de  jeter 
en  prison  le  fils  d'un  honnête  homme.  S'il 
en  a  le  droit,  je  n'aurai  plus  qu'à  m'incliner, 
car  il  faudra  bien  que  j'endure  ce  qui  peut 
arriver  à  tout  le  monde,  quand  bien  même 
j'en  souffrirais  plus  que  personne.  Je  pen- 
serai que  si  Dieu  me  frappe,  je  n'ai  qu'à 
joindre  les  mains  et  à  dire  :  «  Sei^^meur,  tu 
sais,  toi,  pourquoi  l'injustice  arrive  ».  Mais 
s'il  n'en  avait  pas  le  droit,  si  l'homme  qui 
porte  au  cou  la  chaîne  d'or  du  bourgmestre 
s'était  trop  hâté,  uniquement  parce  que  le 
négociant  de  chez  qui  ont  disparu  les  bijoux 
est  son  beau-frère  ;  eh  bien  !  il  s'agirait 
alors  de  savoir  si  le  code  a  un  trou,  et  si  le 
roi  laissera  ce  trou  sans  le  boucher,  lui  qui 
doit  payer  avec  de  la  justice  la  fidélité  et 
l'obéissance  de  ses  sujets.  —  Ah  !  paroles  en 


ACTE    II,    SCÈNE    II  87 

l'air  que  tout  ça  !  Ton  frère  sortira  innocent 
de  ce  procès,  oui,  comme  ta  mère  sortira 
vivante  de  sa  tombe.  —  Mais  que  cela  ne  te 
fasse  pas  oublier  ce  que  tu  m'as  promis, 
toi.  Tiens  ta  parole,  pour  que  je  n'aie  pas 
besoin  de  tenir  la  mienne.  {Il  va  pour  sor- 
tir, puis  recient  sur  ses  pas)  :  Ce  soir,  je 
rentrerai  tard;  je  vais  dans  la  montagne, 
chez  le  vieux  marchand  de  bois..  C'est  le 
seul  homme  qui  me  regardera  encore  en 
liice  :  il  ne  sait  rien  de  ma  honte.  Et  puis, 
il  est  si  sourd.  Quand  on  veut  lui  raconter 
quelque  chose,  il  faut  se  casser  la  voix,  et 
encore,  il  entend  tout  de  travers  (//  sort). 


SCENE  II 

CLARA,  {seule  devant  la  gravure  dti  Christ) 

Mon  Dieu,  ô  mon  Dieu,  aie  pitié  de  moi. 
Prends-moi.  Aie  pitié  de  mon  vieux  père. 
Prends-moi,  si  ma  mort  doit  le  guérir.  Le 


MARIA-MAGDALENÊ 


soleil  couvre  la  rue  d'un  voile  d'or  si  bril- 
lant que  les  enfants  voudraient  le  saisir  dans 
leurs  mains  ;  les  oiseaux  sillonnent  le  ciel  ; 
les  brins  d'herbe  semblent  pousser  avec 
plus  de  joie,  dans  l'air  pur.  —  Tout  vit, 
tout  veut  vivre  ;  combien  de  malades 
tremblent  devant  toi,  ô  mort  :  dans  la  nuit 
angoissée,  quand  ils  ne  pouvaient  plus  sup- 
porter leurs  souffrances,  ils  t'appelaient.  Et 
maintenant,  dans  l'éclat  du  jour,  ils  trou- 
vent leur  lit  de  douleur  bien  doux.  0  Mort, 
aie  pitié  de  ceux  qui  se  font  tout  petits 
devant  toi,  accorde-leur  un  délai,  jusqu'à 
ce  que  la  nature  splendide  redevienne  grise, 
désolée.  Prends-moi  à  leur  place.  Je  ne 
reculerai  pas,  tu  verras  comme  je  saisirai 
ta  main  glacée.  Jamais  personne  ne  t'aura 
suivie  avec  tant  de  joie. 


I 


ACTE    II.    SCÈNE   III  89 

SCÈNE  III 
(CLARA,  LE  NÉGOCIANT  WOLFRAM) 

WOLFRAM  {entre) 

Bonjour,  mademoiselle  Clara,  A^otre  père 
n'est  pas  là? 

CLARA 

Il  vient  de  sortir. 

WOLFRAM 

Je  venais  pour...  mes  bijoux...  Ils  sont 
retrouvés. 

CLARA 

Ah  !  si  mon  père  était  là  !  Tiens,  il  a 
oublié  ses  lunettes,  là,  sur  la  table.  Si  seu- 
lement il  s'en  apercevait  et  revenait  les 
chercher...  Mais  comment  ?...  Où  les  a-t-on 
retrouvés  ?  Chez  qui  ? 


90  MARIA-MAGDALENE 

WOLFRAM 

Ma  femme...  Voyons,  dites-moi  la  vérité, 
mademoiselle  Clara.  N'avez-vous  jamais 
entendu  raconter  sur  elle  des  histoires... 
bizarres  ? 

CLARA 

Oui. 

WOLFRAM 

Qu'elle  était...  {il  montre  son  front)  n'est- 
ce  pas  ? 

CLARA 

Oui,  en  effet,  on  disait  qu'elle  n'était  pas 
tout  à  fait...  comme  tout  le  monde. 

WOLFRAM 

Mon  Dieu,  mon  Dieu  !  tout  a  donc  été 
inutile  !  Jamais  je  n'ai  renvoyé  de  domesti- 
ques ;  j'ai  fermé  les  yeux  sur  leurs  négli- 
gences ;  je  leur  ai  doublé  leurs  gages  pour 
acheter  leur  silence  et  malgré  tout. . .   Oh  ! 


ACTE  ir,    SCÈNE   III  91 

les  ingrates  et  menteuses  créatures  !  Ah  ! 
mes  pauvres  enfants.  C'était  seulement  à 
cause  d'eux  que  je  cherchais  a  dissimuler 
mon  malheur. 

CLARA 

Pourquoi  insulter  vos  domestiques  ?  Ce 
n'est  pas  eux  qui  sont  coupables.  Vous  rap- 
pelez-vous le  jour  où  la  maison  de  votre 
voisin  a  brûlé  ?  Votre  femme  riait,  de  sa 
fenêtre,  en  contemplant  l'aiïreux  spectacle  ; 
elle  applaudissait,  gonflait  les  joues  et  souf- 
flait dans  la  direction  de  l'incendie,  comme 
pour  l'attiser  davantage.  Depuis  ce  jour-là, 
il  n'y  avait  plus  à  s'y  tromper  :  votre  femme 
était,  ou  un  monstre,  ou  une  folle.  Et  des 
centaines  de  gens  l'ont  vue  ce  jour-là. 

WOLFRAM 

C'est  vrai.  Eh  bien  !  puisque  toute  la 
ville  sait  mon  malheur,  ce  serait  insensé 
d'exiger  de  vous  la  promesse  de  taire   ce 


92  MARIA-MAGDALENE 

que  je  vais  vous  dire...  Eh  bien!  oui,  le 
vol  pour  lequel  on  a  mis  votre  frère  en  pri- 
son, c'est...  la  folie  qui  Ta  commis. 

CLARA 

(Comment  ?  Votre  femme. . . 

WOLFRAM 

Je  savais  bien  que  ma  femme,  autrefois 
l'âme  la  plus  délicate,  la  plus  compatis- 
sante, était  devenue  méchante,  cruelle. 
Elle  rit,  elle  pousse  des  cris  de  joie,  quand 
un  malheur,  un  accident  arrive  devant  elle, 
quand  la  bonne  casse  un  verre  ou  se  coupe 
le  doigt,  mais,  que  dans  notre  maison  elle 
détournât  des  objets,  cachât  de  l'argent, 
déchirât  des  papiers  ;  hélas  !  tout  cela  je  l'ai 
appris  trop  tard,  cet  après-midi  seulement. 
Fatigué,  je  m'étais  jeté  sur  mon  lit  ;  j'étais 
en  train  de  m'endormir.  Je  remarquai  alors 
qu'elle  s'approchait  de  moi  tout  doucement, 
me  regardant  de  tout  près,  pour  voir  si  je 
dormais  déjà.    Je  fermai  les  yeux  ;    alors 


ACTE   II,     SCÈNE    III  93 

elle  prit  mes  clés  dans  mon  gilet  accroché  à 
la  chaise,  ouvrit  le  secrétaire,  y  saisit  un 
rouleau  d'or,  referma  le  meuhle  et  remit  la 
clé  en  place.  J'étais  bouleversé,  mais  pour 
ne  pas  interrompre  sa  triste  besogne,  je 
maîtrisai  mon  émotion  ;  ma  femme  sortit 
de  ma  chambre  ;  alors  je  me  glisse  derrière 
elle,  à  pas  de  loup.  Elle  monte  au  grenier, 
jette  le  rouleau  d'or  dans  une  vieille  malle, 
qui  vient  de  mon  grand-père  et  qui  est  tou- 
jours vide.  Puis  elle  regarde  de  tous  les 
côtés  d'un  air  inquiet,  et  se  hâte  de  redes- 
cendre sans  m'avoir  aperçu.  Je  fouillai  alors 
la  malle,  et  j'y  trouvai  les  jouets  de  ma 
lille,  la  plus  jeune,  des  pantoufles  de  la 
bonne,  un  livre  de  commerce,  des  lettres,  et 
aussi,  hélas  !  ou  plutôt,  tant  mieux,  tout 
au  fond  de  la  malle,  les  bijoux  disparus. 

CLARA 

Pauvre  mère  !  Oh  !  vraiment,   c'est  trop 
alfreux  ! 


94  maria-Magdalènè 

WOLFRAM 

Dieu  sait  avec  quelle  joie  je  donnerais  la 
parure,  pour  que  ce  qui  est  arrivé  ne  soit 
pas  arrivé.  Mais  ce  n'est  pas  moi  qui  suis 
coupable  de  cette  épouvantable  erreur.  Mal- 
gré toute  Festime  que  j'ai  pour  votre  père, 
il  était  tout  naturel  que  mes  soupçons  se 
portent  sur  votre  frère  :  il  avait  verni  le 
secrétaire  et  on  constatait,  après  son  départ, 
que  les  bijoux  avaient  disparu.  Je  m'en 
aperçus  presque  aussitôt,  car  j'avais  juste- 
ment des  papiers  à  prendre  dans  le  tiroir  ; 
pourtant  je  n'avais  pas  du  tout  Fintention 
de  faire  prendre  aussitôt  contre  lui  des 
mesures  aussi  sévères.  Je  n'avais  parlé  que 
confidentiellement  de  l'affaire  à  Adam, 
l'huissier  du  tribunal.  Je  le  priais  seulement 
de  faire  en  secret  des  recherches.  Mais 
Adam  ne  voulait  entendre  parler,  à  aucun 
prix,  de  ménagements  ;  il  me  dit  que  c'était 
son  devoir  de  dénoncer  immédiatement 
l'affaire   à   la  justice,    attendu  que    votre 


ACTE   IIj    SCÈNE   lit  9H 

frère  était  un  buveur,  criblé  de  dettes.  Et, 
malheureusement,  Adam  fait  tout  ce  qu'il 
veut  du  bourgmestre.  Je  ne  sais  pourquoi, 
cet  homme  semble  avoir  une  haine  féroce 
pour  votre  père.  Bref,  impossible  de  le  cal- 
mer, il  se  bouchait  les  oreilles  et  il  se  sauva 
en  criant  :  «  Vous  m'auriez  fait  cadeau  des 
bijoux  que  je  ne  serais  pas  aussi  content 
que  je  suis  ». 

CLARA 

Ah  !  je  sais  pourquoi  il  était  content. 
L'huissier,  une  fois,  avait  mis  son  verre  à 
côté  de  celui  de  mon  père  et  avait  fait  mine 
de  trinquer  avec  lui.  Alors,  mon  père,  reti- 
rant brusquement  son  verre,  lui  a  dit  avec 
mépris  :  «  Autrefois  les  gens  à  tunique 
rouge  à  parements  bleus  étaient  forcés  de 
boire  dans  des  verres  dont  le  pied  était  en 
bois.  On  ne  les  laissait  pas  entrer  dans  les 
auberges,  ils  buvaient  dehors,  ou,  quand  le 
temps  était  mauvais,  sous  la  porte  cochère, 


96  MARIA-MAGDALENE 

et  ils  devaient  tenir  modestement  leur  cha- 
peau à  la  main,  lorsque  l'aubergiste  leur 
versait  à  boire.  S'il  leur  prenait  fantaisie  de 
trinquer  avec  quelqu'un,  ils  n'avaient  qu'à 
attendre  le  bourreau,  leur  compère  ».  Hélas  ! 
ma  pauvre  mère  vivrait  encore  si  mon  père 
n'avait  pas  dit  cela  à  Adam. 

WOLFRAM 

Oui,  on  ne  devrait  jamais  provoquer  per- 
sonne, les  méchants  moins  encore  que  les 
autres.  Où  est  votre  père  ? 

CLARA 

Dans  la  montagne,  chez  le  marchand  de 
bois. 

WOLFRAM 

Je  vais  aller  le  chercher  à  cheval.  J'ai 
déjà  été  chez  le  bourgmestre,  mais  par  mal- 
heur il  n'était  pas  chez  lui  ;  si  je  l'avais 
rencontré,  votre  frère  serait  déjà  là,  mais 
.Fritz,  le  clerc  de  notaire,  a  déjà  dépêché  un 


ACTE  II,   sci:ne  V 


97 


exprès,   et  avant  ce  soir,   votre  frère  sera 
ici  (//  s'en  va). 


SCENE  IV 

CLARA  {seule) 

Maintenant,  je  devrais  me  réjouir.  Mais 
non,  désormais,  je  suis  seule  coupable.  Oh! 
trouver  un  moyen  de  réparer  tout  le  mal  ! 

SCÈNE  V 
(FRITZ,  CLARA) 


(FRITZ  [entre.  Elégant, d'allure  assec  distinguée.  Mous- 
tache longue  et  fine.  Cheveux  blonds,  bouclés,  un 
peu  longs). 

Bonjour. 


CLARA  {près  de  se  trouver  mal,  s'appuie  sur  une  chaise) 
Lui  !  Oh  !  Pourquoi  est-il  revenu  ? 


9^  KiARIA-MAaDALBNË 

FRITZ 

Votre  père  n'est  pas  là  ? 

CLARA 

Non. 

FRITZ 

J'apporte  une  bonne  nouvelle.  Votre 
frère...  et  puis  non,  Clara,  je  ne  peux  pas 
parler  avec  toi  sur  ce  ton  solennel  :  il  me 
semble  que  les  tables,  les  armoires,  toutes 
ces  vieilles  connaissances  me  reconnaissent. 
Tiens,  cette  vieille  armoire,  j'ai  envie  de  lui 
dire  bonjour.  (//  salue  P armoire  de  la  tête) 
Bonjour  toi!  Comment  ça  va-t-il?  Tu  n'as 
pas  ch.augé,  Il  x^Q  semble  que  ces  vieilles 
choses  chuchotent  et  se  moqueraient  de 
moi,  si  j'étais  assez  fou  pour  ne  pas  te  parler 
comme  jadis. . .  (7/  montre  une  marque  sur  la 
porte)  Tiens,  voilà  comme  tu  étais  grande 
à  onze  ans.  Eh  bien,  maintenant  montre-moi 
que  tu  es  assez  grande  pour  atteindre,  toute 


ACTE   II,    SCÈNE   V  §9 

selilé,  le  sucre  sur  l'armoire.  C'était  là,  on 
le  savait,  la  place  inaccessible,  à  l'abri  de 
notre  gourmandise.  Que  cela  nous  mettait 
en  rage  de  le  voir  si  haut  !  Et  pour  nous 
consoler,  nous  aplatissions  les  mouches  qui 
Aolaient  librement  partout  et  jkmin  aient,  les 
vilaines,  se  régaler  de  ce  que  nous  ne  pou- 
vions toucher. 

CLARA. 

J'aurais  cru  que  lorsqu'on  étudiait  dans 
tant  de  livres,  on  oubliait  tout  cela. 

FRITZ 

Sans  doute  on  oublie  !  Qu'est-ce  que  Jus- 
tinien  et  Gaïus  ne  feraient  pas  oubHer?  Ah! 
les  enfants  qui  résistent  opiniâtrement  à 
l'A.  13.  C.  savent  bien  ce  qu'ils  font.  Ils  se 
doutent  des  tortures  qui  les  attendent  ;  ils 
se  méfient  de  la  pauvre  science  humaine 
qu'ils  seront  forcés  d'apprendre  pénible- 
ment, et  du  Corpus  Juris  si  volumineux  et 


100  MARIA-MAGDALENE 

si  désolé.  En  dit-on  des  bêtises,  quand  on  a 
quelque  chose  au  fond  du  cœur  et  qu'on  ne 
sait  comment  l'en  faire  sortir? 

CLARA  {n'écoute  pas  et  regarde  par  la  fenêtre) 

Aujourd'hui,  tout  est  gai  et  joyeux,  parce 
qu'il  fait  beau,  si  beau  ! 

FRITZ 

Oui,  par  un  temps  pareil  les  chauves-sou- 
ris tombent  de  leur  nid,  sentant  qu'elles  sont 
l'ouvrage  du  diable  ;  les  taupes  se  cachent 
au  fond  de  la  terre.  Aujourd'hui,  chaque  épi 
de  blé  pousse  à  vue  d'œil,  les  pavots,  sous 
le  ciel  plus  bleu,  voudraient  être  plus  rou- 
ges. L'homme  seul  doit-il  rester  en  arrière 
de  la  nature  ?  Comment,  en  un  tel  jour, 
remercier  de  la  vie  autrement  qu'en  vivant, 
en  transfigurant  dans  ses  yeux  la  magnifi- 
cence du  monde  ? 


ACTE    II,    SCÈNE    V 


101 


CLARA 


Ah  !  tout  ce  que  tu  dis-là  est  si  vrai,  si 
vrai...  à  en  pleurer. 


FRITZ 


Je  ne  te  reproche  pas  de  ne  pas  t' asso- 
cier à  la  fête  splendide  de  la  nature,  Clara, 
je  comprends  hien  que  depuis  huit  jours  tu 
ne  puisses  plus  respirer  aussi  librement  que 
d'habitude  :  je  connais  ton  père.  Mais  Dieu 
merci,  je  peux  te  délivrer  de  toute  crainte, 
et  c'est  pour  ça  que  je  suis  ici.  Tu  verras 
ton  frère  avant  ce  soir,  et  ce  n'est  pas  lui, 
ce  sont  ceux  qui  l'ont  fait  mettre  en  prison 
qu'on  montrera  au  doigt.  Cette  nouvelle 
vaut  bien  un  baiser,  oh  !  comme  de  frère  à 
sœur,  puisqu'il  n'en  peut  être  autrement... 


CLARA 


11  me  semble  que  tout  d'un  coup  j'ai 
vieilli  de  mille  ans.  Quel  calme  effrayant! 
je  ne  peux  plus  ni  reculer  ni  avancer.  Ah  I 


6. 


iOÛ  MARtA-MAQtJALENÈ 

comme  je  le  déteste  ce  soleil  immuable  et 
toutfe  cette  gaieté  qu'il  répand  autour  de 
moi  ! 

FRITZ 

Tune  m'as  toujours  pas  répondu.  (Test 
vfai^  j'oubliais  ^Uë  tli  étais  fiancée:.  Ah  ! 
Clara,  pourquoi  m'iiYOir  fait  cette  jhiiic  ^  Et 
pourtant...  ai-jë  le  droit  de  ihc  pliiiiidrt' ? 
Tu  es  bonne  et  douce  entre  toutes,  et  la 
bonté,  la  douceur,  partout  où  je  les  rencon- 
trais, auraient  dû  toujours  me  faire  souve- 
nir de  toi,  et  pourtant,  pendant  des  années, 
tu  as  été  pour  moi  tomme  si  tu  n'existais 
p£ls.  Et  pendant  ce  tetnps-là,  tuas  choisi... 
àh  !  si  seulement  c'était  un  homme  à  vous 
fait-e  baisëer  les  yeliXj  mais  ce  Léonard... 

GL\.RA.{rinterro/tipt  soudain  quand  elle  entend  ce  nom) 

Il  faut  (JUë  j'aille  le  trouver  :  je  ne  suis 
pliis  la  SOBUi"  d'un  f  blëùr.  Mon  Dieu,  qu'est- 
ce  (Jue  je  tëUl  de  pliis  ?  Lêoriard  voudra. . .  il 


Acte  ii,  scfcNE  V  \0i 

faudra  bien  qu'il  veuille.  A  moins  qu'il  ne 
soit  un  misérable,  tout  sera  comme  par  le 
passé  (avec  épouvante),  comme  par  le  passé  ! 
(à  Fritz)  Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  Fritz. 
Je  ne  sais  pourquoi  tout  d'un  coup  les  jam- 
bes me  manquent. 

FRITZ 

Tu  veux... 

CLARA 

Oui,  je  veux  aller  trouver  Léonard^  où 
pourrais-je  aller  sans  cela?  Je  n'ai  plus  en 
èë  monde  (Jti'uti  chemin  à  suivre. 

FRÎTZ 

Alors  tu  l'aimes  ?  Eh  bien... 

CLARA  [d'un  ton  sauvage) 

Je  l'aime  ?  —  Lui  ou  là  moH.  Qtii  pbUt*- 
Mt  s'étohiler  que  je  le  choisisse,  lui?  Ah! 
si  Je  île  pensais  qu'à  moi,  je  lië  le  ferais  pas. 


104  MARIA-MAGDALENE 

FRITZ 

Lui  ou  la  mort.  Mais,  Clara,  il  n'y  a  que 
le  désespoir  qui  parle  ainsi,  ou  bien 
l'amour... 

CLARA 

Ne  prononce  plus  ce  mot,  tu  me  rends 
folle!  — Toi,  c'est  toi  que  j'aime.  Tiens,  je 
te  le  dis,  je  te  le  crie  en  pleine  figure^  comme 
si  j'étais  déjà  de  l'autre  côté  de  la  tombe, 
où  l'on  ne  rougit  plus. 

FRITZ 

Moi,  c'est  moi  que  tu  aimes  encore.  Ab  î 
Clara,  je  l'avais  pressenti,  lorsque  je  t'ai 
revue  le  jour  de  la  fête. 

CLARA 

Tu  l'avais  deviné  ?  Lui  aussi  l'avait 
deviné,  l'autre  !  {Uiine  voix  sourde,  comme 
si  elle  était  seule)  Il  vint  me  trouver.  «  Lui 
ou  moi,  »  cria-t-il.   Et  moi,  dans  ma  fai- 


i 


ACTE    II,    SCÈNE   V  105 

blesse,  pour  me  prouver  à  moi-même  que 
je  ne  t'aimais  pas,  j'ai  fait  alors  ce  qui 
maintenant  me...  {Elle  éclate  en  sanglots) 
Mon  Dieu,  Dieu  du  ciel,  si  j'étais  à  ta  place 
ot  toi  à  la  mienne,  j'aurais  pitié... 

FRITZ 

Clara,  sois  ma  femme  !  Je  suis  venu  ici 
pour  te  regarder  une  fois  encore  avec  les 
yeux  d'autrefois.  Si  tu  n'avais  pas  compris 
mon  regard,  je  me  serais  éloigné,  sans  dire 
un  seul  mot.  Maintenant  je  t'offre  tout  ce 
que  je  suis,  tout  ce  que  j'ai.  C'est  bien  peu, 
mais  ça  peut  s'accroître.  Je  serais  venu  ici 
depuis  longtemps,  mais  ta  mère  était 
malade...  et  puis  elle  est  morte. 

CLARA  {rit  d'un  vire  nerveux) 
FRITZ    ' 

Voyons,  du  courage,  Clara,   (^.et  homme 
\      a  ta  parole,    tu  es  fiancée  et  c'est  ça  qui 


106  MARtA-MAGDALENE 

t'iiiqùiète;  C'est  vrai  que  c'est  très  regfet- 
tfitblei  Commeilt  as-tu  pu...  ? 

CLARA 

Quoi,  tu  me  demandes  comment  j'ai  pu 
perdre  la  tête,  quand  tout  semblait  se  con- 
jurer contre  moi.  Quand  tu  as  quitté  la 
ville  pour  aller  étudier  à  l'Université  et  que 
tu  ne  m'as  plus  donné  signe  de  vie,  de  tous 
côtés  les  railleries  se  sont  abattues  sur  moi  : 
«  Elle  pense  toujours  à  lui.  — Elle  a  pris  tous 
ces  enfantillages  au  sérieux. — Est-ce  qu'il  lui 
écrit  ?  »  Et  ma  mère  qui  me  disait  :  «  Reste 
donc  avec  les  gens  de  ta  condition.  L'orgueil 
ne  mène  jamais  à  rien  de  bon.  Du  reste, 
Léonard  est  un  brave  garçon  :  tout  le  monde 
s'étonne  que  tu  fasses  fi  de  lui  ».  Et  moi, 
dans  ma  faiblesse,  je  me  disais  aussi  :  il  m'a 
oubliée;  eh!  bien,  montre-lui,  toi  aussi, 
que  tu...  ah  !  mon*Dieu  ! 

FRrrz 
C'ë^t  ffldi,  je  lé  seËs,  qui  suis  céluse  do 


ACTE    II,    SCÈNE   V  107 

tout.  Eh  bien  !  si  l'aflFaire  est  difficile,  elle 
n'est  pourtant  pas  désespérée  :  je  jne  pharge 
de  te  faire  rendre  ta  parole.  Peut-être... 

CLARA 

Ma  parole,  ah  !...  tiefts.  {elle  lui  If^Uff  (0 
Icltrc  de  Léonard). 

FRITZ  {lisant  à  demi  voix] 

«  Moi...  caissier  municipal...  ton  frère, 
un  voleur...  je  regrette  beaucoup,  mais 
vraiment  il  m'est  impossible  par  égard  pour 
mes  fonctions...  »  {à  Clara)  Il  t'a  écrit  cela 
le  jour  où  ta  mère  est  tombée...  pour  ne 
pjus  se  relever,  c,^r  U  te  témoigne  ^fi  ^^ême 
temps  sa  sympathie  à  l'occasion  (}ii  gr^i)4 
malheur  qui  vous  frappe. 


CLARA 


Oh  î  oui,  c'est  vrai. 


PRITZ 

Ah  !  le  misérable.  Vraim/er^t  ces  homfties- 


108  MARIA-MAGDALENE 

là  sont  de  vraies  bêtes  malfaisantes,  on  ne 
s'en  aperçoit,  hélas,  que  lorsqu'ils  griffent 
et  tuent,  {à  Clara)  Mais,  c'est  très  bien 
ainsi,  c'est  parfait,  {il  veut  l'embrasser) 
Viens,  embrasse-moi;  que  ce  baiser  nous 
unisse  pour  toujours. 

CLARA  (s'appuie  sur  son  épaule) 

Non,  non,  pas  pour  toujours  ;  pour  un 
instant  seulement...  Je  ne  peux  plus  me 
tenir. 

FRITZ 

Voyons,  tu  ne  l'aimes  pas  et  il  t'a  rendu 
ta  parole. 

CLARA  [se  redresse  et  d'une  voix  sourde) 

Et  pourtant  il  faut  que  j'aille  le  trouver, 
que  je  me  jette  à  ses  pieds  et  que  je  lui  dise: 
«  Aie  pitié  de  mon  père,  qui  est  vieux, 
prends-moi,  épouse-moi. 


ACTE   II,    SCÈNE   V  109 

FRITZ 

Oh  !  malheureuse,  est-ce  que  je  te  com- 
prends bien  ? 

CLARA 

Oui! 

FRITZ  {presque  en  aparté) 

Aucun  homme  ne  peut  passer  là-dessus. 
Etre  forcé  de  baisser  les  yeux  devant  ce 
drôle  à  qui  Ton  voudrait  cracher  en  plein 
visage?  [Il  serre  Clara  avec  violence  contre 
sa  poitrine)  Pauvre  petite  !  Pauvre  petite  ! 

CLARA 

Va-t'en  maintenant.  Va. 

FRITZ 

Il  n'y  aurait  qu'un  moyen  :  faire  disparaî- 
tre le  misérable  qui  sait  tout  :  une  balle 
dans  la  poitrine.  Si  seulement  ce  n'était  pas 
un  lâche,  s'il  acceptait  de  se  battre,  si  on 


HO  MARIA-MAGDALENE 

pouvait  l'y  forcer  ;  je  t'assure  que  je  ne  le 
manquerais  pas. 


CLARA 


Je  t'en  supplie... 

FRITZ  (en  s'en  allant) 

Quand  il  fera  sombre,  {il  revient  et  prend 
la  main  de  Clara)  Clara,  je  voudrais... 
D'autres  femmes,  avisées,  plus  rusées  que 
toi,  n'auraient  rien  dit  et  plus  tard,  dans 
une  heure  d'oubli  et  d'ivresse,  elles  auraient 
glissé  doucement  le  secret  dans  l'oreille  de 
leur  mari.  Clara,  je  sens  tout  ce  que  je  te 
dois  (//  sort). 


SCENE  VI 

CLARA  {seule) 

J'ai  eu  presque  un  moment  d'espoir;  je 
m'en  aperçois  maintenant,  hélas  !  (Souriant 


ACTE   II,    SCENE   V 


iii 


tristement)  Il  a  dit  :    «  Aucun  homme  ne 
peut  passer  là-dessus  ».   C'est  juste.    S'il 
avait  passé  là-dessus,  moi  je  n'aurais  pas 
pu   lui  tendre  la  main...    Oh!  si  je  pou- 
vais  ouhlier,   oublier  tout,    une    seconde; 
j'étouffe...  respirer...  seulement...  un  ins- 
tant... Allons  !  Oui,  père,  je  m'en  vais,  je 
m'en  vais.   Je  ne  veux  pas  te  pousser  au 
suicide.  Je  serai  bientôt  la  femme  de  cet 
homme,  ou  bien...  Oh  !  non,  mon  Dieu  ;  je 
ne  te  demande  pas  le  bonheur  ;  je  ne  men- 
die que  la  misère,  je  ne  mendie  que    ma 
douleur,  la  plus  profonde.  Ne  me  la  refuse 
pas  !  Il  faut  partir.  Où  est  la  lettre  ?  {elle  la 
}rend).  En  allant  chez  Léonard,  on  passe  à 
>té  de  trois  puits.  Il  ne  faut  pas  s'arrêter... 
\e  n'ai  pas  encore  le  droit  de...  m'arrêter... 
Jprès...  du...  puits!  {Elle  sort). 


FIN  DE  L'ACTE  II 


ACTE  III 


Le  bureau  de  Léonard.  —  Grande  pièce  offi- 
cielle, nue,  murs  gris,  des  casiers  verts  occu- 
pent un  côté  de  la  pièce.  Sur  l'autre,  portraits 
â^un  roi  et  d^une  reine  en  costume  1830.  Lun 
des  cadres  est  de  travers.  —  Léonard^  au  lever 
du  rideau,  est  assis  sur  le  devant  de  la  scène 
à  droite,  près  d^un  bureau  à  casiers  (bois  blanc 
peint  en,  îioirj.  —  Au  fond  de  la  pièce  un  vieil 
employé  est  assis  à  une  table  plus  petite.  — 
Léonard  écrit. 


SCENE  I 
(LÉONARD,  LE  SCRIBE) 

LÉONARD 

Nous  disions  donc  que  ça  fait  la  sixième 
feuille  depuis  le  déjeuner.  (//  s^ élire)  Ah  ! 
comme  l'homme  se  sent  à  son  aise,  quand 
il  remplit  son  devoir.  Qu'il  entre  maintenant 
n'importe  qui,  et  quand  même  ce  serait  le 
roi,  je  me  lèverais,  certes,  mais  je  ne  me 
sentirais  pas  le  moins  du  monde  embar- 
rassé. 

LE  s;CRiBE  {a  fini  sa  journée,  il  se  lève,  et  tout  en 
mettant  son  manteau) 

Et  le  vieux  menuisier,  monsieur  le  cais- 
sier ? 

LÉONARD  (d'un  air  détaché) 
Quel  menuisier  ? 


114  MARIA-MAGDALENE 

LE  SCRIBE 

Maître  Antoine.  On  dit  que... 

LÉONARD 

Vous  (lirez  à  on  qu'il  est  un  imbécile. 
Allez,  allez,  le  vieil  Antoine  n'est  pas  bien 
terrible. 

LE  SCRIBE 

Ce  que  j'en  dis,  monsieur  le  caissier... 
Bonsoir,  monsieur  le  caissier. 

LÉONARD  {d'Un  air  protecteur) 

l^onsoir,  bonsoir  (le  scribe  sort).  Cette 
pauvre  Clara,  elle  me  fait  tout  de  même  de 
la  peine.  Je  ne  peux  penser  à  elle  sans 
inquiétude.  Ah  !  comme  je  voudrais  que 
cette  unique  soirée  passée  avec  elle  n'eût 
pas  eu  lieu.  C'était  la  jalousie,  bien  plus 
que  l'amour  qui  me  rendait  furieux.  Et  elle, 
sûrement,  elle  ne  s'est  résignée  à  ma  volonté 
que  pour  me  prouver  l'inanité  de  mes  repro- 


ACTE    IH,    SCÈNE    II  115 

ches.  Elle  était  froide  envers  moi,   comme 
la  mort.  Des  jours  difficiles  l'attendent,  c'est 
vrai  ;  mais  moi  aussi  je  vais  avoir  encoriB 
bien  des  eilnuis.   A  chacun   de  porter  sa 
croix!  Mais  il  s'ao:it,  avant  tout,  d'emjaaiLa—^^  ^''^^ 
cher  solidement  raffaice  avec  la  petite  bos-      ,^^ss 
sue,  pour  qu'elle  ne  puisse  plus  m'échapper,       "^^  ^  *^<^ 
si  l'orage  éclate.  Comme  ça  j'aurai  le  bourg- 
mestre de  mon  côté,  et  plus  besoin  d'avoir 
peur. 


SCENE  II 
(CLARA,  LEONARD) 

CLARA  {entrant) 
Bonjour,  Léonard. 

LÉONARD 

Clara?  («  part)  Voilà  une  surprise  à 
laquelle  je  ne  m'attendais  plus,  {à  haute 
voix)  Tu  n'as  donc  pas  reçu  ma  lettre  ?  — 


116  MARIA-MAGDALENK 

Mais  tu  viens  peut-être  payer  les  impôts  à 
la  place  de  ton  père.  Combien  est-ce  donc 
déjà?  Du  reste  je  devrais  savoir  çà  par 
cœur,  (il  feuillette  un  registre)  F  f-a,  f-b,  f-e. 
Voilà,  Felsenhart,  Antoine. 

CLARA 

Je  suis  venue  pour  te  rendre  ta  lettre.  La 
voilà.  Relis-la  encore  une  fois. 


LÉONARD  {lit  la  lettre  avec  un  grand  sérieux,  comme 
si  elle  était  pour  lui  quelque  chose  de  tout  à  fait 
nouveau) 

Eh  !  bien,  cette  lettre  est  tout  à  fait  rai- 
sonnable. Comment  un  homme,  à  qui  sont 
confiés  les  fonds  publics,  pourrait-il  s'allier 
à  une  famille  dont  ton  frère  fait  partie. 

CLARA 

Léonard  ! 

LÉONARD 

Mais  peut-être  que    la  ville   entière    se 


ACTE   III,    SCÈNE   II  H7 

trompe,  n'est-ce  pas?  Ton  frère  n'est  pas  en 
prison  ;  il  n'a  jamais  été  en  prison.  Et  toi, 
tu  n'es  pas  la  sœur  d'un. . .  de  ton  frère  ? 

Cr.ARA 

Je  suis  la  fille  de  mon  père.  Ce  n'est  pas 
comme  sœur  d'un  homme  arrêté  injuste- 
ment que  je  viens  ici.  Car  mon  frère  était 
innocent  et  il  est  déjà  en  liberté.  En  venant 
ici  je  ne  suis  pas  la  jeune  fille  qui  tremble 
devant  une  honte  imméritée  car  {à  demi- 
voix)  c'est  de  toi  surtout  que  j'ai  peur.  Ne 
vois  ici  que  la  fille  de  celui  qui  m'a  donné 
la  vie,  et  qui  est  un  vieillard  maintenant. 

LKOxVARD 

Et  tu  veux  ? 

CLARA 

Comment,  tu  peux  me  demander  ce  que 
je  veux  ?  Oh  !  comme  je  voudrais  pouvoir 
m'en  aller  maintenant,  mais  mon  père  se 

7. 


lis  MARIA  MAOn ALENE 

coupera  la  gorge,  sije...Oli!  épouse-moi, 
il  le  faut. 

LÉONARD 

Il  le  faut  ;  il  faut  que  je  t'épouse.  Et  pour- 
quoi faut-il  ?  Tu  veux  commettre  une  folie 
pour  empêcher  ton  père  d'en  faire  une. 
Fftut-il  qu'à  mon  toiir  je  commette  une  folie 
encore  plus  insensée,  pour  t'empêchef,  toi, 
d'en  faire  une  autre  ?  Je  n'en  vois  vraiment 
pas  la  nécessité. 

CLARA 

Il  l'a  juré...  épouse-moi. 

LÉONARD 

Juré,  juré,  tout  ça,  vois-tu,  ça  se  dit 
mais  ça  ne  se  fait  pas.  Va,  ne  t'inquiète 
point. 

CLARA 

Mon   père   l'a  juré...    oh!   épouse-moi; 


ACTE    III,    SCÈNE    II  119 

après,   tue-moi  ;  je  te    serai    encore    plus 
reconnaissante  de  ce  second  bienfait. 

LÉONARD 

M'aimes-tu  ?  Est-ce  ton  cœur  qui  t'a  pousr 
sée  à  venir  ici!  Suis-je  l'homme  sans  lequel, 
désormais,  tu  ne  saurais  vivre  ni  mourir? 

CLARA 

Réponds  toi-même  à  tes  questions. 

LÉONARD 

Peux-tu  me  jurer  que  tu  m'aimes,  que  tu 
m'aimes  comme  une  jeune  fille  doit  aimer 
l'homme  avec  qui  elle  veut  s'unir  pour  tou* 
jours  ? 

CLARA 

Non,  je  ne  peux  pas  te  le  jurer.  Mais  ce 
que  je  peux  te  jurer,  c'est  que  jamais  tu 
n'apprendras  si  je  t'aime  ou  si  je  ne  t'aime 


1  20  M  A  lU  A  -  M  AG  D  A  L  EN  E 

pas.  Je  serai  ta  servante,  je  travaillerai 
pour  toi  ;  je  ne  veux  pas  que  tu  me  donnes 
à  manger  ;  je  gagnerai  moi-même  mon  pain  ; 
.  pendant  la  nuit  je  coudrai  et  filerai  pour  les 
autres.  Si  je  ne  trouve  pas  d'ouvrage,  eh 
bien,  j'aurai  faim,  voilà  tout  ;  je  ne  me 
plaindrai  pas  ;  je  n'irai  pas  trouver  mon 
père.  Quand  ton  chien  n'accourra  pas  assez 
vite  à  ton  appel,  ou  quand  tu  t'en  seras 
débarrassé  et  ne  l'auras  plus  pour  passer 
sur  lui  ta  colère,  tu  pourras  me  frapper  à  sa 
place,  je  ne  pousserai  pas  le  moindre  cri. 
Les  voisins  pourraient  deviner  ce  qui  se 
passe,  mais  je  saurai  si  bien  mentir  !  Epouse- 
moi,  et  si  tu  trouves  que  ça  dure  trop,  je 
ne  vivrai  pas  longtemps.  Achète  du  poi- 
son chez  le  pharmacien  ;  pose-le  quelque 
part  comme  si  c'était  pour  les  rats  et  je  le 
prendrai,  je  t'assure,  sans  que  tu  aies 
même  besoin  de  me  faire  signe.  Avant  de 
mourir,  je  dirai  aux  voisins  que  j'avais  cru 
que  c'était  du  sucre  en  poudre. 


ACTE  III,  SCÈNE  II  121 


LÉONARD 


Tu  ne  t'étonneras  pas  qu'un  homme  de 
qui  tu  attends  toutes  ces  belles  choses,  te 
dise  non  ? 


CLARA 


Allons,  si  je  pars  avant  que  Dieu  m'ait 
appelée,  j'espère  pourtant  qu'il  ne  sera  pas 
trop  sévère.  Ah  !  s'il  ne  s'agissait  que  de 
moi,  je  prendrais  mon  mal  en  patience.  Ce 
serait  mon  châtiment  pour...  je  ne  sais  pas 
quoi...  Si  dans  ma  misère  le  monde  me 
foulait  aux  pieds  au  lieu  de  m'assister,  ça 
ne  m'empêcherait  pas  d'aimer  mon  enfant, 
même  s'il  te  ressemblait.  Et  je  pleurerais 
tant  devant  le  pauvre  petit  innocent,  que 
plus  tard,  quand  il  serait  grand  et  raison- 
nable, il  ne  mépriserait  sûrement  pas  sa 
mère,  ne  la  maudirait  pas.  Mais  il  ne  s'agit 
pas  de  moi  seulement,  et  au  jour  du  juge- 
gement,  il  est  plus  facile  de  répondre  à  la 


122  MAaiA-MAGDALENE 

question  :  «  pourquoi  t'es-tu  tuée  ?  »  qu'à 
celle  :  «  pourquoi  as-tu  réduit  ton  père  à  se 
tuer  ?  )) 

LÉONARD 

A  t'entendre  on  croirait  que  ça  n'est 
jamais  arrivé  qu'à  toi.  Des  milliers  de  fem- 
mes ont  passé  par  là  avant  toi.  Toutes  se 
sont  résignées  a  lëttr  sort  ;  des  milliers  de 
femmes  seront  après  toi  dans  le  même  cas,  et 
elles  se  soumettront  à  leur  destin.  Et  toutes 
celles-là  avaient  aussi  des  pères,  et  leurs 
pères,  en  apprenant  la  nouvelle,  ont,  au 
milieu  des  plus  épouvantables  jurons,  parlé 
d'assommer  et  de  tuer.  Et  puis,  ils  se  cal- 
maieiit  ;  ils  s'asseyaient  auprès  du  berceau 
et  berçaient  le  petit,  ou  ils  empêchaient  les 
mouches  de  s'approcher  de  lui. 

CLARA 

Tu  ne  comprends  pas,  toi,  qu'un  homme 
puisse  tenir  sa  parole;  oh  !  ça  ne  m'étonne 
pas. 


ACTE    III,    SCÈNE   III  12^ 

SCÈNE  m 

(UN  PETIT  GARÇON,  LÉONARD,  CLARA) 


UN  PETIT  GARÇON  (entre  dans  la  chambre  avec   un 
bouquet  de  peur  a) 

Je  VOUS  apporte  des  Heurs  mais  on  m'a 
défendu  de  dire  de  qui. 

LÉONARD 

Ail  !  les  jolies  fleurs  (//  se  frappe  le 
froîit).  Ah  !  diable,  voilà  qui  est  bête  ! 
C'était  à  moi  d'en  envoyer.  Comment  répa- 
rer cette  boulette  ?  Je  ne  m'entends  pas  à 
toutes  ces  histoires,  et  la  petite  qui  n'a  pas 
autre  chose  à  penser,  est  très  pointilleuse 
sur  ce  chapitre  (//  prend  /es  fleurs^,  ^fais  je 
ne  les  garde  pas  toutes  [à  Clara).  A'est-ce 
pas,  celles  là  signifient:  repentir  et  honte  ? 
Est-ce  que  tu  ne  me  disais  pas  ça  un  jour  ? 

CLARA  [fait  signe  que  oui) 


i24  MARIA-MAGDALENE 

LÉONARD  {au  petit  garçon) 

Dis  donc,  petit.  Regarde  bien  :  ces  fleurs- 
là  sont  pour  moi  ;  tu  vois,  je  les  mets-là, 
sur  mon  cœur  !  Et  celles-là,  d'un  rouge 
foncé,  qui  brûlent  comme  un  feu  sinistre, 
reporte-les,  tu  entends  ?  {Le  petit  garçon  se 
dirige  vers  la  porte).  Dis  donc,  petit,  quand 
mes  pommes  seront  mûres,  tu  n*as  qu'à 
venir  me  trouver. 

LE  PETIT  GARÇON 

Oh  î  bien,  il  y  a  encore  du  temps  !  (// 
sort) . 

SCÈNE  IV 
LÉONARD,  CLARA 

LÉONARD 

Oui,  vois-tu,  Clara,  tu  parlais  tout  à  l'heure 
de  fidélité  aux  promesses.  Eh  !  bien,  c'est 
précisément  parce  que  je  suis  un  homme  de 


ACTE    III,    SCÈNE    IV  \2Ï) 

parole,  que  je  dois  te  répondre  comme  je 
t'ai  répondu.  Il  y  a  huit  jours,  je  t'ai  rendu 
ta  liberté  ;  tu  ne  peux  pas  dire  le  con- 
traire :  voilà  la  lettre  (//  lui  passe  la  lettre 
qu'elle  prend  (F un  mouvement  machinal). 
Tu  sais  qu'en  agissant  ainsi  j'avais  de  bonnes 
raisons  :  ton  frère...  tu  dis  qu'on  vient 
de  le  mettre  en  liberté,  tant  mieux.  Pen- 
dant ces  derniers  huit  jours,  j'ai  noué  de 
nouvelles  relations  ;  j'en  avais  le  droit,  car 
tu  n'as  pas  protesté  en  temps  voulu  contre 
ma  lettre  ;  j'étais  d'accord  en  cela  avec  la 
loi  et  avec  mes  sentiments.  Et  maintenant 
tu  reviens  quand  j'ai  déjà  donné  ma  parole 
à  une  autre  en  échange  de  la  sienne  ;  (à  part) 
si  seulement  c'était  vrai  !  —  Vois-tu,  tu  me 
fais  de  la  peine  (il  caresse  les  boucles  de  che- 
veux de  Clai^a  sur  son  front  et  les  rejette 
en  arrière.  Elle  le  laisse  faire,  comme  si 
elle  ne  s  en  apercevait  pas)  ;  mais  enfin  tu 
conviendras  toi-même  qu'on  ne  peut  pas 
plaisanter  avec  le  bourgmestre. 


J26  MARIA-MAGDALENE 

CLARA  (parlant  comme  en  rêve) 
Pas  plaisanter...  pas  plaisanter. .. 

LÉONARD 

Tu  vois,  tu  deviens  raisonnable.  Quant  à 
ton  père,  tu  peux  lui  dire  hardiment  que 
c'est  lui  qui  est  cause  de  tout.  Tu  n'as  pas 
besoin  de  faire  ces  yeux-là,  ni  de  secouer  la 
tête  ;  c'est  comme  ça,  ma  fille  ;  c'est  comme 
ça.  Tu  ii'as  qu'à  le  lui  dire,  tu  verras  qu'il 
comprendra  et  qu'il  rentrera  en  lui-même  ; 
je  te  le  garantis.  Si  j'étais  un  homme  inté- 
ressé, comme  il  y  en  a  tant,  j'aurais  pu  faire 
convenablement  la  leçon  à  ton  père,  et  lui 
montrer  que  lorsqu'on  gaspille  en  cadeaux 
la  dot  de  sa  fille,  on  ne  doit  pas  s'étonner 
qu'elle  vous  reste  pour  compte  ;  on  est  forcé 
parfois  de  traiter  les  fous  avec  cruauté. 

CLARA 

Mais  toi,  à  la  bonne  heure,  tu  ne  tiens 
pas  à  l'argent  et... 


ACTE    III,    SCfcNE    iV  12Î 

LÉONARD 

Enfin,  quoi  qu'il  arrive,  c'est  ton  père  qui 
est  responsable  ;  c'est  de  toute  évidence.  — 
Aimes-tu  mieux  que  j'aille  lui  parler  ?  Je 
veux  bien  faire  m  pour  toi  au  risque  de 
recevoir  quelque  mauvais  coup.  Il  aura  beau 
s'emporter,  me  dire  des  grossièretés  ;  il  fau- 
dra bien  qu'il  avale  la  vérité,  et  qu'il  te 
laisse  enfin  en  repos.  Tu  peux  compter  là- 
dessus.  Est-il  à  la  maison  en  ce  moment  ? 

CLARA  (se  redresse  de  toute  sa  faille] 
Merci  (elle  va  pour  sortii^). 

LÉONARD 

Yeux-tii  que  je  t'accompagne  chez  toi  ? 
Tu  sais,  ça  ne  me  fait  pas  peur. 

CLARA 

Merci.  Tiens,  tu  me  fais  l'effet  d'un  ser- 
pent qui  m'aurait  entourée,  serrée  dans  ses 
anneaux,  et  qui  me  lâcherait  dès  qu'il  aper- 


J28  MARIA-MAGDALENE 

çoit  une  autre  proie.  Enfin,  Dieu  aura  peut- 
être  pitié  de  moi,  s'il  te  regarde,  toi,  s'il  voit 
ce  que  tu  as  fait  de  moi.  Ah  !  pourquoi  Dieu 
m'a-t-il  donné  la  force  d'agir,  s'il  ne  m'en  a 
pas  donné  le  droit  ?  —  Une  chose  encore  : 
mon  père  ne  sait  rien,  ne  soupçonne  rien  et 
pour  qu'il  n'apprenne  jamais  rien,  je  quitte- 
rai aujourd'hui  le  monde.  Si  je  savais  que 
tu...  {Elle  marche  sur  lui  avec  colère).  Mais 
c'est  fou,  tu  ne  le  feras  pas  ;  car  le  mieux 
pour  toi,  c'est  que  les  gens  secouent  la  tête 
et  se  demandent  vainement  comment  cela  a 
pu  arriver. 

LÉONARD 

On  a  vu  des  cas  où...  Que  faire  ?  Clara. 

CLARA 

Il  faut  que  je  m'en  aille  {Regardant  Léo- 
nard avec  un  air  de  mépris).  J'en  ai  assez  de 
ses  phrases  à  celui-là  {Elle  veut  s'en  aller). 


ACTE  III,  SCÈNE  IV  129 

LÉONARD 

Penses-tu  que  je  te  croie,  quand  tu  dis  ça  ? 

CLARA 

Non. 

LÉONARD 

Dieu  merci,  tu  ne  peux  te  suicider  sans 
commettre  en  même  temps  un  infanticide. 

CLARA 

Tout,  plutôt  que  de  tuer  mon  père.  Je  sais 
bien  qu'un  crime  n'en  expie  pas  un  autre, 
mais  ce  que  je  vais  faire  maintenant  ne 
retombera  du  moins  que  sur  moi  seule. 
Mais  si  je  suis  cause  que  mon  père  se  tue, 
je  le  suivrai  dans  la  mort.  D'une  façon 
comme  de  l'autre,  moi  je  suis  toujours 
atteinte.  Ça  me  donne  du  courage  et  de  la 
force  au  milieu  de  toute  mon  épouvante. 
Toi,  tu  seras  heureux  sur  la  terre  {Elle 
sort). 


130  MARIA-MAGDAT-ENË 


SCENE  V 

LÉONARD  (seul) 

Il  n'y  a  pas  à  dire  ;  il  faut  que  je  coure 
après  elle  (//  met  son  chapeau) .  Tiens,  voilà 
quelqu'un.  Tant  mieux.  II  n'y  a  rien  de  si 
assommant  que  de  se  chamailler  avec  ses 
propres  pensées. 

SCÈNE  VI 
FRITZ,  LÉONARD 


FRiïZ  [entrante 


Bonsoir. 


LÉONARD 

Monsieur  Fritz  ?  A  quoi  dois-je  attribuer 
l'honneur...  ?  (//  tend  une  chaise  à  Fritz  qui 
ne  s'assied  pas). 


ACTE   III,    SCÈNE   VI  131 

FBITZ 

Tu  vas  le  savoir  tout  de  suite. 

LÉONARD 

Tu  ?  C'est  vrai  ;  nous  avons  été  camara- 
des d'école. 

FRITZ 

Et  nous  serons  peut-être  camarades  dans 
la  mort  (//  tire  deux  pistolets  de  sa  poche). 
Sais-tu  un  peu  manier  ces  instruments-là  ? 

LÉONARD 

Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  voulez 
dire. 

FRITZ  {armant  un  pistolet) 

Vois-tu,  voilà  comment  on  s'y  prend.  Tu 
me  vises,  comme  je  te  vise  maintenant,  et 
tu  appuies  sur  la  gâchette,  comme  ça. 

LÉQNAIID 

Qu'est-ce  que  vous  dites-là  ? 


132  MARIA-MAGDALENE 

FRITZ 

L'un  de  nous  deux  doit  mourir.  Mourir, 
tu  m'entends.  Et  cela  immédiatement. 

LÉONARD 

Mourir  ? 

FRITZ 

Tu  sais  pourquoi  ? 

LÉONARD 

Ma  parole,  je  n'en  sais  rien. 

FRITZ 

Peu  importe  !  La  méinoire  te  reviendra  au 
bon  moment. 

LÉONARD 

Mais  je  n*ai  pas  la  moindre  idée... 

FRITZ 

Réfléchis  un  peu.  Sans  quoi  je  pourrais  te 
prendre  pour  un  chien  enragé    qui  mord 


ACTE   111,    SCÈNE    VI  133 

sans  s'en  apercevoir  ;  alors  je  te  tuerais 
raide  d'un  coup  de  pistolet.  Mais  je  suis 
forcé  pendant  une  heure  encore,  de  te  con- 
sidérer comme  un  de  mes  semblables. 

LKONARD 

Ne  parlez-donc  pas  si  haut!  Si  quelqu'un 
nous  entendait... 

FRIÏZ 

Si  quelqu'un  pouvait  nous  entendre,  il  y 
a  longtemps  que  tu  l'aurais  appelé.  Eh 
bien  ? 

LÉONARD 

S'il  s'agit  de  cette  jeune  fille,  mon  Dieu, 
je...  peux  l'épouser.  J'étais  déjà  presque 
décidé  à  le  faire,  quand  elle  est  venue  ici 
tout  à  l'heure. 

FRITZ 

Oui,  elle  est   venue  ici.  Et  tu  es   resté 

8 


134  MARIA-MAGDALENÉ 

inflexible,  au  lieu  de  te  jeter  à  ses  genoux  et 
de  lui  demander  pardon.  Allons,  viens  ! 


LEONARD 

Je  vous  supplie  de...  Vous  avez  devant 
vous  un  homme  qui  est  prêt  à  faire  tout  ce 
que  vous  lui  enjoindrez.  Dès  ce  soir,  je  vais 
me  fiancer  officiellement  avec  elle. 


FRITZ 

Ce  sera  moi  qui  me  fiancerai  avec  elle, 
moi  ou  personne.  Je  te  réponds  que  tu  ne  la 
toucheras  plus,  même  du  bout  de  Fongle. 
Allons,  viens  avec  moi  dans  la  forêt.  Mais 
prends  bien  garde  à  ce  que  je  te  dis  :  je  vais 
te  prendre  par  le  bras,  et  si  tu  pousses  le 
moindre  cri  !  {il  tire  un  pistolet)  tu  peux  me 
croire  !  Du  reste,  pour  ne  pas  t'induire  en 
tentation,  nous  prendrons  le  chemin  derrière 
la  maison,  à  travers  les  jardins. 


ACTE  III,  SCÈNE  VI  135 

LÉONARD 

Un  (le  ces  pistolets  est  pour  moi.  Donnez- 
le-moi. 

FRITZ 

Pour  que  tu  le  jettes  dans  un  fossé,  afin 
de  me  forcer  à  t'assassiner  ou  à  te  laisser 
courir,  n'est-ce  pas  ?  Patience,  attends  que 
nous  soyons  arrivés  au  bon  endroit,  et  je 
partagerai  honnêtement  les  armes  avec  toi. 


LÉONARD  [en  se  dirigeant  vers  la  porte,  fait  tomber 
de  la  table  son  verre,  f/ui  se  casse  sur  le  carreau) 

Est-ce  que  je  ne  boirai  plus  jamais  ? 


FRITZ 

Courage,  mon  garçon  :  Dieu  et  le  diable 
semblent  se  disputer  toujours  Tempire  du 
monde,  qui  sait  quel  est  le  maître  des  deux. 
(//  prend  Léonard  par  le  bras  et  l'entraîne 
vivement  dehors). 


136  MARIA-MAGDALENE 


SCENE  VII 

(Même  décor  qu'au  ifi^  et  au  2^  acte. 
Le  soir  tombe). 


CARL  {entre) 

Personne  ?  Voyons,  il  s'agirait  de  voir 
clair  (//  va  vers  la  commode  pour  allume?' 
la  lampe).  Bien  sur  que  le  briquet  et  la 
lampe  sont  toujours  à  la  même  place  :  ici, 
tout  est  réglé.  Le  chapeau  s'accroche  au 
3®  clou,  (il  accroche  sa  casquette  au  S^  clou) 
pas  au  4®.  A  neuf  heures  et  demie,  il  faut 
qu'on  ait  sommeil.  Avant  la  Saint-Martin, 
pas  le  droit  d'avoir  froid,  après  la  Saint- 
Martin,  pas  le  droit  de  suer.  Commande- 
ment aussi  sacré  que  :  ton  Créateur  tu  aime- 
ras et...  Bon  sang,  que  j'ai  soif!  (Il  appelle:) 
Maman  !  Oh  !  on  dirait  que  j'ai  oublié  qu'elle 
est  couchée  là-bas.  Clara!  J'ai  aussi  faim 
que  soif.  C'est  aujourd'hui  jeudi,  ils  ont  eu 


ACTE    III,    SCÈNE    VIII  iB7 

du  bouillon  de  veau.  Si  nous  étions  en 
hiver,  il  y  aurait  eu  des  choux,  avant  le 
mardi-gras  des  blancs  ;  après  le  mardi-gras 
des  verts.  C'est  la  règle. 


SCENE  VIII 
CLARA,  CARL 

CLARA  (entre) 
CARL 

Enlin  !  Tu  devrais  bien  l'embrasser  un 
peu  moins  souvent.  Quand  quatre  lèvres 
se  joignent,  c'est  un  pont  construit  pour  le 
diable.  Voilà  une  heure  que  je  suis  là.  Je  me 
demandais  où  diable  tu  pouvais  rester  si 
longtemps.  Si  je  n'avais  pas  su  que  vous 
mettiez  la  clé  sous  le  pas  de  la  porte,  dans  le 
trou  aux  rats,  j'aurais  pas  pu  entrer.  Enfin, 
j'en  aurais  été  quitte  pour  aller  me  prome- 
ner. Ah  !  tu  ne  te  doutes  pas,  toi,  du  plaisir 

8. 


138  MAaiA-MAGDALENE 

qu'on  a  à  se  dérouiller  les  jambes,  à  courir 
en  liberté. 

CLARA 

Oh  !  si  ! 

CARL 

Qu'est-ce  que  tu  as  donc  là  ? 

CLARA 

Où  ?  Quoi  ? 

CARL 

Où  ?  Quoi  ?  Dans  la  main. 

OLAP  A 

Rien. 

CARL 

Riéti  ?  Est-ce  que  ce  sont  des  secrets  ?  (// 
lui  arrache  la  lettre  de  Léonard).  Allons, 
donne  ça.  Quand  le  père  n'est  pas  là,  c'est 
le  frère  qui  est  le  tuteur. 


ACTE    m,    SCÈNE   VIII  139 

CLARA 

Ce  chiffon  de  papier  est  resté  dans  ma 
main,  et  pourtant,  le  vent  est  si  fort  aujour- 
d'hui qu'il  arrache  les  tuiles  du  toit.  Gomme 
je  passais  près  du  temple,  il  en  est  tombé 
une  devant  moi  qui  m'a  rasée  et  frappé  le 
pied. 

CARL  [à  Vautre  bout  de  la  pièce) 
Qu'est-ce  que  tu  dis  ? 

CLARA 

S'il  pouvait  encore  en  tomber  une,  me 
disais-je,  et  je  me  suis  arrêtée.  C'aurait  été 
une  chance  ;  on  m'aurait  enterrée  et  on 
aurait  dit  :  a  il  lui  est  arrivé  un  malheur.  » 
Mais  j'ai  attendu  vainement. 

CAIM.  ujid  a  lu  la  h'tlrc  pendant  ce  temps) 

Sacr...  et  toi,  g:redin,  qui  as  eu  le  courage 
d'écrire  ça,  je  t'empêcherai  d'en  écrire 
encore  de  pareilles.  Dis  donc,  va  me  cher- 


140  MARIA-MAGDALENE 

cher  une  bouteille  de  vin,  à  moins  que  ta 
bourse  ne  soit  à  sec. 

CLARA 

Il  y  a  encore  une  bouteille  à  la  maison. 
Je  l'avais  achetée  en  cachette  pour  la  fête  de 
maman.  Ce  serait  demain  le  jour...  {elle  se 
détourne  pour  s'essuyer  les  yeux). 

CARL 

j\Jlons,  donne-la. 

CLARA  {va  chercher  et  apporte  le  vin) 

CARL  [boit  coup  sur  coup  plusieurs  verres) 

Et  maintenant  il  s'agirait  de  reprendre  le 
collier  :  Ilaboter,  scier,  clouer,  et  puis  man- 
ger, boire,  dormir,  pour  recommencer  éter- 
nellement à  raboter,  scier,  clouer  !  (//  boit). 
Vivent  les  bons  toutous  qui  ne  mordent 
jamais  quand  ils  sont  à  la  chaîne  !  (//  boit). 
Vivent  les  bons  toutous  ! 


ACTE    III,    SCÈNE    VIII  141 

CLARA 

Cari,  ne  bois  pas  tant.  Papa  dit  qu'il  y  a 
le  diable  dans  le  vin. 

CARL 

Elle  curé,  lui,  dit  qu'il  y  a  le  bon  Dieu 
dans  le  vin  (//  boit).  Nous  allons  voir  qui 
des  deux  a  raison.  Dis  donc,  quand  l'huis- 
sier du  tribunal  est  venu  ici,  comment  s'est- 
il  comporté  ? 

CLARA 

Comme  chez  des  brigands,  quand  il  a  dit. 
pourquoi  il  venait,  maman  est  tombée  à  la 
renverse  et...  est...  morte... 

CARL 

C'est  bon  !  Ah  !  policier  de  malheur  !  Il  ne 
m'a  même  pas  laissé  faire  mon  dernier  coup 
au  jeu  de  quilles,  quoi  que  j'eusse  déjà  la 
boule  en  main.  Si  je  le  rencontre  seul  à  seul, 
celui-là...  ?  Du  reste,  je  sais  où  on  peut  le 


142  MARTA-MAODALENE 

trouver  le  soir,  vers  les  dix  heures.  Si  tu 
apprends  demain  matin  qu'on  a  trouvé  le 
grédin  assommé,  ne  maudis  pas  le  meur- 
trier. Demain  matin,  je  serai  déj'à  loin. 

CLARA 

Mais,  Cari  tu  île  vas  pourtant  pas... 

CARL 

Est-ce  qu'il  n'a  pas  d'autres  ennemis  que 
moi  ?  Est-ce  qu'on  ne  lui  est  pas  souvent 
tombé  dessus  ?  Il  y  en  a  tant  ici  qui  seraient 
capables  de  faire  ce  coup-là,  qu'il  serait  bien 
difficile  de  trouver  le  coupable,  à  moins 
qu'il  ne  laisse  sur  la  place  sa  canne  et  son 
chapeau  {llboit).  Que  ce  soit  Pierre  ou  Paul, 
je  bois  à  son  succès  ! 

CLARA 

Cari,  ce  que  tu  dis  là... 


ACTE    III,    SCfcNK    Vlll  143 

CARL 

Ça  ne  te  plaît  pas  ?  C'est  bon.  Tu  ne  me 
verras  plus  longtemps. 

CLARA  (tressaille  d'épouvante) 
Non. 

CA.RL 

Non  ?  Tu  sais  donc  que  je  veux  partir  en 
mer  :  Kst-ce  que  par  hasard  mes  pensées  se 
promèneraient  sur  mon  front  ?  Ou  bien  le 
vieux  a-t-il  tempêté  selon  son  habitude  et 
menacé  de  me  claquer  la  porte  au  nez  ? 
Bah  I  si  ce  n'était  que  ça  :  pas  bien  terri- 
ble !  Ça  serait  comme  si  le  geôHer  m'avait 
dit  :  «  On  te  défend  de  rester  plus  long- 
temps en  prison,  je  te  chasse  en  plein  air  et 
en  liberté  ». 

CLARA 

Tu  ne  me  comprends  pas. 


144  MARlA-xMAGDALENE 

CARL  (chante) 

Le  navire  là-bas,  gonfle  ses  voiles, 
Et  le  vent  du  large  siffle  dans  la  toile, 


Oui  vraiment,  rien  ne  me  retient  plus 
désormais  à  l'établi.  Maman  est  morte  et 
personne  maintenant  ne  craindra  pour  ma 
vie,  quand  la  tempête  secouera  le  coq  du 
clocher.  Et  puis,  dès  mon  enfance,  je  vou- 
lais être  marin  ;  je  n'étais  pas  fait  pour  cette 
vie  casanière  ;  je  verrai  du  pays  ;  j'irai 
loin,  bien  loin,  et,  si  je  ne  reviens  pas,  tant 
pis  ;  qui  ne  risque  rien,  n'a  rien  ! 

CLARA 

Et  tu  veux  laisser  papa  seul  ?  11  va  sur  ses 
soixante-dix. 

CARL 

Seul  ?  Et  toi,  ne  restes-tu  pas  près  de  lui  ? 

CLARA 

Moi  ? 


ACTE    III,    SCÈNE    VIII  145 


CARL 

Toi  !  sa  préférée  !  quelle  idée  te  passe 
par  la  tête?  Comment  peux-tu  me  faire  cette 
question?  En  m'en  allant  je  laisse  à  papa  sa 
joie  {il  montre  Clara  du  doigt)  et  je  le  déli- 
vre de  son  éternel  souci  (il  se  montre  du 
doigt).  Que  veux-tu  !  Il  est  entendu,  une 
fois  pour  toutes,  que  nous  ne  pouvons  pas  et 
que  nous  ne  pourrons  jamais  nous  entendre  : 
papa,  lui,  trouve  toujours  que  rien  n'est  assez 
étroit,  assez  resserré  autour  de  lui  ;  s'il  pou- 
vait, il  se  recroquevillerait  tout  entier  dans 
son  poing  fermé.  Moi  je  voudrais...  sortir 
de  moi,  dépouiller  ma  peau...  De  l'air  !... 
De  l'espace  !  [Il  fait  de  grands  gestes  avec 
les  bras.  Il  chante)  : 

Levez  l'ancre,  redressez 

Le  gouvernail, 
Pour  que  le  navire  s'en  aille, 

S'envole  léger  ! 


146  MARIA  MAGDALENK 

Enfin,  dis-moi,  a-t-il  douté  un  seul  ins- 
tant de  ma  culpabilité,  n'a-t-il  pas  cherché 
dans  ses  belles  phrases  sa  consolation  habi- 
tuelle :  «  Je  m'y  attendais,  j'avais  toujours 
pensé  que  ça  finirait  de  la  sorte  ;  ça  ne  pou- 
vait finir  autrement  ».  Ah  !  si  c'était  de  toi 
qu'il  se  fût  agi,  il  se  serait  tué.  Je  voudrais 
le  voir  s'il  t'arrivait  de...  fauter  !  La  la,  la 
la,  il  lui  semblerait  que  c'est  lui  qui  va  faire 
ses  couches. 

CLARA 

Oh  !  comme  cela  me  fait  mal.  Oui,  il 
faut...  que  je  m'en  aille...  que  je  parte... 

CARL 

Qu'est-ce  que  ça  signifie  ? 

CLARA 

Il  faut  que  j'aille  à  la  cuisine. . .  Pourquoi  ? 
{Elle  se  tient  le  front  dans  les  mains)  Oui, 
il  faut  encore  que  je...  Ce  n'est  que  pour  ça    a 


ACTE    m,    SCÈNE   VIII  147 

que  je  suis  revenue  encore  une  fois  à  la  mai- 
son [Elle  sort). 

CARL 

Elle  a  l'air  bien  drôle  aujourd'hui  (// 
chante). 

Une  mouette  hardie 
Tourne  autour  du  mât. 
A-t-elle  fait  son  nid 
Sur  le  cacatois  ? 

CLARA  \rentre) 

Ma  dernière  tâche  est  faite  :  la  soupe  de 
papa  est  devant  le  feu.  Quand  j'ai  refermé 
la  porte  de  la  cuisine,  j'ai  pensé  que  je  n'y 
rentrerais  plus  jamais...  j'ai  senti  un  grand 
froid  dans  l'âme.  Et  je  sortirai  ainsi  de  cette 
chambre...  et  de  la  maison  et  du  monde... 


148  MARIA  MAGDALENE 

CARL  (chante)  : 

(//  marche  de  long  en  large,  Clara  reste  au  fond 

du  théâtre* 

Le  soleil  vous  jette  ses  rayons  brûlants 
Et  cela  fait  rire  les  poissons  d'argent 

Qui  dansent  dans  l'eau 

Autour  du  bateau . 


CLARA 

Pourquoi  est-ce  que  je  n'agis  pas?  N'agi- 
rai-je  donc  jamais  ?  Remettrai-je  de  jour  en 
jour,  comme  je  fais  maintenant  de  minute 
en  minute,  jusqu'à  ce  que...  sûrement.  C'est 
pourquoi  il  faut  partir...  partir  !  Et  pourtant 
je  reste  immobile.  Et  ce  pauvre  petit  être, 
voudrait-il  vivre,  me  supplie-t-il  de  le  laisser 
vivre?  {Elle  s* assied  sur  une  chaise)  Quelles 
excuses  est-ce  que  j'invente-là?  Suis-je  trop 
faible  pour  agir  ?  Ou  ai-je  la  force  de  voir 
mon  père  la  gorge  coupée...?  {Elle  se  lève) 
Non,  non.  Notre  père  qui  êtes  au  cieux  — 
que  votre  nom  soit  sanctifié  —  que  votre 


ACTE   III,    SCÈNE    VIII  149 

règne  arrive...  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  ma 
pauvre  tête...  Je  ne  peux  même  pas  prier... 
Cari,  Cari...  aide-moi  ! 

CARL 

Qu'est-ce  que  tu  as  ? 

CLARA 

Le  Notre  père.  (Elle  reprend  un  instant 
son  sang-froid)  Il  me  semblait  que  j'étais 
déjà  dans  l'eau  et  que  je  m'enfonçais...  et 
que  je  n'avais  pas  encore  prié.  Je...  {d'une 
voix  saccadée)  :  Pardonnez  nous  nos  offen- 
ses, comme  nous  pardonnons  à  ceux...  Oui, 
c'est  ça,  oui,  je  lui  pardonne,  et  je  ne  pense 
plus  à  lui  du  reste.  Bonne  nuit,  Cari. 

CARL 

Tu  veux  déjà  aller  te  coucher,  de  si  bonne 
heure  ?  Bonne  nuit. 

CLARA  [comme  un  enfant  à  moitié  endormi  qui 
récite  «  Notre  Père  » 

Pardonnez-nous. . . 


150  MARIA-MAGDALENE 

CARL 

Dis  donc,  tu  pourrais  encore  m'apporter 
un  verre  d'eau,  mais  à  condition  qu'elle 
soit  bien  fraîche. 

CLARA  ^rapidement) 

Je  vais  aller  t'en  chercher  au  puits. 

C\RL 

Comme  tu  voudras.  Du  reste,  ce  n'est 
pas  loin. 

CLARA 

Merci,  merci.  C'était  le  dernier  scrupule 
qui  m'arrêtait.  Maintenant  on  dira  :  «  Il  lui 
est  arrivé  malheur,  elle  est  tombée  dans  le 
puits  ». 

CARL 

Mais  fais  attention  ;  on  n'a  sûrement  pas 
recloué  encore  la  planche  du  devant. 

CLARA 

Il  fait  clair  de  lune.  Mon  Dieu,  si  je  m'en 


ACTE   III,    SCÈNE   X  151 

vais,  c'est  seulement  pour  que  mon  père 
reste  ici-bas.  Pardonnez-moi  comme  je... 
Aie  pitié  de  moi...  Pitié  !...  {elle  sort), 

SCÈNE  IX 

CARL  [seul) 

Mais  avec  tout  ça,  quelle  heure  est-il  ?  (// 
regarde  V horloge).  Bientôt  neuf  heures  (// 
chante)  : 

Je  suis  jeune,  brave  et  fort, 

Et  je  voudrais  naviguer 
A  l'Ouest,  à  l'Est,  au  Sud,  au  Nord 

Peu  importe  !  pour  naviguer. 

SCÈNE  X 
(ANTOINE,  GARL) 

ANTOINE  {entre) 

Je  pourrais  te  faire  des  excuses,  mais  je 
veux  en  faire  l'économie.    Tu    dois    déjà 


152  MARIA-MAGDALENE 

t'estimer  heureux  que  je  te  pardonne  d'avoir 
fait  des  dettes  en  cachette  et  que  je  les  paie 
pour  toi  par-dessus  le  marché  ! 

CARL 

Pardonner,  c'est  hien.  Payer,  c'est  pas 
utile  :  je  n'ai  qu'à  vendre  mes  habits  du 
dimanche  et  je  pourrai  payer  les  quelques 
talers  que  je  dois,  et  c'est  ce  que  je  ferai  dès 
demain  ;  comme  matelot;  {à part)  ça  y  est  ; 
{haut)  je  n'en  ai  plus  besoin. 

ANTOINE 

Qu'est-ce  que  c'est  encore  que  ces  histoi- 
res-là ? 

CARL 

Ces  histoires-là,  c'est  pas  la  première  fois 
que  vous  les  entendez  ;  mais  ce  coup-ci 
vous  pourrez  dire  ce  que  vous  voudrez  : 
ma  résolution  est  prise  et  bien  prise. 

ANTOINE 

C'est  vrai,  tu  es  majeur. 


ACTE    III,    SCÈNE    X  153 

CARL 

Oui,  je  suis  majeur  et  je  ne  m'en  vante 
pas.  Mais  il  y  a  des  discussions  tout  à  fait 
inutiles  ;  à  quoi  ça  servirait-il,  par  exem- 
ple, aux  oiseaux  et  aux  poissons  de  se  dis- 
puter pour  savoir  s'il  vaut  mieux  vivre  dans 
l'air  que  dans  l'eau  ?  Je  n'ai  plus  qu'une 
chose  à  vous  dire  :  ou  bien  vous  ne  me 
reverrez  plus  jamais,  ou  bien,  quand  vous 
me  reverrez,  vous  me  taperez  sur  l'épaule 
en  me  disant  que  j'ai  bien  fait  d'agir  ainsi. 

ANTOINE 

Nous  verrons.  Comme  ça,  je  n'ai  pas 
besoin  de  congédier  l'ouvrier  que  j'avais 
pris  pour  te  remplacer;  c'est  bien  simple. 

CARL 

Bien  aimable  (Oai  entend  les  cloches  tinter 
le  coiivre-feu  ;  le  tintement  monotone  durera 
jusqu'à  la  fin  de  la  pièce). 


% 


154  MARIA-MAGDALENE 

ANTOINE  [Il  regarde  l'horloge) 

Déjà  le  couvre-feu  ?  Eh  !  oui,  il  est  neuf 
heures.  Dis  donc,  est-il  vrai  que  l'huissier 
du  tribunal,  au  lieu  de  te  conduire  par  le 
plus  court  chemin  chez  le  bourgmestre,  t'a 
fait  traverser  toute  la  ville  ? 

CARL 

Oui,  rue  par  rue.  Il  m'a  mené  sur  la  place 
du  marché,  comme  le  bœuf  gras  ;  mais 
n'ayez  pas  peur  :  il  me  paiera  ça  avant  que 
je  parte. 

ANTOINE 

Je  ne  t'en  blâmerais  pas,  mais  je  te  le 
défends. 

CARL 

Oh  !  Oh  ! 

ANTOINE 

Je  ne  te  quitterai  pas  des  yeux,  et  moi- 
même  je  courrais  au  secours  de  ce  coquin, 
si  tu  voulais  lui  faire  un  mauvais  parti, 


ACTE    III,    SCÈNE   XI  155 

CARL 

Je  croyais  que  vous  aviez  aimé  notre 
mère. 

ANTOINE 

Oui,  et  je  le  prouverai. 

SCÈNE  XI 
(FRITZ,  CARL,  ANTOINE) 

FRITZ  {entre,  paie,  chancelant.  Il  serre  un  mouchoir 
contre  sa  poitrine) 

Où  est  Clara  ?  (//  tombe  à  la  renverse  sur 
iitie  chaise)  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Bonsoir. 
Dieu  merci,  j'ai...  pu...  encore...  venir... 
jusqu'ici.  Où  est-elle  ? 

CARL 

Elle  est  allée  à...  Mais  où  s'attarde -t-elle  ? 
Qu'est-ce  qu'elle  disait  donc  ?...  J'ai  peur  ! 

(//  sort). 


156  MARIA-MAGDALKNE 

FRITZ 

Elle  est  vengée  :  le  misérable  est  étendu. . . 
et  il  ne  se  relèvera  plus...  mais  moi  aussi... 
je  suis...  et  pourquoi  tout  cela,  mon  Dieu  ? 
Maintenant  je  ne  peux  pas  l'ép... 

ANTOINE 

Qu'avez-vous  ?  Que  vous  est-il  arrivé  ? 

FRITZ 

Tout  sera  bientôt  fini.  Donnez-moi  la 
main...  et  promettez-moi  que  vous  ne 
repousserez  pas  votre  fille,  vous  entendez  ? 
que  vous  ne  la  repousserez  pas  si  elle... 

ANTOINE 

En  voilà  de  bizarres  paroles.  Pourquoi  la 
repousserais-je  ?...  Ah  !  je  comprends  : 
j'avais  donc  raison  de  la  traiter  comme  je 
l'ai  fait. 

FRITZ 

Donnez-moi  la  main. 


ACTE   III,    SCÈNE    XI  i  57 

ANTOINE 

Non  !  (//  met  brusquement  ses  mains  dans 
ses  poches)  Mais  je  lui  céderai  la  place  et 
elle  le  sait  :  je  le  lui  ai  dit. 

FRITZ  [épouvanté) 

Vous  le  lui  avez  dit  !...  Pauvre  malheu- 
reuse !  Maintenant  je  te  comprends,  toute. 

CARL  (entre  précipitamment) 

Père,  père,  il  y  a  quelqu'un  au  fond  du 
puits.  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas... 

ANTOINE 

Allons,  vite,  la  grande  échelle,  le  crochet, 
des  cordes  !  Mais  dépèche-toi  donc  ;  vite,  et 
quand  même  ce  serait. . . 

CARL 

On  a  déjà  tout  apporté.  Les  voisins  étaient 
arrivés  avant  moi.  Pourvu  que  ce  ne  soit 
pas  Clara  ! 


158  MARIA-MAGDALENB 

ANTOINE 

Clara?  {Il  s'appuie  sur  une  table). 

CARL 

Elle  était  allée  puiser  de  l'eau  et  l'on  a 
trouvé  son  châle  près  du  puits. 

FRITZ 

Misérable  !  Ta  balle  a  bien  fait  de  m'at- 
teindre  :  C'est  elle  ! 

ANTOINE  [à  Cari) 

Mais  va  donc  voir  !  {il s  assied)  Je...  ne... 
peux  pas...  y  aller.  iCarl  sort)  Et  pourtant! 
{il  se  lève)  si  je  vous  ai  bien  compris,  tout 
est  pour  le  mieux. 

CARL  {revient) 

Clara  !  morte.  Elle  s'est  horriblement 
mutilée  la  tête  aux  parois  ^u_puits,  lors- 
qu'elle... père...  elle  n'est  pas  tombée,  elle 
s'est  jetée  dans  le  puits  ;  une  femme  l'a 
vue. 


ACTE   III,    SCÈNE   XI  159 

ANTOINE 

Cette  femme  devrait  réfléchir  à  ce  qu'elle 
dit,  avant  de  parler.  Il  ne  fait  pas  assez  clair 
pour  qu'elle  ait  pu  voir  exactement. 

B^RITZ 

Vous  doutez  encore  ?  Vous  voudriez  bien, 
mais  vous  ne  pouvez  pas.  Pensez  donc  à  ce 
que  vous  lui  avez  dit.  Vous  l'avez  poussée  à 
la  mort,  et  moi,  je  suis  cause  qu'elle  n'a 
pas  rebroussé  chemin.  Vous  vous  doutiez  de 
sa  détresse,  mais  peu  vous  importait,  vous 
aviez  peur,  surtout,  de  ce  que  dirait  «  le 
monde  ».  Et  quel  monde  !  Des  misérables. 
Alors  vous  lui  avez  jeté  à  la  face  ces  paroles 
qui  l'ont  désespérée.  Et  moi,  au  lieu  de  la 
presser  dans  mes  bras,  quand  je  voyais  son 
cœur  se  briser  dans  une  angoisse  indicible, 
je  ne  songeais  qu'au  gredin  qui  pourrait  me 
bafouer  :  je  me  suis  mis  ainsi  dans  la  dépen- 
dance d'un  homme  qui  était  pire  que  moi,  et 
cette  faiblesse,  je  la  paie  de  ma  vie.  Et  vous, 


160  MARIA-MAGDAT.ENE 

VOUS  avez  beau  vous  raidir  comme  une  barre 
de  fer  ;  un  jour  viendra,  où  vous  direz  : 
«  Oh  !  ma  pauvre  enfant,  comme  je  regrette 
d'avoir  eu  peur  des  haussements  d'épaule 
des  Pharisiens  !  Qu'était  cela  au  prix  de  la 
douleur  de  ne  pas  te  voir  à  mon  lit  de  mort 
et  de  savoir  que  tes  soins  dévoués  n'adou- 
ciront pas  les  souffrances  de  mon  agonie  ». 

ANTOINE 

Elle  ne  m'a  rien  épargné  :  on  l'a  vue 
sauter  ! 

FRITZ 

Elle  a  fait  tout  ce  qu'elle  pouvait  faire. 
Mais  vous  ne  valiez  pas  la  peine  qu'elle  se 
sacrifiât  ainsi. 

ANTOINE 

Ou  elle,  peut-être,  n'en  valait  pas  la  peine 
(On  entend  une  rumeur  au  dehors). 


ACTE    III,    SCÈNE    XI  161 

CARL 

Les  voilà  qui  viennent,  ils  la  rapportent 
(//  va  pour  sortir). 

ANTOINE  (debout,  inébranlable,  lui  crie) 

Dans  la  chambre  de  derrière  où  l'on  avait 
mis  ta  mère. 

FRITZ 

Clara!  (//  veut  aller  vers  elle,  inais 
retombe)  Oh  !  Cari,  aide-moi  !  {Garl  le  sou- 
tient et  remmène). 

ANTOINE 

Je...  ne...  comprend  plus...  ce  monde  (// 
reste  debout,  perdu  dans  ses  réflexions). 

[Le  rideau  tombe  lentement] 

FIN 


ESSAIS  CRITIQUES 


I 

Qu'est-ce  que  le    Drame  ? 

(Mein  Wort  ûher  das  Drama) 
1843 


L'art  a  affaire  à  la  vie,  intérieure  et  exté- 
rieure et  il  représente  pour  ainsi  dire  en 
même  temps  ces  deux  éléments,  la  vie  sous 
sa  forme  la  plus  pure  et  dans  sa  substance  la 
plus  précieuse.  Les  principaux  genres  artis- 
tiques et  leurs  lois  résultent  directement  de 
la  diversité  des  éléments  que,  selon  les  cas, 
l'art  extrait  de  la  vie  pour  les  ouvrer.  Mais 
la  vie  se  présente  sous  une  double  forme  :  en 
tant  qu'elle  est  et  en  tant  qu'elle  devient  ;  l'art, 


166  ESSAIS    CRITIQUES 

pour  accomplir  au  mieux  sa  tâche,  doit  se 
maintenir  en  suspens  entre  les  deux.  C'est 
seulement  à  ce  prix  que  l'art  s'assure  et  du 

•^ passé  et  de  l'avenir,  qui  doivent  être  pour 
lui  également  importants.  C'est  seulement 
à  ce  prix  que  l'art  devient  ce  qu'il  doit  être  : 

y  vie  dans  la  vie.  Une  objectivité  absolue,  la 
peinture  de  situations  achevées  et  nettement 
encadrées,  étouffe  le  souffle  créateur  dont 
l'art  ne  saurait  se  passer  sans  perdre  toute 
efficace,  et  les  palpitations,  les  ressauts 
inconscients,  embryonnaires,  excluent  la 
forme. 

Le  drame  représente  le  processus  vital  en 
soi,  et  cela,  comment  ?  Est-ce  seulement  en 

/  nous  présentant  la  vie  —  comme  la  poésie 
épique  se  plaît  aussi  à  le  faire  —  dans  toute 
sa  superficie  ?  Non,  le  drame,  avant  tout, 
actuahse  devant   nous  la  situation  difficile 


qu'est-ce  que  le  drame  ?  167 

de  rindividii,  lorsque,  affranchi  de  la  cohé-  ^ 
rence  originelle,  il  se  trouve  en  face  de  ce 
tout,  dont,  en   dépit  de  son   inconcevable 
liberté,  il  est  et  demeure  une  partie. 

Le  domaine  du  drame  —  et  c'est  à  l'hon- 
neur de  la  plus  haute  forme  d'art  —  est 
donc  aussi  bien  ce  qui  est,  que  ce  qui  devient. 
Ce  qui  est,  parce  que  le  drame  ne  doit 
point  se  lasser  de  répéter  l'éternelle  vérité  : 
la  vie,  en  tant  que  phénomène  d'isolation, 
l'individu  humain  qui  ne  sait  pas  garder  la 
mesure,  n'engendre  point  seulement  la  faute 
par  hasard;  mais  bien  :  la  vie  implique,  par 
essence,  la  faute  et  celle-ci  n'est  que  la  con- 
séquence nécessaire  de  celle-là.  Ce  qui 
devient,  en  tant  que  le  drame  doit  démon- 
trer sur  les  matières  toujours  nouvelles  que 
lui  apporte  le  temps  -  dans  ses  transfor- 
mations, et  dans  l'histoire,  son  précipité  — 


168  ESSAIS    CRITIQUES 

que  l'homme,  en  dépit  des  changements  des 
choses  qui  l'entourent,  demeure  éternelle- 
ment le  même  par  sa  nature  et  sa  destinée. 
Il  est  encore  un  point  que  l'on  ne  saurait 
négliger  :  la  faute  dans  le  drame  ne  prend 
point  seulement  naissance,  comme  dans  le 
;?ec>^e  originel,  dans  la  direction  delà  volonté 
humaine,  mais  immédiatement  dans  la  vo- 
lonté même,  dans  Textension  obstinée,  effré- 
née du  moi.  Aussi,  au  point  de  vue  drama- 
tique, est-il  tout  à  fait  indifférent  que  le 
héros  échoue  par  suite  d'un  effort  louable 
ou  condamnable. 


La  matière  du  drame  est  formée  de  la 
fable  et  des  caractères.  L'on  ne  s'occupera 
point  ici  de  la  fable,  car  elle  est  devenue, 


qu'est-ce  que  le  drame?  169 

tout  au  moins  chez  les  auteurs  modernes, 
un  facteur  secondaire.  Ceux  qui  en  doute- 
raient n'ont  qu'à  prendre  une  pièce  de  Shaks- 
pere  et  à  se  demander  ce  qui  a  enflammé  le 
poète,  de  la  fable  ou  des  hommes  qu'il  met 
en  scène. 

Par  contre,  la  façon  dont  les  caractères 
sont  composés,  est  de  la  plus  haute  impor- 
tance. En  aucun  cas  l'auteur  ne  doit  faire 
apparaître  des  caractères  dont  la  formation  i/^ 
est  déjà  achevée  :  ces  caractères  là  peuvent 
encore  traverser  toute  sorte  de  situations  ; 
les  circonstances  peuvent  les  vêtir  de  soie 
ou  de  haillons  ;  mais  leur  moelle  et  subs- 
tance n'a  plus  rien  à  gagner  ni  à  perdre,  u^ 
Ces  caractères  là,  c'est  la  mort  du  drame, 
c'est  la  mort  avant  la  naissance. 

Comment  donc  le  drame  sera-t-il  vivant  ? 

Pour  être  vivant,  le  drame  devra  montrer 

10 


170  ESSAIS   CRITIQUES 

J  d'une  façon  expressive  la  lutte  de  l'individu 
entre  sa  volonté  personnelle  et  la  volonté 
générale  du  monde,  la  volonté  générale  du 
monde  modifiant  et  transformant  toujours 
Xacte,  expression  de  la  liberté,  par  \ événe- 
ment, expression  de  la  nécessité.  C'est  dans 
cette  lutte  que  l'individu  acquiert  sa  forme, 
son  centre  de  gravité.  Pour  être  vivant,  le 
drame  doit  aussi  nous  expliquer  la  nature  de 
toute  action  humaine  :  l'action  humaine,  par 
là-même  qu'elle  cherche  à  manifester  un 
mobile  intérieur,  dégage  en  même  temps  un 
mobile  opposé,  force  de  résistance  exté- 
rieure, destinée  à  rétablir  l'équilibre. 

Cette  idée  fondamentale,  qui  suppose  la 
dignité  du  drame  et  d'où  dépend  sa  valeur, 
trace  pour  ainsi  dire  l'orbite  dans  laquelle 
tout  doit  se  mouvoir,  comme  les  planètes 
autour  du  soleil. 


qu'est-ce  que  le  drame  ?  171 

Cela  n'empêche  point  que  le  poète,  sans 
préjudice  de  la  vraie  unité,  ait  en  outre  à 
multiplier  l'intérêt,  ou  plus  exactement,  à 
actualiser  la  totalité  de  la  vie  et  du  monde  ; 
cela  n'empêche  point  qu'il  doive  se  garder 
de  placer  tous  ses  caractères  aussi  près  l'un 
que  l'autre  du  centre,  ainsi  que  cela  arrive 
souvent  dans  les  pièces  dites  lyriques.  Si 
l'on  veut  nous  présenter  de  la  vie  une  image 
à  peu  près  parfaite,  il  faut  que  le  caractère 
principal  soit  pour  les  caractères  secondaires 
ou  opposés  ce  que  la  destinée  contre  laquelle 
il  lutte,  est  pour  lui  ;  il  faut,  du  haut  en  has 
de  l'échelle,  du  caractère  principal  aux  plus 
infimes  détails,  que  tout  s'enchaîne  étroite- 
ment dans  l'action,  dans  le  temps,  se  subor- 
donne par  des  rapports  de  causalité,  se 
reflète. 

Et  maintenant,  quels  sont   les  rapports 


172  ESSAIS    CRITIQUES 

entre  le  drame  et  l'histoire,  et  jusqu'à  quel 
point  le  drame  doit-il  être  historique  ?  Je 
crois  qu'il  doit  l'être  autant  qu'il  l'est  déjà 
en  soi  et  par  nature,  et  dans  la  mesure  où 
l'art  peut  passer  pour  la  plus  haute  forme  de 
l'histoire.  L'art,  en  effet,  ne  peut  représenter 
la  vie  dans  ses  manifestations  les  plus  gran- 
dioses et  les  plus  significatives,  sans  nous 
faire  respirer  en  même  temps  l'atmosphère 
des  époques,  sans  dérouler  devant  nos  yeux 
les  crises  décisives  de  l'histoire  qui  les  pro- 
voquent et  les  impliquent,  la  désagrégation 
ou  la  concrétion  progressive  des  formes 
religieuses  et  politiques,  guides  et  supports 
de  toute  civilisation. 

L'histoire  matérielle  que  Napoléon  appe- 
lait déjà  c(  la  fahle  de  la  convention  »,  ce 
fatras  énorme  et  bariolé  de  faits  douteux,  et 
de  portraits  silhouettés,  ou  même  sans  aucun 


qu'est-ce  que  le  drame  ?  173 

contour,  excédera  un  jour  ou  l'autre  la  com- 
préhension humaine.  Le  drame  moderne, 
surtout  le  drame  shaksperien  (et  non  pas 
seulement  celui  qu'on  appelle  de  préférence 
historique,  mais  le  drame  shaksperien  dans 
sa  totalité)  pourrait  de  cette  façon  en  arriver 
à  occuper,  pour  une  postérité  encore  assez 
reculée,  la  place  qu'occupe  pour  nous  le 
drame  antique. 

x\lors,  je  crois,  et  pas  avant,  on  renon- 
cera à  découvrir,  d'un  point  de  vue  singu- 
lièrement borné,  une  identité  grossière  entre 
l'art  et  l'histoire  ;  on  cessera  de  comparer 
méticuleusement  les  situations  et  les  carac- 
tères donnés  par  l'histoire  avec  les  situa- 
tions et  les  caractères  ouvrés  par  le  poète. 
Onfînirapar  se  rendre  compte  que  ces  com- 
paraisons sont  vaines.  Que  parvient-on,  en 
effet,  à  découvrir  grâce  à  elles  ?  Tout  au  plus 

10. 


174  ESSAIS   GRITIQUKS 

une  concordance  de  peu  d'intérêt  entre  le 
premier  portrait  et  son  modèle,  ou  entre  le 
second  portrait  et  le  premier  ;  mais  elles  ne 
nous  apprennent  rien  sur  la  concordance  du 
portrait  avec  la  vérité  en  soi.  Reconnaissons 
donc,  une  fois  pour  toutes,  que  le  drame  n'est 
pas  seulement  symbolique  dans  sa  totalité, 
—  cela  est  évident  —  mais  qu'il  l'est  déjà 
en  chacun  de  ses  éléments  et  qu'il  est  de 
toute  nécessité  de  les  considérer  comme 
tels.  Ce  n'est  pas  en  distillant  du  sang  tout 
chaud  que  le  peintre  obtient  les  couleurs 
avec  lesquelles  il  fait  rouges  les  joues  et 
bleus  les  yeux  de  ses  figures  :  il  prend,  sans 
se  gêner  et  sans  que  cela  gêne  personne,  du 
vermillon  et  de  l'indigo. 

Mais  le  contenu  de  la  vie  est  inépuisable, 
et  l'art,  étant  un  intermédiaire,  est  limité. 
Dans  la  vie,  il  n'y  a  point  de  limites  ni  de 


qu'est-ce  quk  le  drame?  175 

clôture.  La  vie  dévide  les  phénomènes,  et  le 
111  s'allonge  à  l'infini.  L'art,  au  contraire,  est 
forcé  de  terminer,  de  clore,  et  de  nouer  tant 
bien  que  mal  le  lîl  pour  en  faire  un  cercle. 
C'est,  sans  doute,  uniquement  à  cette  opéra- 
tion que  Goethe  songeait,  lorsqu'il  disait  : 
((  toutes  les  formes  de  l'art  impliquent  quel- 
que chose  qui  n'est  pas  vrai.  »  Il  est  vrai  que 
ce  «  quelque  chose  qui  n'est  pas  vrai  »  se 
rencontre  déjà  dans  la  vie  elle-même.  Car  la 
vie  ne  présente  aucune  forme,  où  tous  ses 
éléments  se  fondent  également.  La  vie  ne 
peut,  par  exemple,  former  un  homme  par- 
fait sans  le  priver  des  avantages  d'uncfemme 
parfaite.  Les  deux  seaux  du  puits,  dont  l'un 
ne  peut  être  plein  que  lorsque  l'autre  est 
vide,  sont  le  symbole  le  plus  caractéristique 
de  toute  création.  Mais  dans  la  vie,  où  le 
tout  est  toujours  prêt  à  dédommager  des 


176  ESSAIS    CRITIQUES 

manques  de  Findividu,  à  les  compenser, 
cette  défectuosité  fondamentale  est  beau- 
coup moins  grave  que  dans  l'art,  où  il  faut 
absolument  que  le  déficit  d'un  côté  soit  com- 
blé par  l'excédent  de  l'autre. 

Mais  je  veux  expliquer  cette  idée  en  en 
faisant  l'application  au  drame.  Les  chefs- 
d'œuvre  dramatiques  de  toutes  les  littéra- 
tures nous  montrent  que  le  poète  n'a 
pu  souder  l'anneau  invisible  à  l'intérieur 
duquel  se  meut  le  tableau  de  la  vie  qu'il 
nous  présente,  sans  prêter  à  un  ou  à  plu- 
sieurs des  principaux  caractères  une  cons- 
cience de  soi  et  du  monde,  qui  outrepasse 
de  beaucoup  la  réalité. 

Je  n'alléguerai  point  les  anciens  :  dans  la 
composition  des  caractères,  ils  procédaient 
autrement.  Je  cite  seulement  Shakspere  — 
et  sans  m'arrèter  à  Hamlel,  qui  pour  un  peu 


qu'est-ce  que  le  drame?  177 

semblerait  un  exemple  trop  probant  —  je 
rappellerai  les  monologues  de  Macbeth,  de 
Richard  UI  et  du  Bâtard  dans  le  Roi  Jean. 
Certains  critiques  ont  voulu  voir  là  une  qua- 
lité dans  ce  qui  n'est  décidément  chez 
Shakspere  qu'un  défaut.  Ils  en  ont  fait 
(Hegel  lui-même  dans  son  Esthétique)  un 
mérite  particulier.  Us  eussent  mieux  fait  de 
chercher  simplement  à  montrer  que  ce 
défaut  est  inhérent,  non  au  poète,  mais  à 
l'art  même.  Mais  ce  trait  caractéristique, 
qui,  chez  les  plus  grands  dramaturges,  se 
rencontre  ainsi  d'un  bout  à  l'autre  des  carac- 
tères de  leurs  personnages,  on  peutle  trouver 
aussi  dans  le  détail,  dans  les  moments  de 
paroxysme  :  la  parole  marche  à  côté  de 
l'acte,  ou  même  le  précède.  C'est  là  la  grande 
différence  entre  la  représentation  consciente 
dans  l'art  et  la  représentation  inconsciente 


178  ESSAIS    CUITIQUES 

dans  la  vie  :  la  représentation  artistique,  si 
elle  veut  sortir  son  plein  et  entier  effet,  doit 
être  cernée  de  contours  nets  et  suivis  ;  la 
représentation  de  la  vie,  elle,  n'a  pas  besoin 
de  solliciter  d'abord  son  homologation,  car 
il  lui  est  égal  après  tout  qu'on  la  comprenne 
bien,  mal,  ou  point  du  tout  et  souvent,  un 
ah  !  ou  un  oh  !  un  geste,  un  changement 
de  mine  lui  suffisent. 

L'aphorisme  que  nous  avons  cité  tout  à 
l'heure  et  où  Gœthe  osait  mettre  le  doigt 
sur  le  plus  dangereux  secret  de  l'art,  bien 
souvent  depuis  on  l'a  répété,  mais  la  plupart 
en  faisaient  une  application  étriquée  à  ce  qu'à 
un  point  de  vue  tout  extérieur  on  appelle  : 
forme.  Un  enfant  n'aperçoit  dans  le  plus  pro- 
fond verset  de  la  Bible  que  de  vieilles  connais- 
sances ;  il  n'y  voit  que  les  vingt-cinq  lettres 
de  l'alphabet  qui  ont  servi  à  le  composer. 


qu'est-ce  que  le  drame  ?  179 


Le  drame  allemand  semble  prendre  un 
nouvel  essor.  Quel  est  le  problème  qu'il 
devra  maintenant  résoudre  ?  Cette  question 
pourrait  paraître  singulière.  Car  la  réponse 
qui  vient  aussitôt  à  la  pensée  est  nécessaire- 
ment la  suivante  :  le  drame  allemand  d'au- 
jourd'hui a  à  résoudre  le  problème  que  le 
drame  a  eu  de  tout  temps  à  résoudre.  Sans 
doute,  mais  il  est  encore  d'autres  questions 
qu'on  peut  poser.  Le  drame  doit-il  puiser 
hardiment  dans  le  temps  présent  ;  doit-il  se 
retourner  vers  le  passé  ;  ou  bien  ne  doit-il 
se  soucier  ni  de  l'un  ni  de  l'autre  ?  Bref,  le 
drame  doit-il  être  social,  historique  ou  phi- 
losophique ?... 

Le    véritable     caractère     historique     du 


180  ESSAIS   CRITIQUES 

drame  ne  gît  pas  dans  le  sujet  et  j'ai  essayé 
plus  haut  de  le  montrer.  Une  création  de  pure 
imagination,  voire  une  peinture  d'amour 
peut  être  le  plus  historique.  Il  suffit  que 
l'esprit  de  la  vie  y  souffle,  et  que  cette  créa- 
tion reste  vivante  pour  la  postérité.  La  posté- 
rité s'inquiétera  peu  de  savoir  quelle  idée     | 

nous  nous  formions  de  nos  ancêtres  ;  ce  qui     | 

I 
l'intéressera,  ce  sera  d'apprendre  quel  était     | 

notre  caractère  à  nous.  | 

J 

Je  ne  prétends  point  dire  par  là  que  les  * 
créations  dramatiques  des  poètes  doivent  ^ 
sortir  de  pied  en  cap  de  leur  imagination  et  '| 
de  leur  fantaisie.  Au  contraire,  si  l'histoire  À 
ou  le  mythe  leur  offrent  un  point  d'appui, 
ils  doivent  l'utiliser,  et  en  faire  fi  au  nom  de 
l'invention  poétique  serait  la  marque  d'une 
suffisance  puérile.  Je  voudrais  seulement 
attaquer  l'opinion  si  insensée  et  si  répan- 


qu'est-ce  que  le  drame  ?  181 

due,  qui  consiste  à  croire  que  le  poète  peut 
donner  autre  chose  que  lui  même,  autre 
chose  que  le  processus  de  sa  propre  vie.  Il 
ne  le  peut  pas  et  aussi  bien  il  n'est  pas 
nécessaire  qu'il  le  puisse.  Si  au  lieu  de  se 
recroqueviller  avec  un  entêtement  mesquin 
dans  son  misérable  moi,  il  se  laisse  comme 
électriser  par  ces  éléments  invisibles,  qui,  à 
toutes  les  époques,  sont  en  fusion,  en  atten- 
dant de  devenir  des  formes  et  des  figures 
nouvelles,  s'il  vit  vraiment,  qu'il  se  laisse 
aller  sans  crainte  au  courant  de  son  esprit. 
Il  peut  être  sûr,  en  exprimant  le  besoin  de 
son  âme  et  les  rêves  de  sa  fantaisie,  d'expri- 
mer les  images  de  l'avenir  et  les  besoins  de 
son  époque.  Et  pour  vivre  ainsi,  il  n'est  point 
nécessaire  de  se  mêler  aux  luttes  du  jour, 
ni  de  descendre  dans  la  rue  faire  le  coup  de 

poing. 

11 


182  ESSAIS    CRITIQUES 

L'histoire  est  pour  le  poète  le  véhicule  de 
ses  idées  et  de  ses  vues,  mais  le  poète  n'est 
point  pour  l'histoire  l'ange  delarésurrection. 
L'exemple  d'Eschyle  et  de  Shakspere  n'est 
point,  je  crois,  pour  infirmer  cette  opinion. 

De  nos  jours  on  écrit  aussi  des  drames 
philosophiques.  La  question  essentielle  est 
de  savoir,  si  dans  ces  drames,  la  métaphysi- 
que doit  sortir  de  la  vie,  ou  la  vie  de  la 
métaphysique.  Dans  le  premier  cas,  on  aura 
affaire  à  des  œuvres  saines,  mais  ressortis- 
sant à  un  genre  qui  n'est  pas  précisément 
nouveau  ;  dans  l'autre,  on  aura  affaire  à  de 
véritables  monstres...  Il  y  a  une  distance 
incommensurable  entre  laprofondeur d'esprit 
d'un  Hamlet,  qu'une  fatalité  inouïe  pousse 
jusqu'au  fond  de  l'abîme  de  son  moi,  et  les 
vides  subtilités  d'un  automate  philosophique 
qu'un  c(  amant  de  la  sagesse  »  charge  d'illus- 


qu'est-ce  que  le  drame?  183 

trer  «  l'idée  pure  »  en  scènes  et  en  actes,  au 
lieu  de  la  découper,  comme  d'habitude,  en 
paragraphes  et  en  chapitres... 

Un  quatrième  genre  de  drame  est  encore 
possible.  C'est  celui  qui,  synthétisant  ces 
différentes  tendances,  n'en  laisse  aucune 
prendre  le  pas  sur  les  autres.  Le  drame  ainsi 
conçu  est  le  but  vers  lequel  tendent  mes 
efforts,  et  j'espère  que  mes  œuvres  montre- 
ront mieux  que  des  raisonnements  abstraits 
ce  que  j*ai  voulu  faire... 


Le  divorce  entre  le  drame  et  le  théâtre 
n'est  pas  naturel  et  ne  devrait  pas  être. 
Mais  il  existe  et  on  le  supprimera  difficile- 
ment. La  scène  idéale  n'a  existé  qu'une  fois, 
chez  les  Grecs,  où  le  drame  prit  naissance 
dans  la  religion.  Sujet  et  forme  en  étaient 


184  ESSAIS   CRITIQUES 

saints  et  sacrés.  Le  théâtre  moderne,  au  con- 
traire, n'a  jamais  eu  de  véritable  fondement  ; 
parfois  il  a  été  une  expression  nationale, 
mais  jamais  il  n'a  été  un  acte  national,  ni  ne 
s'est  trouvé  dans  une  situation  où  il  eût  pu 
l'être.  De  tout  temps,  le  théâtre  moderne  a 
été  une  distraction,  un  passe-temps. 


II 


Sur  quelques  questions 

concernant  l'art  dramatique 

(Extraits  de  la  Préface  de  Maria-Magdalené) 


I 


La  tache  de  la  plus  haute  forme  de  l'art, 
du  drame,  est  de  donner,  selon  les  époques 
successives,  une  vivante  représentation  de 
rétat  du  monde  et  des  hommes  dans  leurs 
rapports  avec  Vidée.  Et  j'entends  par  Idée 
ce  centre  moral  d'où  tout  découle,  et  dont 
il  faut  bien  admettre  l'existence  ;  car  com- 
ment, sans  lui,  l'organisme  de  l'univers  se 
conserverait-il  ? 


188 


ESSAIS    CRITIQUES 


Mais  le  drame,  ainsi  entendu,  n'est  possi- 
ble que  lorsque,  dans  cet  état  du  monde  et 
des  hommes,  un  changement  décisif  est  en 
train  de  se  produire.  Aussi  ce  drame  est-il, 
décidément,  un  produit  du  temps,  de  son 
époque,  à  la  condition  de  considérer  cette 
époque  elle-même  comme  un  produit  de 
toutes  les  époques  qui  l'ont  précédée,  et 
A*^  comme  le  maillon  qui  relie  la  chaîne  des 
siècles  accomplis  à  une  ère  nouvelle  qui 
s'annonce. 

Au-dessous  de  cette  forme  du  drame,  la 
plus  haute  et  qui  fait  époque,  il  y  en  a 
d'autres.  Il  y  a  le  drame  en  partie  national 
le  drame  subjectif  et  individuel,  et  ces  deux 
formes  sont  au  drame  dont  nous  parlons,  ce 
que  des  scènes  et  des  caractères  détachés 
sont  à  l'ensemble  de  la  pièce.  En  attendant 
qu'apparaisse  un  génie  assez  vaste  pour  tout 


QUESTIONS    SUR    l'aRT    DRAMATIQUE       189 

embrasser,  —  si  jamais  il  apparaît  —  ces 
deux  formes  fragmentaires,  disjecti  mem- 
bra  poelœ,  prennent  la  place  de  ce  grand 
drame. 

Jusqu'à  présent  nous  ne  rencontrons  dans 
l'histoire  que  deux  crises  où  le  grand  drame 
pouvait  apparaître  et  où  il  est  en  effet 
apparu.  Une  première  fois,  chez  les  anciens, 
lorsque  l'antique  conception  du  monde 
passe  de  la  naïveté  primitive  à  la  réflexion 
qui  commence  par  l'amollir,  pour  la  détruire 
ensuite.  Une  seconde  fois,  chez  les  moder- 
nes, lorsque,  dans  la  conception  chrétienne, 
une  scission  analogue  se  produisit. 

Le  drame  grec  se  développa  lorsque  le 
paganisme,  ayant  fait  son  temps,  se  survi- 
vait à  lui-même  :  il  l'absorba.  Le  drame  grec 
mit  à  nu  l'idée,  le  nerf  qui  traversait  toutes 

les  figures  divines,  ou,  si  l'on  veut,  il  donna 

11. 


190  ESSAIS   CRITIQUES 

forme  au  fatum.  De  là  ce  rabaissement 
démesuré  de  l'individu  devant  les  puissan- 
ces morales  avec  lesquelles  il  lutte  dans  un 
conflit  où  il  se  trouve  engagé,  non  par.  le 
hasard,  mais  par  une  implacable  nécessité. 
Cette  lutte  atteint  avec  Œdipe  sa  vertigi- 
neuse apogée. 

Le  drame  shaksperien  se  développa  de 
par  le  protestantisme  et  émancipa  l'individu. 
C'est  de  là  que  sourd  la  formidable  dialecti- 
que de  ses  caractères.  Ses  personnages, 
lorsqu'ils  sont  des  hommes  d'action,  repous- 
sent et  écrasent,  par  une  extension  déme- 
surée, tout  ce  qui  est  vivant  autour  d'eux. 
Mais  quand  ils  vivent  de  la  pensée,  tel  Ham- 
let,  ils  fouillent  en  eux-mêmes  à  une  pro- 
fondeur aussi  démesurée,  et  Ton  dirait,  que 
par  leurs  questions  effroyablement  auda- 
cieuses, ils  veulent  chasser  Dieu  du  monde, 


QUESTIONS  sua  l'aht  dramatique     191 

ouvrage  bousillé  et  où  tout  n'est  que  tri- 
cherie. 

Gœthe  est  le  premier,  après  Shakspere, 
qui  ait  de  nouveau  posé  la  première  pierre 
du  grand  drame,  dans  Faust,  et  dans  les 
Affinités  Electives  dont  on  a,  avec  raison, 
relevé  le  caractère  dramatique.  Et  Gœthe 
a  fait  —  ou  plutôt  a  commencé  à  faire  —  la 
seule  chose  qui  restait  encore  à  faire  :  il  a 
directement  ieté  la  dialectique  dans  Vidée 
elle-même.  Il  a  cherché  à  montrer  dans  le 
centre  autour  duquel  se  meut  notre  moi, 
cette  contradiction  que  Shakspere  ne  pré- 
sentait encore  que  dans  le  moi. .. 

Personne  ne  s'étonnera,  je  pense,  de  me 
voir  passer  sous  silence  Calderon.  Maintes 
;  personnes  le  placent  au  premier  rang.  Gèr- 
es, Calderon  est  admirable  pour  le  déve- 
loppement logique   et   conséquent  de    ses 


192 


ESSAIS    CRITIQUES 


drames.  Il  a  fait  entrer  dans  la  littérature 
mondiale  avec  La  Vie  est  un  Songe  un 
drame  symbolique  impérissable.  Mais  on  ne 
trouve  dans  Tœuvre  de  Calderon  que  le 
passé,  point  l'avenir.  Dans  sa  rigide  dé- 
pendance du  dogme,  son  drame  suppose 
admis  à  l'avance  ce  qu'il  doit  prouver  ; 
aussi  n'occupe-t-il  qu'un  rang  secondaire,  si 
l'on  fait  abstraction  de  la  forme  pour  ne  con- 
sidérer que  le  contenu. 

Mais  Gœthe  n'a  fait  que  montrer  le  che- 
min, et  c'est  à  peine  s'il  y  a  fait  le  premier 
pas.  Dans  Faust,  après  être  monté  trop 
haut,  jusque  dans  ces  froides  régions  où  le 
sang  commence  à  se  glacer,  on  le  voit 
rétrograder.  Dans  les  Affinités  Electives,  il 
fait  comme  Calderon.  Il  suppose  admis  à 
l'avance,  ce  que  précisément  il  fallait  prou- 
ver ou  démontrer  clairement. 


I 


QUESTIONS    SUR    l'aRT   DRAMATIQUE      193 

Comment  Gœthe  a-t-il  pu  faire,  d'une 
union  conjugale,  frivole  en  son  fond  et 
même  immorale,  comme  celle  d'Edouard  et 
de  Charlotte,  le  centre  de  son  récit,  com- 
ment a-t-il  pu  utiliser,  mettre  en  œuvre  les 
relations  entre  les  époux,  comme  si  leur 
union  était  sérieuse  et  moralement  légitime, 
comment  a-t-il  pu  commettre  une  telle  faute 
contre  la  vérité  de  la  forme  intime  de  son 
œuvre,  je  ne  saurais  me  l'expliquer  de  la 
part  d'un  homme  tel  que  lui,  qui  était  fon- 
cièrement artiste  et  grand  artiste.  Il  me  fait 
penser  à  un  professeur  d'anatomie  qui,  par 
distraction,  apporterait  sur  les  dalles  de 
l'amphithéâtre  un  automate  au  lieu  d'un 
vrai  corps.  Pourquoi  n'a-t  il  pas  pénétré 
plus  profondément  la  question  capitale  dans 
les  Affinités  Electives,  pourquoi  dans  Faust, 
lorsqu'il  avait  à  choisir  entre  un  panorama 


194  ESSAIS    CRITIQUES 

aux  perspectives  infinies,  et  une  cloison  de 
planches  où  étaient  peintes  des  figures  de 
catéchisme,  pourquoi  a- t-il  préféré  la  cloison? 
Dans  la  première  partie  de  Faust,  nous 
voyons  l'humanité  en  proie  aux  douleurs 
de  l'enfantement  qui  doivent  lui  conquérir 
une  forme  nouvelle,  et,  dans  la  seconde  par- 
tie, qu'advient-il  de  cette  lutte  grandiose  ? 
Tout  se  rétrécit.  Nous  n'avons  plus  devant 
nous  que  les  phases  d'une  maladie  et  cette 
maladie  est  celle  d'un  individu  qui  plus  tard 
guérit,  grâce  à  un  acte  arbitraire  qu'une 
psychologie    rudimentaire   ne    prépare    ni 

En    faisant    à    Faust    et   aux    Affinités  -*<^ 
électives    ces    objections  motivées,   je   ne 
prétends  pas  du  tout    marchander    à    ces 
créations    mondiales    leur    incommensura- 
ble valeur.  Je  voulais  seulement  indiquer 


QUESTIONS   SUR    l'aRT    DRAMATIQUE       195 

dans  quelle  situation  le  poète  se  trouvait 
lui-même  par  rapport  aux  idées  person- 
nifiées dans  ces  œuvres  ;  je  cherchais  à 
montrer  où  ces  œuvres  étaient  restées 
informes. 

Pour  employer  ses  propres  expresssions, 
Gœthe  a  donc  recueilli  le  riche  héritage  des 
temps,  mais  il  ne  l'a  pas  dépensé.  Sans 
doute, il  a  reconnu  que  la  conscience  humaine 
voulait  s'élargir,  qu'elle  veut  faire  éclater 
encore  une  fois  un  cercle  qui  la  comprime, 
mais  il  lui  était  impossible  de  s'incliner,  avec 
une  confiance  naïve,  devant  l'histoire.  Ne 
pouvant  sauver  les  dissonances  de  l'époque 
de  transition  où  il  avait  été  jeté  dans  sa  jeu- 
nesse, il  s'en  détournait  délibérément,  et 
même  avec  dégoût.  Le  dédain  de  Gœthe 
n'a  pas  fait  disparaître  du  monde  l'état  rui- 
neux de  la  société.   Partout,   dans  la  vie 


196  ESSAIS    CRITIQUES 

publique  comme  dans  la  vie  privée,  on  a 
senti  un  ébranlement  formidable.  L'homme 
de  notre  siècle,  bien  qu'on  le  lui  ait  repro- 
ché, ne  veut  point  faire  table  rase  de  toutes 
les  institutions.  Il  veut  seulement  donner 
à  celles  qui  existent,  un  meilleur  et  plus 
solide  fondement.  Il  veut  que  ces  institutions 
soient  basées  sur  la  moralité,  c'est-à-dire 
sur  la  nécessité,  puisque  ces  deux  mots 
sont  identiques...  Le  drame  doit  représen- 
ter ces  luttes.  Mais  on  ne  peut  montrer  que 
dans  leurs  effets  les  grands  cataclysmes  de 
la  nature  :  un  tremblement  de  terre,  par  les 
églises  et  les  maisons  qui  s'écroulent.  Pour 
représenter  le  vieux  monde  dont  la  forme 
se  brise,  le  drame  montrera  le  phénomène 
dans  les  individus...  Comme  toute  vraie 
poésie  qui  n'est  point  un  pur  jeu,  une  ara- 
besque, le  drame  doit  être  actuel  ;  cela  ne 


QUESTIONS    SUR    l'aRT    DRAMATIQUE       197 

veut  point  dire  tendancieux,  ni  actuel  au 
sens  où  l'entendent  les  journalistes... 


La  poésie  a  des  formes,  dans  lesquelles 
l'esprit  livre  ses  batailles  :  les  formes  épi- 
ques et  dramatiques  ;  elle  a  des  formes  où  le 
cœur  verse  ses  trésors  :  les  formes  lyriques. 
Le  génie  sait  remplir  chaque  forme  de  la 
matière  qui  convient  ;  les  demi-talents  n'ont 
point  assez  de  matière  pour  remplir  les 
grandes  formes  et,  pour  faire  de  leur  pau- 
vreté une  richesse,  ils  essaient  de  briser  les 
formes  plus  étroites... 


Une  œuvre  poétique,  qui  prétend  être 
dramatique,  doit  être  représentable,  parce 
que,  si  l'acteur  est  incapable  de  représenter 
une  œuvre  dramatique,  c'est  que  l'auteur 


198 


ESSAIS    CRITIQUES 


lui-même  avait  été  incapable  de  «  représen- 
ter »,  et  n'avait  donné  que  des  embryons  et 
des  schémas  de  pensée.  L'action  seule  est 
représentable.  La  pensée,  le  sentiment  ne  le 
sont  pas. 


L'abîme  entre  agir  et  souffrir,  action  et 
passion,  n'est  point  si  profond  que  la  langue 
et  les  mots  le  font,  car  toute  action  se  dis- 
sout en  face  du  destin,  en  face  du  monde  en 
tant  que  volonté,  en  une  souffrance.  C'est 
précisément  ce  que  montre  la  tragédie. 
Toute  souffrance  est  dans  l'individu  une 
action  dirigée  vers  le  dedans... 


L'art  est  la  philosophie  réalisée  comme 
le  monde  est  l'idée  réalisée. 


m 

Maria-Magdalene 


1 


A)  Extrait  de  la  préface 

de  Maria-Magdalene 


Maria-Magdalene  est  une  tragédie  rotu-| 
rière.  La  tragédie  roturière  est  quelque  peu 
discréditée  en  Allemagne,  et  cela,  surtout 
pour  deux  raisons. 

La  tragédie  roturière  a  ses  éléments  pro- 
pres et  qui  lui  sont  intimemenl  nécessaires. 
Elle  nous  montre  des  individus  incapables 
de  toute  dialectique,  rigoureusement  enfer- 
més dans  un  milieu  borné,  dans  un  cercle 
le  plus  étroit,  et  qui  sont  face  à  face.  Ils 


202  ESSAIS    CRITIQUES 

sont  assujettis  dans  une  vie  effroyablement 
resserrée,  unilatérale. 

Au  lieu  de  cela,  que  nous  ont  montré 
jusqu'ici  les  tragédies  roturières  ?  Des  gens 
qui  ont  d'autant  plus  faim  qu'ils  ont  moins 
d'argent,  et  surtout  les  conflits  amoureux 
entre  le  tiers  état  et  la  noblesse  ou  les  prin- 
ces (1).  Tout  cela,  ce  sont  des  conflits  exté- 
rieurs, d'où  peut  sortir  une  œuvre  très  triste, 
mais  non  point  tragique.  Le  tragique  est 
quelque  chose  de  déterminé,  et  de  prime 
abord  nécessaire^  quelque  chose  que  l'on 
ne  peut  éluder,  comme  la  mort,  qui  est 
impliquée,  dès  la  naissance,  dans  la  vie. 
L'impression  tragique  disparaît  pour  faire 
place  à  une  impression  triviale,  lorsqu'on 
peut  dire  en  assistant  à  une  pièce  :  «  Ah  ! 

(1)  Hebbel  fait  allusion  à  Emilia  Galotti  de  Lessing 
et  à  Cabale  et  Amour  de  Schiller. 


MARIA-MAGDALENE  203 

s'il  avait  trente  talers...!  s'il  était  venu  seu- 
lement me  trouver,  je  demeure  telle  rue, 
tel  numéro...  »  ou  bien  :  ce  Si  au  lieu  d'être 
une  fille  du  peuple,  elle  avait  été  une  demoi- 
selle...! »  Une  telle  pièce  ne  vous  donne 
pas  le  grand  frisson  tragique  ;  le  seul  effet 
en  est,  peut-être,  que  le  lendemain  on  paiera 
^  sans  rechigner  l'impôt  pour  les  pauvres,  ou 
qu'on  sera  un  peu  plus  indulgent  pour  les 
;  filles  qui  fautent.  C'est,  il  est  vrai,  autant 
I  de  gagné  pour  le  bureau  de  bienfaisance,  ou 
^  pour  les  pauvres  filles,  mais  l'art  dramati- 
que n'y  gagne  rien. 

Donc,  première  cause  de  discrédit  de  la 
tragédie  roturière  :  on  a  substitué  au  con- 
flit tragique  un  conflit  anecdotique  et  lar- 
moyant. 

La  deuxième  cause  est  la  suivante  :  nos 
dramatistes  ont  daigné  s'abaisser  jusqu'au 


204  ESSAIS   CRITIQUES 

peuple,  quand  il  leur  passait  par  la  tête 
qu'après  tout,  pour  avoir  un  destin  et 
parfois  même  un  destin  inouï,  on  n'avait 
peut-être  besoin  que  d'être  homme.  Et 
quand  ils  ont  daigné  perdre  ainsi  quelques 
heures  avec  des  gens  du  vulgaire,  ils  ont 
jugé  bon  d'ennoblir  les  roturiers  en  leur 
tendant  de  belles  phrases  tirées  du  thésaurus 
littéraire,  ou  bien  ils  ont  fait  de  leurs  per- 
sonnages des  êtres  effroyablement  stupides, 
pensant  qu'il  fallait  les  rabaisser  un  peu 
plus  même  qu'ils  ne  le  sont  dans  l'échelle 
sociale.  Et  ainsi,  leurs  héros  ont  tantôt  l'air 
de  princes  enchantés,  de  princesses  dégui- 
sées, dont  le  magicien  eût  pu  faire  tout  aussi 
bien  des  lions  et  des  dragons,  mais  dont  il 
s'est  contenté  de  faire  de  vils  apprentis  tail- 
leurs ou  des  porteuses  de  pain  ;  tantôt,  les 
personnages  sont  des  espèces  de  bornes  ou 


MARIA-MAGDALENE  205 

des  blocs  animés,  dont  on  est  déjà  fort 
étonné  qu'ils  puissent  dire  oui  et  non. 

Cette  absurdité  grotesque  était  peut-être 
plus  dommageable  à  l'art  que  le  trivial. 
Tout  le  monde  sait  pourtant  que  les  arti- 
sans, que  les  paysans  ont  leurs  tropes,  dont 
ils  se  servent  tout  aussi  bien  que  la  gent 
salonnière.  Sans  doute,  ils  ne  vont  pas  cher- 
cher leurs  métaphores  dans  le  ciel  ;  ils  ne 
les  pèchent  pas  non  plus  dans  la  mer.  Mais 
l'ouvrier  prend  ses  images  dans  son  atelier; 
le  laboureur  les  ramasse  derrière  sa  charrue. 
Ces  gens  simples,  sans  doute,  ne  savent 
pas  mener  une  conversation  brillante.  Mais 
ils  savent  parler  avec  vie  ;  ils  s'entendent 
fort  bien  à  mêler  leurs  pensées  et  à  les  expri- 
mer d'une  façon  tangible. 

Il  ne  faut  point  rendre  le  genre  de  la  tra- 

12 


206  ESSAIS    CRITIQUES 

gédie  roturière  responsable  des  sottises  des 
bousilleurs. 

En  soi,  il  est  indifférent  que  Faiguille 
d'une  horloge  soit  en  or  ou  en  cuivre.  Peu 
importe  qu'une  action  importante,  c'est  à- 
dire  symbolique,  se  passe  dans  une  sphère 
plus  ou  moins  élevée  de  la  société.  Sans 
doute,  dans  la  tragédie  héroïque,  la  somp- 
tuosité du  sujet,  les  réflexions  qui  s'y  ratta- 
chent immédiatement,  peuvent  compenser 
dans  une  certaine  mesure  les  défauts  de  la 
forme  tragique.  Dans  la  tragédie  roturière, 
au  contraire,  Fessentiel  c'est  que  l'anneau 
de  la  forme  tragique  soit  solidement  soudé. 
Il  faut  que  l'intérêt  mesquin  que  nous  pre- 
nons au  destin  individuel  d'un  personnage 
choisi  arbitrairement  par  le  poète,  se  fonde 
en  un  intérêt  universellement  humain...  Il 
faut,  en  outre,  que  le  résultat  du  conflit  appa- 


MARIA-MAGDALENE  207 

raisse  comme  absolumentnécessaire,  comme 
le  but  vers  lequel  un  seul  chemin  menait, 
le  chemin  qu'a  suivi  l'auteur... 

Ce  qu'il  faut  demander  à  une  tragédie 
roturière  comme  la  mienne,  ce  n'est  point 
si  elle  a  beaucoup  de  jolies  images,  de 
magnifiques  sentences,  de  pittoresques  des- 
criptions. Toute  cette  richesse-là  n'est  que 
pauvreté.  Il  faut  chercher  quels  rapports  il 
y  a  entre  l'anecdote  de  la  pièce  et  les  forces 
éthiques  qui  s'agitent  derrière  elles,  avec 
leurs  côtés  positifs  et  leurs  côtés  négatifs, 
avec  la  famille,  l'honneur,  la  morale.  J'ai 
cherché  à  éviter  les  fautes  héréditaires  de  la 
tragédie  roturière,  sans  doute  pour  en  pou- 
voir commettre  d'autres... 

Paris,  le  4  mars  1844. 


208  ESSAIS   CRITIQUES 


B)  Extraits  du  «  Journal  »  de  Hebbel 

Quand  je  composai  Maria-Magdalene, 
l'essentiel  pour  moi  était  de  faire  impression 
par  la  simple  image  de  la  vie.  Aussi  fallait-il 
me  mettre  des  œillères  pour  éviter  de  voir 
les  pensées  et  les  réflexions  adjacentes  qui 
n'auraient  point  harmonisé  avec  les  carac- 
tères représentés.  C'est  plus  difficile  qu'on 
ne  le  croit,  surtout  quand  on  est  habitué  à 
toujours  ramener  les  phénomènes  et  les 
figures  qu'on  crée,  aux  idées  qu'ils  représen- 
tent et  en  général  à  la  totalité  et  à  la  pro- 
fondeur de  la  vie  et  du  monde.  Il  fallait  donc 
bien  me  garder  de  m' échauffer  trop  au  tra- 
vail, pour  ne  point  voir  plus  loin  que  le  cadre 
de  mon  tableau  très  limité.  Il  fallait  éviter  de 


MARIA-MAGDALENE  209 

mettre  dans  le  drame  ce  qui  n'y  appartenait 
point,  et  ce  sont  pourtant  ces  détails  qui  cau- 
sent à  l'auteur  le  plus  de  plaisir.  Pour  moi» 
le  grand  attrait  de  l'œuvre  poétique,  c'est 
de  mener  un  caractère  jusqu'à  son  apogée 
(dont  au  début  on  ne  prévoit  môme  pas  la 
hauteur)  et  de  là,  de  dominer  et  de  contem- 
pler le  monde.  Sacrifiant  ainsi  mon  besoin 
personnel  et  la  joie  que  je  trouve  à  le  réa- 
liser, j'espère  avoir  réussi,  mais  l'œuvre 
n'avançait  que  lentement... 

Mon  intention  était  de  régénérer  la  tragé- 
die roturière  et  de  montrer  que,  dans  le  cer- 
cle le  plus  restreint,  il  y  3,  place  pour  un 
conflit  tragique,  foudroyant,  à  condition 
qu'on  en  tire  les  éléments  dans  le  cercle 
même  où  ils  appartiennent... 


12. 


210  ESSAIS    CRITIQUES 

Dans  mes  drames  précédents  je  dressais, 
pour  ainsi  dire  à  chaque  page,  le  bilan,  je 
notais  le  résultat  de  l'opération  poétique. 
Dans  Maria-Magdalefie ,  il  n'en  est  pas  ainsi. 
Le  contenu  de  cette  œuvre,  on  ne  peut  le 
chercher  que  dans  l'ensemble,  dans  la  forme 
rigoureusement  close.  C'est  pourquoi  l'on 
ne  peut  savoir  où  l'on  en  est,  avant  d'avoir 
clos  définitivement  la  forme.  Maintenant, 
Dieu  merci,  tous  les  trous  de  souris  sont 
bouchés. 

Je  suis  surtout  content  de  ce  que  tous 
mes  personnages  au  fond  ont  raison,  même 
Léonard,  si  toutefois  Ton  ne  perd  pas  de  vue 
qu'il  est,  de  naissance,  une  nature  vulgaire 
que  gênent  les  natures  plus  élevées,  parce 
qu'il  ne  peut  ni  les  comprendre,  ni,  partant, 
croire  en  elles  ;  je  pense  avoir  ainsi  montré, 
dans  un  cas  frappant,  que  l'assujettissement,  H 


MARlA-MAGDALENE  211 

la  non-liberté  de  la  vie  apparaît  plus  claire- 
ment, plus  impérieusement  chez  les  gens 
])ornés,  dans  un  milieu  unilatéral,  exclusif. 
A  la  tin,  l'approche  de  la  mort  donne  à  Fritz 
la  faculté  d'apercevoir  un  peu  la  terrible 
confusion  morale  qui  a  causé  la  catastro- 
phe ;  la  mort  le  place  au  point  d'où  il  peut 
embrasser  tout  le  drame  ;  il  lance  la  vérité 
à  la  face  de  maître  Antoine.  Mais  je  me 
suis  bien  gardé  de  dissoudre  le  caractère  de 
ce  vieillard  de  bronze,  qui  soutient  toute 
l'œuvre.  Au  dénouement,  maître  Antoine 
ne  doit  avoir  qu'un  vague  pressentiment 
do  la  disproportion  qu'il  y  a  entre  lui  et  le 
monde.  Il  doit  seulement  méditer  sur  lui- 
même.  Léonard,  lui,  est  un  coquin,  c'est 
justement  pourquoi...  un  coquin  ne  peut 
rien  faire  de  mal  ! 


212  ESSAIS    CRITIQUES 

Mon  héroïne  est  enceinte.  Une  partie  du 
public  a  protesté.  Sans  cette  situation  ma 
pièce  est  impossible.  Elle  y  est  liée  comme 
la  fleur  au  terreau  où  elle  pousse. 

Du  reste,  cette  situation  n'est  pas  nou- 
velle pour  le  public.  Gretchen,  dans  Faust, 
est  aussi  enceinte,  et  pourtant,  Gretchen 
n'est  pas  seulement  une  des  figures  les  plus 
sublimes  et  les  plus  pures  de  la  poésie  ;  la 
catastrophe  tout  entière  est  bâtie  sur  cette 
situation,  sans  cette  situation,  pas  de  catas- 
trophe et  pas  de  Fauat.  Glaercheil,  dans 
Egmoiit,  est  encore  pire.  C'est  une  prosti- 
tuée, la  maîtresse  d'un  comte  qu'elle  ne  peut 
jamais  posséder  ;  mais  le  poète  a  su  l'entou- 
rer d'une  telle  noblesse  éthique  —  qui  dé- 
passe de  cent  coudées  la  morale  convention- 
nelle —  que  personne  ne  s'en  effarouche,  si 
l'on  excepte  toutefois  ceux  qui  rougissent 


I 


MARIA-MAGDALENE  2î3 

en  voyant  que  la  Madone  de  Raphaël  tient 
un  enfant. 

L'élément  problématique,  voilà  la  source 
de  toute  poésie  ;  tout  ce  qui  est  fini,  conclu, 
reposé,  n'existe  pas  pour  elle,  pas  plus  que 
n'existent  pour  le  médecin  les  gens  bien 
portants.  Là  seulement  où  la  vie  se  brise, 
là  où  la  situation  intérieure  se  complique  et 
s'égare,  là  la  poésie  a  affaire.  Il  ne  faut  pas 
dire  au  poète  :  «  Pourquoi  t'occupes-tu 
d'une  maladie  si  répugnante,  pourquoi  tes 
héros  sont-ils  en  blouse  au  lieu  de  porter  la 
toge  ?  »  il  faut  lui  demander  s'il  ramène  la 
santé,  c'est-à-dire  une  situation  éthique- 
ment  purifiée,  clarifiée. 

La  façon  dont  on  a  suivi  et  montré  la 
crise,  amené  le  résultat,  voilà  l'essentiel. 
Quant  à  l'état  physique  de  Clara,  il  n'influe 
en  rien  selon  moi  sur  ce  que  nous  pensons 


214  ESSAIS   CRITIQUES 

d'elle.  C'est  un  caractère  de  jeune  fille, 
délicat  et  il  me  semble  que  la  dernière  scène 
de  l'acte  II  est  là  pour  le  prouver. 

Le  résultat  de  ma  pièce  est,  je  crois, 
aussi  complet  que  possible.  Clara  a  fait  un 
faux  pas,  mais  sa  faute  n'en  est  point  une  à 
dire  vrai.  On  ne  peut  pas  dire  que  la  pauvre 
créature  s'écarte  du  droit  chemin  ;  on  la  con- 
traint plutôt  à  en  sortir  ;  on  la  pousse  bru- 
talement hors  de  la  voie.  Ce  qu'il  y  a  de 
tragique  dans  son  cas  se  développe  en 
même  temps  que  ce  qu'il  y  a  de  scabreux, 
et  non  pas  après.  Et  cela  seul  devrait 
empêcher  de  penser  à  ce  qu'il  y  a  de  sca- 
breux. Je  suis  sûr  même  qu'une  actrice 
qui  accentuerait  les  motifs  tragiques,  ferait 
aussi  bien  oublier,  que  Gretchen  dans  Faust, 
ce  qu'il  y  a  de  scabreux  dans  son  rôle. 
Quand  Gretchen  implore  la  Vierge,  qui  se 


MARIA-MAGDALENE  215 

scandalise  de  l'état  où  la  jeune  fille  se 
trouve?  En  posant  ma  figure  ainsi,  et  pas 
autrement,  j'ai  simplement  suivi  la  vieille 
règle  de  l'art  tragique  :  sacrifier  à  l'essen- 
tiel ce  qui  est  moins  essentiel.  Sans  ce  pos- 
tulat, —  la  grossesse  de  l'héroïne  —  ma 
pièce  est  impossible. 


APHORISMES 

ET   RÉFLEXIONS 

(Extraits  du  Journal  de  Hebbel.) 


13 


Sur  le  Drame 


Si  le  poète  cherche  à  dessiner  les  carac- 
tères de  ses  personnages  en  les  laissant  par- 
ler eux-mêmes,  il  doit  bien  prendre  garde 
J  de  les  faire  parler  de  leur  moi  intime.  Tous 
leurs  propos  doivent  se  rapporter  à  quelque 
chose  d'extérieur.  Alors  seulement,  leur  moi 
intime  s'exprimera  avec  force  et  couleur, 
car  il  ne  prend  forme  que  dans  les  reflets 
du  monde  et  de  la  vie. 


220  APHORISMES    ET    RF^IFLEXIONS 

Ce  qui  est  vraiment  comique  est  vrai, 
c'est-à-dire  est  fondé  sur  la  nature,  et  pour- 
tant, l'on  ne  peut  se  représenter  aucunes  lois, 
aucunes  conditions  de  la  nature,  qui  le  pro- 
voquent et  le  rendent  possible.  C'est  ce  qui 
explique  ce  qu'il  y  a  de  piquant  dans  l'im- 
pression que  fait  le  comique. 


Un  vrai  drame  est  comme  un  de  ces 
grands  édifices  qui  ont  presqu'autant  de 
corridors  et  de  chambres  au-dessous  qu'au- 
dessus  du  sol.  Les  hommes  ordinaires  ne 
connaissent  que  ceux-ci  ;  l'architecte  connaît 
tout. 


Avec  chaque  changement  de  décor^  cha- 
que changement  de  scène,  une  pièce  recom- 


SUR    LE   DRAME  221 


mence  pour  le  public.  Que  le  poète  ne  l'ou- 
blie pas  et  en  soit  économe  ! 


Les  idées  dans  le  drame,  c'est  le  contre- 
point dans  la  musique  ;  en  soi,  ce  n'est  rien  ; 
et  comme  condition  essentielle,  tout. 


Une  vraie  figure  comique  doit  toujours 
ressembler  au  bossu  qui  est  épris  de  lui- 
même. 


Le  drame    dépeint  la   pensée^   qui  veut 
devenir  fait  par  V action  ou  la  souffrance. 


Dans  l'art  dramatique  on  devrait  faire  une 


i 


222  APHORISMES   ET   RÉFLEXIONS 

différence  entre  la  faute  et  la  nature,  La 
méchanceté  d'une  nature  originairement 
noble,  mais  dévoyée,  produit  la  faute  ;  la 
méchanceté  impliquée  originairement  dans 
les  caractères  ressortit  à  la  nature. 


Les  monologues,  dans  le  drame,  ne  sont 
permis  que  lorsque  le  dualisme  se  mani- 
feste dans  l'individu.  Les  deux  personnes  qui 
autrement  doivent  toujours  être  en  même 
temps  sur  la  scène,  semblent  alors  réunies 
dans  une  seule  personne,  qu'elles  boule- 
versent. 


Ce  que  les  gens  comprennent  le  moins, 
c'est  le  sens  du  mot  style,  en  fait  d'art.  Par 
exemple,  dans  la  tragédie  :  l'idée,  au  pre- 


SUR    LE    DRAME  223* 


mier  acte,  doit  apparaître  comme  une 
lumière  qui  palpite  ;  au  second,  comme  une 
étoile  qui  lutte  contre  les  nuages  ;  au  troi- 
sième, comme  une  lune  qui  pâlit  ;  au  qua- 
trième, comme  un  rayonnant  soleil  que  nul 
ne  peut  plus  nier,  et  au  cinquième  acte, 
comme  une  comète  qui  dévore  et  détruit. 
Les  gens  n'entendront  jamais  cela;  des  sen- 
tences les  aideront  toujours  beaucoup  mieux 
à  comprendre. 


L'art  dramatique  et  l'art  théâtral  sont 
deux  nécessités,  nées  d'un  seul  et  même 
besoin,  mais  qui  pourtant  ne  peuvent 
jamais  avoir  entr'elles  que  des  relations  de 
bon  voisinage  et  qui  ne  se  fondent  jamais 
tout  à  fait  ensemble.  Dans  le  poème  dra- 
matique mainte  chose  a  sa  place  naturelle, 


224  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

qui,  à  la  représentation,  doit  nécessairement 
disparaître.  Le  drame,  en  tant  que  création 
poétique,  est  surtout  nature  ;  la  représenta- 
tion, surtout  image.  La  création  poétique 
ne  reçoit  de  la  beauté  que  ses  dernières  et 
suprêmes  lois  ;  la  représentation,  elle,  est 
tout  entière  sous  les  lois  de  la  beauté.  Je  ne 
prétends  point  dire  par  là  que  le  poète  doive 
retenir  son  essor,  et  renoncer  aux  effets  les 
plus  impressionnants  et  les  plus  magnifi- 
ques. Non,  mais  il  faut  qu'il  sache  accom- 
moder l'œuvre  achevée  et  l'aplanir.  Il  doit, 
en  un  certain  sens,  essayer  de  faire  une  dou- 
ble création. 


Sur  le  Génie 

et 

Maximes  d'Esthétique 


13. 


Le   génie    c'est   :     avoir   conscience    du 
monde. 


L'art  plastique  représente  dans  l'homme, 
l'opposition;  dans  Dieu,  la  direction  :  Jupi- 
ter et  Prométhée. 


L'intuition  est  au  génie  ce  que  l'instinct 
est  à  la  masse. 


228  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

Toute  médiocrité  dans  la  poésie  mène  à 
l'hypocrisie  dans  le  caractère  et  dans  la  vie. 


Le  zéphir  emporte  les  couronnes  de  lau- 
rier ;  contre  les  couronnes  d'épine  l'orage  ne 
peut  rien. 


Un  bon  conteur  dessine  toujours  l'exté- 
rieur et  l'intérieur  en  même  temps,  et  l'un 
par  l'autre. 


Les  grands  hommes   sont  la   table   des 
matières  de  l'humanité. 


Les   hommes  ordinaires    sont  beaucoup 
plus  poètes  en  parlant  qu'en  écrivant.  Tan- 


SUR    LE    GÉNIE    ET    MAXIMES    d'eSTHÉTIQUE     229 

dis  qu'ils  parlent,  la  vie  et  le  monde  exer- 
cent sur  eux  leur  influence,  et  ils  saisissent 
parfois  le  mot  juste  qui  relie  l'intérieur  à 
l'extérieur.  Quand  ils  écrivent,  ils  en  sont 
réduits  à  eux-mêmes. 


Goethe  était  une  encyclopédie  et  Shak- 
spere  est  une  source  de  l'histoire  d'Angle- 
terre. 


On  reproche  à  Napoléon  son  égoïsme. 
Que  reste-t-il  à  un  tel  homme  en  dehors  de 
son  égoïsme  ? 


Toute  Y  écriture,  au  fond,  n'est  qu'un 
mélange  dont  les  ingrédients  restent  éternel- 
lement les   mêmes.    Mais   chaque  époque 


230  APHORISMES   ET    RÉFLEXIONS 

nouvelle  demande  une  formule  nouvelle  et 
la  formule  nouvelle  une  nouvelle  médecine. 


La  philosophie  tourne  et  retourne  tou- 
jours et  toujours  l'absolu,  qui  est  le  do- 
maine de  la  poésie. 


Il  est  dangereux  de  penser  en  images.  On 
ne  peut  pas  toujours  l'éviter  ;  surtout  quand 
il  s'agit  des  choses  les  plus  sublimes,  images 
et  pensées  sont  identiques. 


Ce  que  nous  possédons,  nous  ne  le  pos- 
sédons jamais  que  pour  un  temps  assez 
court.  Cela  est  vrai  de  la  force  comme  de 
l'entendement. 


SUR    LE   GÉNIE    ET    MAXIMES    d' ESTHÉTIQUE     231 

Celui-là  seul  est  heureux,  en  qui  la  nature 
agit  immédiatement,  sans  se  sentir  gênée 
par  les  barrières  de  l'individualité  :  Gœthe 
et  Shakspere. 


Faire  la  guerre  est  pour  un  prince  la  ten- 
tation la  plus  humaine. 


Quel  art  faut-il  pour  écrire  des  livres  ? 
L'art  d'écrire. 


Toute  œuvre  d'art  doit  être  infinie  par  le 
contenu  et  finie  par  la  forme. 


La  forme  la  plus  haute  de  la  poésie  est 
l'histoire.  Saisir  les  résultats  de  l'évolution 


232  APHORISMES    KT    RÉFLEXIONS 

historique  et  les  enfermer  dans  des  images 
impérissables,  comme  Sophocle  a  fait  l'idée 
hellénique. 


Il  y  a  des  hommes  de  talent  partiel, 
comme  il  y  a  des  physionomies  partielles, 
où  la  ruse,  la  malice,  l'intelligence  se  reflè- 
tent, mais  rien  de  général  :  ces  figures 
appellent  la  caricature.  Les  figures  «  géné- 
rales ))  ne  peuvent  jamais  être  défigurées. 
Sur  des  tasses  et  des  pipes,  aussi  bien  que 
sur  les  tableaux  de  maîtres,  on  reconnaît 
Alexandre,  César,  Napoléon,  Gœthe,  Ra- 
phaël, Richelieu. 


La  forme  est  l'expression  de  la  nécessité. 
La  matière  est  la  tâche  ;  la  forme  est  la  solu- 
tion. 


SUR    LE   G6nIE    et    MAXIMES   d'eSTHÉTIQUE     233 

La  prose  donne  une  représentation  de  ce 
qui  est  pensé,  la  poésie  de  ce  qui  est  vécu. 


L'idée  maîtrise-t-elle  le  poète,  ou  le  poète 
maîtrise-t-il  l'idée  ?  Tout  est  là. 


Que  la  poésie  soit  image,  mais  qu'elle  ne 
fasse  pas  étalage  d'images.  On  ne  fait  point 
une  glace  en  juxtaposant  des  miroirs. 


La  haute  critique  n'est  qu'une  autre  bran- 
che des  sciences  naturelles. 


La  poésie  lyrique  a  quelque  chose  d'en- 
fantin ;  la  poésie  dramatique,  quelque  chose 


234  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

de  viril  ;  la  poésie  épique  quelque  chose  de 
sénile. 


Comme  l'arbre  tient  solidement  le  fruit 
qui  n'est  pas  mûr,  et  l'esprit  une  création 
qui  n'est  pas  mûre  !  Et  comme  ils  se  déta- 
chent spontanément  quand  ils  sont  mûrs  ! 


En  restreignant  l'importance  des  moyens, 
on  se  rapproche  souvent  du  but  le  plus 
élevé  de  l'art.  Si  Raphaël,  au  lieu  d'avoir 
des  couleurs  amorties,  en  avait  de  brillantes 
et  ardentes,  ses  tableaux  ne  s'harmonise- 
raient guère  avec  l'idéal  qu'il  représente. 


L'histoire  prend  sa  source  dans  les  indivi- 
dus, et  c'est  aux  individus  qu'elle  aboutit. 


SUR    LE   GÉNIE   ET   MAXIMES    d'eSTHÉTIQUE     235 

Il  n'y  a  qu'une  sorte  de  critique  qui*soit 
respectable,  celle  qui  dit  au  poète  :  voilà  ce 
que  tu  as  voulu,  voilà  ce  qu'il  a  fallu  que  tu 
voulusses.  Et  maintenant,  dans  quel  rap- 
port ce  que  tu  as  voulu  est-il  avec  ce  que 
tu  as  fait  ? 


S'il  n'a  pas  assez  de  métal  pour  une  clo- 
che, qu'il  fasse  un  dé  et  l'accroche  au  clo- 
;    cher  de  l'église,  chez  Lilliput. 


L'effet  d'une  œuvre  d'art  :  1*^  ça  peut  être 
ainsi  ;  2°  c'est  comme  ça  ;  3°  ça  ne  peut  pas 
être  autrement. 


Il  y  a  bien  des  livres  qu'on  lit  avec  le 
sentiment  de  faire  une  aumône  à  l'auteur. 


236  APHORISMES   ET    RÉFLEXIONS 

L'humour  est  la  seule  création  absolue  de 
la  vie. 


Un  pasteur  qui,  dans  les  oraisons  funè- 
bres, au  lieu  des  vertus  et  des  mérites  du 
trépassé,  rappellerait  ses  faiblesses  et  ses 
fautes  pour  consoler  les  survivants,  voilà 
un  homme  qui  aurait  de  l'humour. 


La  véritable  et  profonde  humour  joue  avec 
les  insuffisances  des  plus  hautes  choses 
humaines  ;  la  fausse  humour  avec  celles 
d'individus,  détachés  de  l'ensemble. 


L'humour  n'est  jamais  plus  humoristique, 
que  lorsqu'elle  cherche  à  se  définir. 


Religion 


La   religion   est  une  amitié    élargie.  La 


superstition  est  la  seule  foi  vraie. 


C'est  une  grande  idée  de  la  religion  catho- 
lique, que  des  hommes  remarquables,  ayant 
aux  yeux  de  la  divinité  quelque  valeur, 
puissent  intercéder  auprès  d'elle. 


240  APHORISMES   ET    RÉFLEXIONS 

Un  Dieu,  dont  l'homme  qu'il  a  créé  aurait 
encore  besoin,  serait  un  pitoyable  Dieu. 


On  s'enthousiasme  deux  fois  pour  une 
religion  (et  surtout  quand  on  ne  lui  doit 
rien),  quand  elle  commence,  et  quand  elle 
s'achève. 


Il  serait  de  peu  d'utilité  pour  mon  pro- 
chain que  je  l'aimasse  comme  moi-même. 


Celui-là  seul  qui  aime  Dieu,  s'aime  soi- 
même. 


Il  serait  possible  que  dans  le  conflit  con- 


RELIGION  241 


temporain,  le  christianisme  gagnât  autant 
que  le  Christ  perdrait. 


Après  tout,  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans 
la  religion,  c'est  qu'elle  provoque  des  héré- 
tiques. 


Quand  les  anciens  priaient  Jupiter,  c'était 
notre  Dieu  qui  les  exauçait. 


Il  en  est  beaucoup  qui  ne  croient  à  rien, 
mais  qui  ont  peur  de  tout. 


14 


Aphorismes  philosophiques 


et 


Propos  d'un  morah'ste 


Le  bonheur  de  l'homme  ne  dépend  pas 
de  sa  force,  mais  de  son  caprice. 


La  nature  a  donné  à  beaucoup  le  talent 
de  sou  (Tri  r  avec  autrui,  à  peu  celui  de  se 
réjouir  avec  lui. 


L'individualité    n'est  pas  tant    un    but, 

14. 


246  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

qu'un  chemin.  Ce  n'est  pas  le  meilleur  :  c'est 
le  seul. 


L'idée  d'immortalité  implique-t-elle  l'idée 
d'éternité?  Celle-là  est-elle  possible  sans 
celle-ci  ? 


Veux-tu  savoir  ce  qu'est  la  vie,  dis-toi  : 
qu'est-ce  que  la  mort  ? 


Deux  hommes  sont  toujours  deux  extrê- 
mes. 


Plus  un  corps  se  rapproche  du  corps  le     > 
plus  parfait,  du  corps  humain,  sans  attein-     | 


PROPOS  d'un  moraliste  247 

(Ire  complètement  sa  perfection,  plus  il  est 
laid  :  le  singe. 


Nous  sommes  toujours  aussi  petits  que 
notre  bonheur  ;  oui,  mais  nous  sommes 
aussi  grands  que  notre  douleur. 


Nous  dépensons  toujours  au  compte  de 
l'avenir.  Et  l'avenir  fait  banqueroute,  quoi 
d'étonnant? 


Aujourd'hui,  je  voyais  jouer  des  enfants. 
«  Moi  »,  disait  l'un  d'eux,  «  je  suis  le  gen- 
darme et  toi,  et  toi,  et  vous  autres,  vous 
êtes  tous  des  canailles  ». 


248  APHORTSMES    ET    RÉFLEXIONS 

Un  criminel  n'en  reste  jamais  à  de  petits 
crimes.  Il  veut  progresser  et  en  commettre 
de  plus  grands.  Cette  tendance  plaide-t-elle 
pour  ou  contre  le  criminel  ? 


La  plupart  des  expériences  sur  moi-même, 
je  les  ai  faites  quand  je  reconnaissais  les  par- 
ticularités d'autres  hommes. 


Se  préparer  à  la  vie  et  vivre  en  même 
temps,  voilà  la  tâche  suprême. 


Se  promettre  quelque  chose  à  soi-même 
et  ne  pas  le  tenir  :  chemin  de  traverse  qui 
mène  droit  à  la  nullité,  au  manque  de  carac- 
tère. 


PROPOS  d'un  moraliste  249 

Aucun  malheur  ne  frappe  l'homme  sans 
qu'il  en  cherche  Torigine  dans  une  faute. 


Nous  devons  agir,  non  pour  aller  contre 
le  destin,  mais  pour  aller  au-devant  de  lui. 


La  philosophie  est  une  pathologie  supé- 
rieure. 


Il  n'est  point  nécessaire  que  toutes  les 
questions  trouvent  leur  réponse.  Pour  les 
plus  importantes,  c'est  déjà  beaucoup  qu'el- 
les aient  été  posées.  Car  ce  sont  elles,  qui, 
au  cours  des  temps,  exigent  tribut  des  plus 
grands  esprits. 


250  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

On  pourrait  tout  aussi  bien  écrire  un  art 
de  respirer  qu'un  art  de  penser.  (Logique). 


L'homme  est  un  aveugle  qui  rêve  de  la 
vue. 


Toutes  nos  pensées,  toutes  nos  vues,  tous 
les  moments  de  notre  existence,  sont  tra- 
versés par  le  dualisme.  Le  dualisme  est 
notre  idée  suprême  et  la  plus  sublime.  En 
dehors  de  lui,  nous  n'avons  vraiment  aucune 
idée  fondamentale.  Vie  et  mort,  maladie  et 
santé,  temps  et  éternité,  nous  pouvons  pen- 
ser tout  cela  et  nous  le  représenter  comme 
ombre  et  lumière.  Mais  nous  ne  pouvons 
point  nous  faire  une  idée  de  la  commu-  ] 
nauté,  de  la  conciliation  qui  se  cache  der- 
rière ces  dualités  nettement  tranchées. 


PROPOS  d'un  moraliste  251 

La  volonté  de  rhomme  est  libre,  c'est-à- 
dire  :  il  peut  consentir  à  ce  qui  est  néces- 
saire. 


Si  l'âme  a  toujours  existé,  elle  est  immor- 
telle. Mais  si  elle  a  commencé,  il  faudra 
qu'elle  finisse. 


La  forme  la  plus  parfaite  est  la  mort.  Elle 
cristallise  les  éléments  que  la  vie  agitait 
dans  un  perpétuel  remous,  et  une  figure 
plastique  se  dresse. 


La  nature  mange,  quand  nous  mourons. 


252  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

Bien  des  chandelles  ne  sont  redevables 
qu'à  leur  chandelier  de  ce  qu'on  les  voit. 


n  Je  ne  suis  pas  un  aigle  !  »  dit  l'autruche. 
Et  tout  le  monde  d'admirer  sa  modestie. 
Et  elle  faisait  une  figure  bête,  n'ayant  pas 
eu  le  temps  d'ajouter  :  «  Non  seulement 
je  vole  parfaitement,  mais  je  peux  aussi 
parfaitement  marcher  » . 


Chacun  a  son  dada,  le  seul  coursier  qui 
franchisse  les  abîmes. 


Un  fou  contait  les  folies  des  autres  fous  : 
«  Tenez,  voilà  le  roi  des  fous  ;  il  croit  qu'il 
est  le   fils  de  Dieu.  S'il  l'était,  je  devrais 


PROPOS    D  UN    MORALISTE 


253 


pourtant  bien  le  savoir,  puisque  je  suis  Dieu 
le  Père  ». 


Tout  ce  qui  reluit  n'est  pas  or.  Fort  bien. 
Ajoutez  :  mais  tout  ce  qui  est  or  ne  reluit 
pas. 


Ecrire  des  choses  risibles  est  si  facile 
qu'on  ne  devrait  jamais  y  échouer;  nos 
écrivains  les  plus  sévères  en  donnent 
l'exemple. 


Poursuivre  avec  entrain,  joie,  énergie,  le 
but  prochain  :  seul  moyen  d'atteindre  le  but 
le  plus  lointain. 


Dans  l'enfer  de   la  vie  ne  pénètre  que 


15 


254  APHORISMES   ET    RÉFLEXIONS 

l'aristocratie  de  rhumanité.  Les  autres  res- 
tent à  la  porte  et  se  chauffent. 


Il  est  plus  agréable  à  l'homme,  et  surtout 
plus  facile,  de  se  construire  un  microscope 
qu'un...  macroscope. 


Toute  instruction  vient  du  cœur;   toute 
culture,  de  la  vie. 


C'est  une  grande  bêtise  de  la  part  de  la 
souris,  une  fois  prise  au  piège,  de  ne  pas 
dévorer  le  lard  qui  l'y  leurra. 


Il  n'est  point  d'athée  assez  forcené  pour 


PROPOS    n'uN    MOUA[.ISTE  255 

ne  pas  aider  les  croyants  à  fêter  les   fêtes 
chrétiennes. 


Grandir,  par  sa  propre  force,  une  petite 
douleur,  physique  ou  intellectuelle,  c'est 
l'adoucir.' 


Il  y  a  des  hommes  qui  sont  tout  musique. 


Les  hommes  aiment  mieux  aider  ceux 
qui  n'ont  pas  besoin  de  leur  aide,  que  ceux 
à  qui  elle  est  nécessaire. 


Un  roi  assura  si  longtemps  à  ses  sujets 
qu'il  était  libéral,  qu'à  la  fin  ils  eurent 
l'insolence  de  le  croire. 


256  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

Un  canari  aimait  qu'on  lui  donnât  du 
sucre.  Je  lui  en  présentai  un  morceau.  Il  eut 
peur.  Le  morceau  était  trop  grand  pour  être 
du  sucre. 


Les  joies  que  nous  ne  comprenons  pas, 
nous  font  l'effet  de  spectres. 


Les  mots  sont  puissants.  Un  homme  peut 
devenir  mauvais,  parce  qu'on  dit  de  lui 
qu'il  est  mauvais.  Et  peut-être  y  en  a-t-il 
beaucoup  qui  ne  suivent  le  droit  chemin, 
que  parce  que  l'on  dit  d'eux  :  quel  homme 
vertueux  !  (l) 


On  devrait,  autant  que  possible,  garder 
même  les  pires  hommes  de  la  conviction 


PROPOS  d'un  moraliste  257 

qu'ils  sont  mauvais  ;  plus  d'un  est  devenu 
mauvais,  parce  que  de  trop  bonne  heure  il 
s'est  estimé  tel  (1). 


L'opinion  que  les  autres  ont  de  lui  est 
l'atmosphère  bonne  ou  mauvaise,  où 
l'homme  vit. 


La  plupart  des  hommes  ne  sont  bons  que 
tant  qu'ils  en  tiennent  d'autres  pour  tels. 
Ils  ne  veulent  pas  donner  ;  ils  veulent  seu- 
lement payer  une  dette. 


Je  ne  comprends  pas  les  hommes  qui  met- 
tent à  leur  plaisir  autant   de  sérieux  que 

(1)  Cf.  La  Rochefoucauld. 


258  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

d'autres  aux  questions  capitales  de  l'exis- 
tence (l). 


Le  pédantisme  a  ses  racines  dans  le  cœur, 
non  dans  l'esprit. 


Il  y  a  des  actes  que  l'on  regrette  avant  de 
s  avoir  faits,  et  on  les  fait. 


Les  gens  vertueux  discréditent  la  vertu. 


Oh  !  comme  l'homme  aime,  lorsqu'il  est 
séparé  de  ce  qu'il  aime  par  une  impossibi- 
lité !  Le  passé  ! 


(1)  Cf.  Vauvcnargues. 


PROPOS  d'un  moraliste  259 

Nos    vertus    sont    le   plus    souvent   les 
bâtards  de  nos  fautes. 


Bien  des  hommes  pourraient  voir,  s'ils 
étaient  leurs  lunettes. 


L'envie  atteint  toujours  ce  qu'on  a,  non 
ce  qu'on  est. 


Pendant  un  naufrage,  on  jette  à  un  homme 
une  planche  sur  laquelle  il  se  sauve.  Arrivé 
sur  le  rivage,  il  vous  demande  :  combien  la 
planche  ? 


Quel   est  le    meilleur,    du   loup    ou   de 


260  APHORISMES    ET    UÉFLEXIONS 

Tagneau?...  Le  loup  dévora  Tagneau  et  dit 
maintenant,  je  suis  loup  et  agneau. 


On  disait  si  souvent  au  loup  qu'il  n'avait 
rien  de  Tagneau,  qu'à  la  fin  il  se  décida 
à  dévorer  l'agneau,  pour  avoir  tout  de 
Tagneau. 


Quand,  à  quatre-vingt-huit  ans,  on  est 
capable  d'écrire  les  Mémoires  de  Casanova, 
on  a  le  droit  de  les  avoir  vécus. 


On  reproche  aux  jeunes  de  croire  qu'avant  \ 

eux  le  monde  n'existait  pas.  Plus  souvent  ^ 

encore  les  vieux  croient  que  le  monde  ces-  J 
sera  d'exister  avec  eux.  Quel  est  le  pire? 


PROPOS  d'un  moraliste  261 

Une  jeune  fille  dit  à  sa  voisine  avec  un 
sourire  satisfait  :  «  C'est  un  peu  fort  !  Tous 
ces  jeunes  gens  —  qu'est-ce  qu'ils  ont  donc 
à  me  regarder?  »  —  «  Tu  as  une  une  tache 
noire  au  bout  du  nez,  essuie-la,  et  ils  te  lais- 
seront tranquille,  )î  répondit  la  voisine. 


Au  lieu  d'imputer  ses  défauts  à  l'individu, 
et  de  faire  honneur  de  ses  vertus  à  l'huma- 
nité, l'homme  fait  l'inverse. 


Ce  qu'on  voit  pour  la  dernière  fois,  on 
le  revoit,  comme  si  on  le  voyait  pour  la  pre- 
mière fois. 


Comment  voulez-vous  faire  votre  che- 

15. 


262  APHORISMES    ET    fiÉFLEXIONS 

min?  »  —  «  Gomme  un  boulet  de  canon, 
pas  comme  une  bille  de  billard.  » 


«  Pourquoi  a-t-il  épousé  la  veuve  ?»  — 
Il  voulait  un  souvenir  du  mari. 


Quand  il  prie,  ou  quand  on  lui  fait  la 
barbe,  l'homme  a  le  visage  extatique. 


Souvent,  les  fils  commencent  à  aimer 
leur  père,  quand  ils  cessent  d'estimer  leur 
mère. 


La  seule  vérité  que  la  vie  m'ait  enseignée, 
c'est  que  l'homme  n'arrive  jamais  à  avoir 
sur  rien  une  conviction  immuable.  Tous  ses 


PROPOS  d'un  moraliste  263 


jugements  ne  sont  que  des  décisions  par  où 
il  se  résout  à  i 
telle  manière. 


il  se  résout  à  regarder  les  choses  de  telle  ou 


Il  n'y  a  point  de  blâme  qui  ne  soit  utile. 
Le  blâme,  s'il  ne  me  fait  pas  connaître  un 
de  mes  défauts,  me  fait  faire  connaissance 
avec  un  défaut...  du  blâmeur. 


Les  puces  n'ont  pas  de  puces. 


On  pardonne  à  la  vanité,  mais  non  à  la 
fierté.  La  vanité  rend  dépendant  d'autrui. 
La  fierté  élève  au-dessus  de  lui. 


264  APHORISMES    ET    KltFLEXIONS 

Quelle  dépense  d'esprit  se  fait,  de  par  le 
monde,  pour  prouver  des  sottises! 


Tu  as  un  ennemi.  Que  veut  dire  cela  ?  Tu 
as  devant  toi  un  homme  dont  tu  peux  faire 
ou  ton  ami,  ou  ton  esclave. 


Il  y  a  des  gens  qui  se  lavent,  quand  ils 
voient  que  d'autres  sont  sales. 


Plus  un  individu  est  minuscule,  plus  il 
est  lier  d'être  homme,  et  vice  versa. 


La  chasteté  pour  l'homme,  c'est  de  ne  pas 
mettre  son  cœur  à  nu. 


PROPOS  d'un  moraliste  265 

L'homme  pardonne  et  oublie  plus  facile- 
ment les  insultes  qu'il  a  reçues,  que  celles 
qu'il  a  faites. 


Il  y  a  des  gens  qui  trouvent  toujours  un 
cheveu  dans  la  soupe.  —  Parce  que,  quand 
ils  sont  devant  leur  assiette,  ils  hochent  si 
longtemps  la  tète,  qu'il  finit  par  y  en  tom- 
ber un. 


Le  trait  individuel  qui  s'ajoute  à  la  ligne 
pure  de  la  figure,  de  la  taille,  du  geste, 
choque  les  indifférents  et  captive  celui  qui 
aime. 


On  vit  maintenant  de  Tart  de  dépenser  le 
taler  que  le  voisin  a  dans  sa  poche. 


266  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

Il  y  a  des  chandelles  qui  éclairent  tout, 
sauf  leur  propre  chandelier. 


Les  Allemands   et  les   Français 


Chaque  nation  trouve  un  génie  qui  repré- 
sente, dans  le  costume  national,  l'humanité 
tout  entière.  Les  Allemands  ont  Goethe. 


L'Allemand  est  Tinfinitif-né.  Il  se  laisse 
conjuguer. 


Le  mot  Si  (Wenn)  est  le  plus  allemand 
de  tous  les  mots  allemands. 


270  APHORISMES    ET    REFLEXIONS 

A  la  vue  du  sang  les  Français  deviennent 
furieux  ;  un  autre  peuple  tombe  en  faiblesse. 


La  Révolution  française  nous  apprend 
quelle  multitude  d'hommes  remarquables 
existent  à  toute  époque,  qui,  dans  la  vie 
ordinaire,  s'évanouissent  sans  laisser  de 
traces. 


Les  Français  d'aujourd'hui,  dans  la  litté- 
rature et  la  poésie,  me  font  l'effet  de  gens 
qui  portent  un  habit  devenu  trop  étroit  et 
qu'ils  ne  peuvent  cependant  ôter.  Ils  tirent 
dessus  et  le  déchirent,  et  quand,  par  quelque 
trou,  un  bout  de  chemise  paraît,  ils  jubilent 
et  s'écrient  :  Nature  !  nature  !  [1840]. 


LES    ALLEMANDS    ET    LES    FliANÇAlS         271 

La  vie  des  Allemands  consiste  à  s'enra- 
ciner dans  la  nature  ;  la  vie  des  Français,  à 
s'en  déraciner.  C'est  de  ce  point  de  vue  qu'il 
faut  considérer  leurs  littératures.  [1841]. 


La  Révolution  Française    n'est  pas    un 
drame,  mais  un  roman,  et  fort  laid. 


Les  Français  ont  eu  bien  raison  de  ne  pas 
mettre  Napoléon  au  Panthéon  :  personne 
n'aurait  plus  osé  s'y  risquer  !  Et  pourtant, 
ce  serait  grandiose,  s'il  y  reposait,   seul  ! 

[1848]. 


Les  Femmes 


Les  femmes  ne  connaissent  pas  d'autre 
Dieu  que  le  dieu  de  Tamour,  et  pas  d'autre 
sacrement  que  celui  du  mariage. 


Il  faut  reconnaître  à  la  femme  des  privi- 
lèges et  non  des  droits.  Au  reste,  elles  pré- 
fèrent ceux-là  à  ceux-ci. 


Dans  leurs    rapports   avec  les  femmes, 


276  APHORISMES    KT    Rf^Kl.fcXlONS 

bien  des  hommes  ressemblent  au  buveur, 
qui,  après  avoir  vidé  une  bouteille  de  Cham- 
pagne, se  croirait  tenu,  par  gratitude,  de 
vénérer  le  flacon  comme  un  joyau  précieux. 


Les  femmes  aiment  beaucoup  à  économi- 
ser... dans  leurs  prodigalités. 


La  femme  aime  en  l'homme  quelque 
chose  de  plus  haut  qu'elle,  qu'elle  cherche  à 
abaisser  vers  elle.  L'amour,  chez  la  femme, 
est  toujours  mêlé  d'une  admiration  involon- 
taire et  il  cesse,  dès  qu'elle  reconnaît  que 
l'homme  est  au-dessous  d'elle. 


La  femme  enfante  l'homme  deux  fois. 


LES    FEMMES  277 


Une  femme  ne  fait  une  action  d'éclat  que 
pour  se  libérer  du  respect  qu'elle  a  pour 
l'homme. 


Ce  qu'il  y  a  de  féminin  dans  l'homme 
l'entraîne  vers  la  femme.  Ce  qu'il  y  a  de 
mâle  dans  la  femme  la  pousse  à  braver 
l'homme. 


La  nature  de  la  femme  est  bornée.  Aussi 
aspire-t-elle  à  l'infini.  La  nature  de  l'homme 
est  sans  bornes  ;  aussi  cherche-t-il  à  se 
limiter.... 


La  femme  vraiment  femme  n'est  rien  que 

46 


278  APHORISMES    ET    RÉFLEXIONS 

par  rapport  à  son  mari,  ou  son  enfant,  ou 
son  amant. 


L'amour  est  le  vaccin  de  l'amour-propre. 


La  feuille  de  vigne  était-elle  pour  Eve  un 
gain  ou  une  perte  ? 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

INTRODUCTION.    -    Hebbel,    l'homme     et 

l'œuvre v 

MARIA  MAGDALENE,  Iragôdic-réaliste.     .     .  1 

ESSAIS  CRITIQUES  : 

I.  Qu'est-ce  que  le  Drame?      ....  165 

H    Sur  quelques  questions  d'arl  dramatique  185 

ni.  Maria-Magdalene 199 

APHORISMES 

Sur  le  Drame 519 

Sur  le  Génie  et  Maximes  d'Esthétique  .     .  225 

Religion 237 

Aphorismes  philosophiques  et  Propos  d'un 

moraliste 243 

Allemands  et  Français 26"' 

Les  Femmes 273 

LAVAL.    —  IMPRIMERIE  L.    BARNÉOUD  ET  C'* 


BINDING  SECT.     OCT  1     1981 

/ 


\z 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


Bastier,   Paul 

Friedrich  Hebbel,   Dramatist( 
9t  critique 


Ji^'l'Biiuii